Les transformations silencieuses
François Jullien
Grasset 2009
présentation et discussion par Jean-Paul Baquiast - 20/01/2011
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François Jullien est philosophe et sinologue, professeur à l'Université Paris Diderot, directeur de l'Institut de la pensée contemporaine ainsi que du Centre
Marcel-Granet , membre de l'Institut universitaire de France.
Il a produit une oeuvre importante, riche en ouvrages et articles, visant à mieux faire comprendre la pensée chinoise aux esprits de formation occidentale. Il est traduit en de
nombreuses langues.
Le livre « Les transformations silencieuses », daté de 2009, a été suivi par
* Collectif, Philosophies d'ailleurs. Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, sous la direction de Roger-Pol Droit, Éditions Hermann, 2009
* L'invention de l'idéal et le destin de l'Europe ou Platon lu de Chine, Le Seuil, 2009
* Le Pont des singes (De la diversité à venir), Éditions Galilée, 2010
* Cette étrange idée du beau, Grasset, 2010
* Philosophie du vivre, Gallimard, 2011
Pour en savoir plus
* http://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Jullien
* Commentaire du livre par Michel Volle http://michelvolle.blogspot.com/2010/04/francois-jullien-les-transformations.html
* Entretien daté du 25 janvier 1998 http://www.berlol.net/foire/fle98ju.htm
* Voir aussi "Contre François Jullien" [Poche] de Jean-François Billeter
Pour approfondir l'histoire de la pensée chinoise en France, on se référera à l'oeuvre de Marcel Granet
(1884-1940)
Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Marcel_Granet
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Texte provisoire, soumis à François Jullien
Une question politique d'actualité
Tous les stratèges et géostratèges occidentaux se posent actuellement une question d'importance : la Chine est elle engagée
dans un processus de croissance au terme duquel elle rejoindra les Etats-Unis voire les remplacera comme première puissance mondiale ? Si c'était le cas, l'Europe serait-elle entraînée
inexorablement dans le déclin américain ou pourrait-elle conserver une place entre ces deux géants correspondant à son rang actuel de 2e puissance économique mondiale ? Mais pour cela ne
devrait-elle pas apprendre à mieux connaître la Chine, au delà des clichés généralement répandus, le plus souvent d'ailleurs par les Américains eux-mêmes.
Pour mieux connaître la Chine, il faut tenter de mieux la comprendre. Est-il suffisant pour cela d'étudier ses performances
économiques et certaines des fragilités qui s'accumulent en contrepartie de ses mutations accélérées? Devrait-on compléter cette première approche, relativement aisée, par l'étude de la
philosophie et de la langue chinoise, lesquelles nécessitent une pratique longue et difficile ? Une culture complexe risque en effet de rester hermétique si l'on ne fait pas l'effort de retrouver
ses sources.
Dans le cas de la Chine, ces sources remontent à plusieurs millénaires et ont généré de nombreux malentendus depuis que
l'Occident chrétien et impérialiste s'était efforcé de conquérir l'Empire chinois. Ces malentendus risquent d'être encore très vivants, du fait que la Chine de son côté n'a pas fait beaucoup
d'effort pour établir un dialogue de fond avec ce que l'on pourrait appeler la philosophie et la culture occidentale – qui sont d'ailleurs plurielles - comme si elle n'en avait pas besoin.
Une difficulté supplémentaire apparaît à celui qui tente de consulter les rares spécialistes de la Chine ou sinologues
accessibles au grand public. Leurs jugements sur la Chine ne sont pas identiques – comme on pouvait s'y attendre. En effet les attributs qu'un observateur confère au sujet qu'il étudie tiennent
autant des spécificités propres de son regard que des caractères intrinsèques de ce sujet.
En simplifiant beaucoup, on dira que pour beaucoup de sinologues il existe un irréductible chinois, qui risque de rester
tel malgré tous les efforts pour établir des ponts entre cultures. Dans ce cas, il faudra en tenir compte et ne pas se faire d'illusions sur un éventuel partage des valeurs et des objectifs. Pour
d'autres au contraire, le mouvement de la mondialisation, marqué notamment par la diffusion de technologies communes, provoque une mise en convergence des cultures – ce qui ne serait d'ailleurs
pas exclusif de rivalités profondes pour l'accès aux sources du pouvoir et de la puissance. Nous allons retrouver cette discussion en commentant «Les transformations silencieuses» de François
Jullien.
Mais pourquoi sur ce site qui ne fait pas profession de sciences humaines et moins encore de sinologie, théorique ou
appliquée, recommander la lecture de François Jullien et la discussion de ses thèses, notamment celles qui sont exposées dans « Les transformations silencieuses »? C'est parce
que l'argument de fond développé par ce livre, autant que nous avons pu le comprendre, consiste à démontrer la présence d'un « écart » entre la pensée chinoise traditionnelle et la
pensée grecque, celle dont s'inspire en grande partie la rationalité scientifique moderne(1).
La question du "réalisme"
Nous pourrions dire, en simplifiant beaucoup, que la pensée grecque de l'Antiquité s'était démarquée des approches
mystiques ou magiques des peuples précédents en posant l'existence d'une réalité en soi, extérieure à l'observateur mais susceptible d'être décrite par lui à travers les instruments de la raison,
la logique et les mathématiques. Cette réalité peut être décomposées en entités spécifiques, les «êtres» du monde, dont les diverses sciences étudient les caractéristiques et les relations le
plus objectivement possible. Ce faisant, ces sciences ont l'inconvénient de « réifier » les objets de leurs études, c'est-à-dire notamment de prendre pour des réalités en soi de simples
hypothèses. Autrement dit, elles confèrent à ces hypothèses un statut qui les immunise contre toutes critiques ou modifications extérieures.
C'est ainsi que, pour des sinologues occidentaux s'inspirant du « réalisme » de la pensée grecque, il existe un
être bien défini, par exemple la Chine d'avant la conquête occidentale. Il existe un autre être également bien défini: la Chine de la révolution techno-scientfique. Il existe même un troisième
être, moins facile à définir mais que l'on peut cependant étudier, la « Grande Transformation » qui se caractérise par l 'apparition de nouveaux traits et la disparition d'anciens
traits, liées à l'entrée de la Chine dans l'ère industrielle. Ces différents «êtres» doivent pouvoir être décrits objectivement par des observateurs (anthropologues, historiens, économistes,
stratèges) ne s'impliquant pas dans leurs descriptions. De la même façon, pour reprendre un exemple souvent utilisé par François Jullien, il existe un "être" bien défini, la neige, il en existe
un autre, l'eau, il existe aussi un troisième "être", la fonte de la neige, chacun ayant des traits différents et des frontières observables.
Au contraire de la pensée grecque, la pensée chinoise traditionnelle, selon François Jullien, ne pose pas l'existence
d'êtres et d'états bien définies, mais de processus de transformations conduisant le monde dans son ensemble à évoluer, d'une façon plus ou moins progressive, lente et silencieuse. Le Sage ne
peut pas s'individualiser ou se séparer au regard de ces transformations, puisqu'il les subit lui-même, passant par exemple de la jeunesse à la maturité puis à la vieillesse. Tout au plus peut-il
y insérer son action pour profiter des dynamiques évolutives à l'oeuvre dans le monde, au lieu de tenter de s'y opposer frontalement.
Dans cette optique, nous pourrions conclure que la Chine (ou l'Empire du Milieu) ne peut pas être décomposée en une série
d'états bien définis. Il s'agit au contraire d'un processus évolutionnaire sans début bien précis et sans fin bien prévisible, dont les transformations, plus ou moins silencieuses à nos yeux,
modifient par exemple le poids géopolitique au regard d'autres transformations, prenant la forme d'autres processus, opérant dans le reste du monde. Dans le cas de la neige/eau, ce qui devra
particulièrement intéresser le Sage – comme d'ailleurs le scientifique – sera la transformation de l'une en l'autre – et réciproquement dans le cas de transformations réversibles.
François Jullien, qui pratique avec la même compétence la philosophie grecque et la philosophie chinoise, déduit de ce
premier écart primordial entre les deux pensées, occidentale et chinoise, l'existence de toute une série d'autres écarts qui selon lui les séparent, ainsi par conséquent que les langues
différentes par lesquelles elles s'expriment, sans mentionner les comportements, eux aussi différents, que ces écarts peuvent entraîner.
C'est ainsi que la pensée occidentale relayée par la science « réaliste », insiste sur le « sujet » et
sur son « action » alors que pour la pensée chinoise il ne peut y avoir d'actions car il n'y a pas de sujets à qui correspondraient ces actions. Il n'y a qu'un continuum dans la
transformation duquel est inséré l'humain et qu'il influence du seul fait de ses propres transformations non volontaires. De même, pour la pensée occidentale, la transformation est marquée par le
passage d'un état bien défini à un autre, du blanc au noir, du jeune au vieux. Chacun de ces états correspond à une « réalité » du monde. Pour la pensée chinoise, la transformation est
plutôt une transition qui "modifie tout en continuant, qui ferme mais qui ouvre ". La Chine moderne est l'ancienne Chine qui se modifie en se continuant à travers des transitions pouvant être
imperceptibles.
Le « parti-pris de l'Etre » propre à la pensée occidentale, entraîne bien d 'autres «écarts». L'Etre n'a de
sens, dans le langage philosophique comme dans celui de la science, que s'il est déterminé. D'où la nécessité de multiplier les qualificatifs ou les observations instrumentales. A l'inverse, la
transition chinoise qui ne postule pas d'être est indéterminable. Elle ne connait pas de point précis permettant de passer d'un état à l'autre, par exemple de l'ancienne Chine, à supposer que par
convention au réalisme on accepte de conserver ce concept(2) à la nouvelle Chine. La pensée chinoise,
renonçant à s'exprimer dans le langage de l'Etre, parle à propos de la transition de «ce que l'on regarde mais que l'on ne perçoit pas»(3). Pour François Jullien, qui se revendique comme matérialiste, c'est cette approche qui s'est exprimée par le Tao,
dans lequel les Occidentaux ont vu une mystique refusant le concept de dieu personnifiable, mais qui selon lui n'est en rien mystique ou religieux. Il s'agit simplement d'une conception du
monde(4).
S'inspirant de cette conception du changement, le langage chinois, contrairement au langage occidental, est non-prédicatif.
Il n'attribue pas à ce dont il parle de caractères bien définis et non transposables. De ce fait, il refuse le principe de non-contradiction qui est à la base de la logique occidentale. Dans le
logos d'Aristote, à la source de la pensée occidentale, trois partis pris conjoints s'imposent au langage; la détermination (on parle de ceci et pas d'autre chose), la substantialisation (on
renvoie à un Etre propre se tenant sous le substantif) et la prédication (on attribue à cet Etre un certain nombre de qualités ou prédicats). Pour la pensée chinoise, qui ne vise pas des objets
mais des processus de transformation, le langage doit montrer comment " ce qui est mis en lumière est mis en mouvement, ce qui est mis en mouvement se modifie et ce qui se modifie se transforme".
Dans ces conditions, où le langage évacue l'idée d'un être sous-jacent, il n'y a plus lieu de poser la question des origines ni des fins dernière et moins encore d'un démiurge derrière la
création ou les fins.
Cette approche paraît un peu obscure quand il s'agit de nommer par le langage un objet concret tel une chaise ou un tigre,
mais elle retrouve, y compris pour les Occidentaux, toute sa pertinence quand il s'agit par exemple de considérer le cosmos. Nous y reviendrons ci-dessous. La pensée chinoise est très proche de
la cosmologie scientifique moderne, laquelle par exemple refuse de plus en plus le concept de Big bang initial ou de Big shrink final...et qui bien évidemment n'a pas besoin, au contraire des
cosmologies primitives, d'un Dieu créateur. Mais la pensée chinoise peut aussi rejoindre certaines façons de se représenter les objets de la vie courante propres à la pensée scientifique
occidentale. Ainsi il peut être utile dans certains cas pour cette dernière de considérer qu'un objet tel une chaise ou un tigre représente la phase actuelle d'un processus de transformation,
industrielle ou biologique, qui ne commence pas et ne s'arrête pas aux objets en question.
François Jullien met en évidence d'autres différences dans la façon dont les deux pensées, chinoise et occidentale,
considèrent les grands thèmes philosophiques. Il en est ainsi du changement assimilé au mouvement pour l'Occident, ce qui suppose à nouveau un point de départ et un point d'arrivée, avec par
conséquent une distanciation entre les deux. Or si je change tout au long de ma vie, ce n'est pas, comme dans un voyage, qui est mouvement, le point de départ ou le point d'arrivée qui
m'importent, mais les divers changements que j'ai vécus au long de ma vie. La destination finale, c'est-à-dire la mort, ne m'importe pas. Il en est de même du vieillissement, qu'il faut
considérer tout de son long et non pas au regard de la mort qui est son terme final. On pourrait dire que la civilisation occidentale est une civilisation de la mort, s'opposant à la civilisation
chinoise qui serait celle de la vie.
François Jullien évoque aussi le concept de temps, qui pour lui, là encore, est une invention occidentale, dont la pensée
chinoise traditionnelle n'a pas vraiment besoin. Certes, la civilisation chinoise a toujours mesuré l'écoulement du temps avec des techniques très avancées, mais elle ne personnalisait pas ou ne
déifiait pas le temps. Ce qui mesurait son écoulement étaient les changements manifestés par les lieux ou les personnages.
Nous arrêterons ici l'étude des écarts entre les deux pensées en évoquant le concept d'événement. Pour l'Occident, la
culture de l'Evènement, qui fonde les Grands Récits, fait là encore disparaître celle de la transformation, grâce à laquelle du nouveau peut apparaître. La réification de l'Evènement vient pour
elle rejoindre la mystique dans le Christianisme, autour de grands Evènements fondateurs, Création, Incarnation, Résurrection. Aujourd'hui, l'actualité prosaïque est vécue non comme un ensemble
de transformations, mais comme une succession d'événements médiatiques. L'attention y saute de l'un à l'autre, en perdant le sens de leurs significations en tant que transformations.
Observations
Le court aperçu que nous venons de tenter de faire ne doit pas être considéré comme résumant d'une façon suffisante
« Les transformations silencieuses ». Il s'agit d'un livre lettré, complexe, riche et qu'il faut donc aborder sans intermédiaire. De même, nous n'avons pas pu replacer cet
ouvrage dans l'ensemble de l'oeuvre de l'auteur, faute d'avoir étudié celle-ci dans sa perspective historique. Notons seulement que, comme indiqué dans les références, certains sinologues ne
partagent pas tous les jugements qu'il porte sur la pensée chinoise. De même certains intellectuels chinois que nous avons pu approcher disent ne pas y reconnaître leur propre pensée. Mais peu
importe.
Nous voudrions pour notre part proposer quelques observations, qui devraient permettre de faire le lien entre les travaux
de François Jullien et l'actualité de ce que nous pourrions appeler les sciences cognitives:
1. Il n'y a pas lieu, comme d'ailleurs l'auteur le suggère,
d'opposer radicalement la pensée chinoise et la pensée occidentale, héritée de la pensée grecque. Elles manifestent sans aucun doute des
écarts, mais on a tout lieu de croire que souvent elles se conjuguent dans l'appréhension du monde extérieur.
Si l'on tente de remonter à l'archéologie des processus de formation des connaissances par un système cognitif, quel qu'il
soit, animal, humain ou artificiel, on retrouve nécessairement les mêmes contraintes sélectives. Une partie de l'activité du cerveau consiste à percevoir des entités « discrètes »,
événements, phénomènes ou objets. Sous la pression d'impératifs de survie, l'organisme associe à ces perceptions des significations et des qualificatifs exprimant l'intérêt de l'objet perçu au
regard de cette survie. Il est impératif de distinguer un lion d'un arbre. Il s'ensuit qu'il est impératif d'associer au sens donné à la perception de cet objet un message permettant par le
langage de transmettre aux congénères la signification que l'expérience a permis de lui attribuer, afin de s'en écarter ou au contraire de s'en rapprocher.
De là à réifier l'objet, voire à le diviniser, il n'y a qu'un pas. On peut penser à cet égard que la création d'objets
cognitifs à partir de perceptions expérimentales n'a pas attendu la pensée grecque. Dès les origines de la pensée symbolique, elle a fondé les origines d'une connaissance préscientifique ou
empirique du monde. Ceci même si parallèlement, ces connaissances donnaient lieu à des réifications ou des divinisations dont le risque était évidemment de faire perdre contact avec l'évolution
des perceptions découlant de transformations dans les conditions de l'expérience.
Mais parallèlement il n'y a pas lieu d'exclure que les cerveaux, y compris dans le monde animal, puissent percevoir
spontanément des phénomènes de transformation de type qualitatif, et plus généralement des traits du monde extérieur appréhendables sur un mode global, indifférencié, voire affectif. Le cerveau
(on pourra parler de cerveau droit), et plus généralement le corps tout entier de l'observateur, est alors sensible aux processus de transformation silencieuse décrits par la pensée chinoise. De
ce fait, il peut s'y insérer afin d'y jouer sa partition.
Les aléas de cette insertion des observateurs/acteurs dans un monde extérieur complexe et évolutif feront que, selon les
besoins de la survie, les deux modes de représentation, que François Jullien attribue l'un à la pensée occidentale, l'autre à la pensée chinoise, seront sollicités en alternance, sinon même en
superposition. Il suffit d'observer comment se forment aujourd'hui les connaissances, dans la vie quotidienne comme dans le monde scientifique, pour prendre conscience de ces superpositions – et
des conséquences en termes d'enrichissement des contenus cognitifs et des comportements globaux pouvant en résulter.
2. Si l'on voulait cependant comprendre pourquoi dans l'ensemble, la
pensée réifiante et computationnelle que François Jullien attribue à la philosophie grecque s'est écartée de la pensée de type
analogique(5) propre à la pensée chinoise, il serait important de rechercher un facteur causal. Il s'agirait
alors d'un travail d'historien des philosophies et des sciences que nous ne pouvons pas faire ici, comme on le conçoit.
Disons seulement que les causes à évoquer ne semblent pas à rechercher dans la découverte de telle ou telle technologie,
puisque les deux civilisations en avaient plus ou moins partagé les origines. Peut-être ces causes ont-elles tenu à des caractères géographiques entraînant des divergences géopolitiques, ceci dès
au moins cinq millénaires avant notre ère. Mais qu'en était-il alors des civilisations ayant précédé la civilisation grecque, en Egypte, au proche Orient et en Asie mineure ? Plus en amont
encore, les amorces de divergences entre les deux civilisations étaient-elles présentes dès le néolithique supérieur, vers – 35.000 ans, au temps des grottes ornées de l'Europe occidentale ? Les
peintures pariétales symbolisaient-elles des objets réifiés ou des transformations qualitatives suscitant des approches chamaniques de type mystique ?
Ce débat n'intéresserait pas que les historiens. Il donnerait peut-être des éléments permettant de répondre à la question
que nous avons évoquée en introduction: les écarts entre la pensée chinoise et la pensée occidentale vont-ils se poursuivre aujourd'hui, dans le cadre unificateur de la mondialisation
technologique ? En résultera-t-il des écarts voire des oppositions voire des conflits ouverts, en termes géopolitiques?
3. Un troisième point, déjà signalé dans le cours de cet article,
doit être évoqué. Il s'agit des convergences de plus en plus grandes entre la pensée chinoise telle que décrite par François Jullien et les
représentations du monde résultant du relativisme non-réaliste hérité de la physique quantique et qui se répandra inévitablement dans toutes les sciences macroscopiques. Nous nous bornerons une
nouvelle fois ici à évoquer les travaux véritablement fondateurs de Mme Mugur-Schächter et la méthode de conceptualisation relativisée (MCR) qu'elle a proposée(6).
Plus généralement l'épistémologie découlant des recherches actuelles en physique quantique, en cosmologie et même, à une
autre échelle, en biologie, conduit à prendre en considération des « objets » sans commencement ni fin bien arrêtés, comme le cosmos ou la vie. Les superpositions d'état remettent par
ailleurs en cause l'idée d'objets bien définis ou invariants. De même, nous avons vu dans des articles précédents que le temps était de plus en plus considéré comme une construction ou émergence
résultant de circonstances locales.
Pour prendre un autre exemple, il nous semble qu'une pensée telle que la pensée chinoise, fondée sur la relation, est
particulièrement adaptée à la gravitation quantique en boucles, qui repose sur le postulat que l'univers est fait de processus et non de choses, entre lesquels s'établissent des relations
(7).
Ceci ne veut pas dire qu'il faille en revenir à des approches mystiques du monde, tel que le font certains physiciens
d'esprit New Age. Cependant, on peut penser que les physiciens et cosmologistes chinois devraient se trouver plus à l'aise que ceux de leurs collègues occidentaux encore attachés au réalisme,
quand ils se confrontent aux nouvelles approches scientifiques découlant des découvertes contemporaines.
Notes
(1) Par le terme d'écart, l'auteur veut marquer une différence sensible entre la pensée occidentale et la
pensée chinoise, mais il ne veut pas affirmer une différence qui risquerait d'être comprise comme irréductible.
(2) Certains préféreront parler de « la Chine de toujours ».
(3) Nous dirions plutôt que l'on ne verbalise pas, car intuitivement sans doute on perçoit, avec le langage du corps par exemple.
(4)Selon Wikipedia, source à laquelle nous nous limiterons dans cet article, le Tao est la force fondamentale qui coule en toutes choses dans l’univers, vivantes ou
inertes. C'est l’essence même de la réalité et par nature ineffable et indescriptible. Il est représenté par le tàijítú, symbole représentant l’unité au-delà du dualisme yin-yang soit
respectivement l'entropie négative et positive. Le Tao a été édifié ou systématisé dans le texte Tao Tö King attribué à Lao Tseu. http://fr.wikipedia.org/wiki/Tao. Nous reviendrons sur l'abus, selon nous, du concept de Tao fait depuis une trentaine d'années par les mysticismes et
sectaires occidentaux, ainsi que sur les emprunts qu'en ont fait certains physiciens quantiques, tels Fritjof Capra, Le Tao de la physique, 1994.
(5) Ces attributs sont de nous.
(6) Voir http://www.mugur-schachter.net/
(7) Voir nos articles concernant Lee Smolin
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/oct/smolin.html
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2007/juil/troublewithphysicshtml.htm