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Cet ensemble de textes a été conçu à la demande de lecteurs de la revue en ligne Automates-Intelligents souhaitant disposer de quelques repères pour mieux appréhender le domaine de ce que l’on nomme de plus en plus souvent les "sciences de la complexité"... lire la suite

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26 septembre 2010 7 26 /09 /septembre /2010 16:41

 


A chaque cerveau sa réalité
Jean-Paul Baquiast 26/09/2010


Lorsque je regarde le monde autour de moi, j'ai spontanément tendance à penser que ce que je vois fait partie d'une réalité qui m'est extérieure et qui par ailleurs n'a pas besoin que je l'observe pour exister. Certes, je sais que je n'accède pas en direct à cette réalité. La science m'a appris que l'image du monde que je contemple dépend des performances de mes organes sensoriels et de la façon dont mon cerveau organise les informations qu'il en reçoit. Tout handicap à ces niveaux se traduirait par une déformation des images du monde reçues. A l'inverse, si je disposais d'instruments d'observations scientifiques puissants, je verrais le monde avec plus de précision, peut-être même autrement. Mais la réalité que j'observe ne changerait pas pour autant. Seule serait modifiée l'image que s'en donne mon cerveau.


On sait que la mécanique quantique (physique quantique) a conduit à remettre en cause cette vision dite « réaliste ». Pour elle, s'il y a peut-être un réel sous-jacent à nos observations, il est impossible de le décrire d'une façon objective, c'est-à-dire ne tenant pas compte de l'observateur. Toute observation du réel, qu'elle soit empirique ou qu'elle soit scientifique, n'a de sens que pour un certain observateur, équipé d'un certain modèle de cerveau et utilisant certains types d'organes sensoriels et d'instruments. De plus, même compte tenu de ces limites, les observations ainsi faites ne donnent pas accès à un « réel en soi » mais à des descriptions probabilistes qui ne prennent de valeur relative, autrement dit pour moi, que si elles sont faites en grand nombre. Je constate certes qu'à grande échelle, les observations auxquelles je procède me donnent des images du monde suffisamment précises et constantes pour que je puisse agir avec un minimum de sécurité au sein du monde tel qu'il m'apparait. Mais en aucun cas, je ne peux me croire autorisé à m'appuyer sur ces représentations relatives pour postuler la présence d'une réalité qui, d'une part existerait indépendamment de moi et dont d'autre part je pourrais donner des représentations absolues ou objectives, valables pour tous et en tous temps.


Le non réalisme de la physique quantique n'est pas admis par tous les physiciens quantiques. Certains cherchent toujours à découvrir des variables cachées (encore cachées) objectives à partir desquelles ils pourraient décrire un monde qui serait indépendant de l'observateur. A plus forte raison, ce non réalisme, ce relativisme de toute connaissance, ne sont en général pas évoqués par les scientifiques travaillant dans les domaines autres que ceux de la physique quantique, c'est-à-dire dans les sciences dites macroscopiques qui s'intéressent aux objets et processus du monde quotidien.


Ils ne mettent pas en doute l'existence d'une réalité extérieure à eux. Même s'ils admettent qu'en termes philosophiques, la question de la « réalité de la réalité » puisse être discuté, en pratique, leurs priorités sont d'améliorer les descriptions qu'ils en donnent, en affinant les perceptions qu'ils en ont. En ce qui concerne l'approche probabiliste, ils estiment que les modèles probabilistes ou statistiques qu'ils sont généralement obligés de construire pour représenter la réalité sous-jacente suffisent à la sécurité de leurs recherches et au bon fonctionnement des instruments et machines en découlant.


Le Platynereis dumerilii


L'observation du fonctionnement des cerveaux par les moyens des neurosciences observationnelles modernes paraît aujourd'hui confirmer le relativisme ou non réalisme de la mécanique quantique. Ce que nous appelons la réalité n'est que le produit de l'activité de notre cerveau, construit à partir de nos perceptions sensorielles et mis à jour en permanence compte tenu de l'expérience. Prenons un petit ver marin, le Platynereis dumerilii qui est considéré comme un fossile vivant dans la mesure où il paraît avoir survécu sans grands changement dans le milieu marin pendant quelques centaines de millions d'années. Or il intéresse les neurosciences dans la mesure ou, contrairement à d'autres annélides ou vers terrestres, il comporte des structures cérébrales très développées en forme de champigons (mushroom bodies) qui semblent annoncer les aires corticales permettant les fonctions associatives caractéristiques de la mémoire et des comportements réfléchis chez les espèces supérieures. Sa larve possède également des yeux primitifs considérés comme les précurseurs des yeux plus complexes développés ensuite. 1) 


Récemment, le biologiste Detlev Arendt du Laboratoire européen de biologie moléculaire à Heidelberg et des collègues ont montré (Cell, vol 142, p. 800 http://www.cell.com/abstract/S0092-8674(10)00891-3 ) que les gènes responsables du développement de ces structures précorticales ressemblaient beaucoup, non seulement à ceux commandant le développement du cerveau des insectes (dont les performances sont bien supérieures à celles des vers en général), mais aussi du développement du cortex complexe des animaux supérieurs. On peut alors supposer que le Platynereis dumerilii est le descendant moderne d'un lointain ancêtre commun à toute une série d'animaux marins et aux vertébrés, tous dotés d'un cortex associatif ou de son équivalent. Ceci voudrait dire que les capacités de traitement et de mémorisation de l'information propres aux cerveaux humains remonteraient à une époque très lointaine dans l'échelle de l'évolution, il y a quelques 600 millions d'années.

Le Platynereis dumerilii a-t-il utilisé son proto-cortex si performant pour se doter d'un mode de vie particulièrement ingénieux? Apparemment pas, encore que...Lorsque l'on observe de près la vie de ce ver, on constate que, contrairement à d'autres organismes partageant le même habitat, il dispose d'un système sensoriel et moteur performant. Le lien entre ses organes des sens (en particulier son odorat) et ses muscles se fait très efficacement, grâce précisément à son cortex. Ceci lui permet de sentir par l'odorat les sources de nourriture et de s'en emparer rapidement. Il est donc plus avantagé à cet égard que des animaux marins plus lourdement armés mais moins réactifs. Ce fut peut-être grâce à ces avantages comparatifs qu'il a pu survivre sans grands changements jusqu'à nos jours.


De plus, si apparemment les ancêtres de Platynereis dumerilii n'ont pas inventé de nouveaux modes et vie ou de nouvelles formes révolutionnaires, ce ne fut pas le cas d'espèces voisines disposant de structures corticales analogues. On les soupçonne d'avoir été à l'origine de l'explosion Cambrienne où, en quelques millions d'années, des milliers de formes nouvelles complexes, pour la plupart aujourd'hui disparues, se sont multipliées. Les biologistes estiment qu'elles l'ont du aux performances de leurs cerveaux, celles-ci leur ayant permis de tirer rapidement parti des environnements nouveaux apparus à ces époques, il y a 530 millions d'années.


Débat philosophique chez les Platynereis

Revenons au Platynereis dumerilii. Qu'est-ce que la réalité pour lui? Quand on regarde son système nerveux et la façon dont il s'en sert pour naviguer, au sens propre du terme, dans son environnement marin, on comprend que la réalité pour cet organisme se limite à un ensemble certes complexe de perceptions et de relations (certainement plus nombreuses d'ailleurs que celles envisagées par les biologistes)mais au delà desquelles il ne peut évidemment pas se projeter. Tout le reste du monde, que nous voyons mais qu'il ne peut pas voir, n'existe pas pour lui.


Mais, dans la société des Platynereis dumerilii, il se trouve probablement deux philosophes discutant de la Réalité (image). L'un d'eux (à gauche sur l'image) s'inscrivant dans la tradition essentialiste ou réaliste de la connaissance affirme que la réalité ne peut se réduire à ce que les Platynereis en observent. Certes, s'ils disposaient d'organes sensoriels et de cerveaux plus performants, la représentation qu'ils se font de la réalité changerait quelque peu. Mais la Réalité en soi ne changerait pas pour autant. Elle a toujours existé et existera toujours, indépendamment des descriptions qu'en donnent les Platynereis et leurs homologues.

Autrement dit, ce philosophe s'élève contre les affirmations de son collègue (à droite sur l'image) selon lesquelles la Réalité toute entière coïncide avec ce qu'il perçoit par ses sens et modélise au sein de son proto-cortex. Le premier ne l'entend pas de cette oreille. Il va même jusqu'à traiter son interlocuteur de dangereux réductionniste s'inspirant d'interprétations mal digérées de la mécanique quantique.

Si des humains s'inscrivaient dans ce débat philosophique entre Platynereis, ils donneraient sans doute raison aux relativistes. Quelle autre réalité pourrait exister pour les Platynereis en dehors de celle qu'ils sont capables de modéliser? Ce ne serait pas parce que d'autres animaux, tels les primates ou les humains, peuvent construire des modèles de la réalité bien plus complexes que celles des Platynereis que ces modèles pourraient intéresser ces derniers.

En généralisant, pourquoi imaginer qu'il existerait une Réalité extérieure à toute observation et à tout observateur, sinon pour susciter des débats oiseux...ou pour réintroduire l'idée certes défendable mais peu rationnelle selon laquelle il existerait une Réalité non matérielle?

Mais pourquoi alors, après s'être convaincu du non sens que représenterait pour le ver Platynereis dumerilii l'idée qu'il existe une Réalité en soi, faisons nous en ce qui nous concerne la même erreur? Pourquoi ne pas penser qu'à des échelles et degrés différents, nous sommes aussi limités que Platynereis dumerilii dans nos efforts pour nous représenter un monde extérieur à nous?

Sans doute parce que, lorsque nous observons un animal quelconque, qu'il s'agisse de Platynereis dumerilii ou d'un primate supérieur, nous le voyons plongé dans un environnement qui le dépasse, environnement que nous voyons mais que manifestement ses organes sensoriels ne peuvent pas percevoir, que ses organes moteurs ne peuvent pas modifier, que son cortex ne peut pas modéliser et qui, par conséquent, se situe à d'incommensurables distances de lui. Vu par nous cet environnement de Platynereis dumerilii constitue pour lui une Réalité objective ou en soi.

Mais pourquoi, mutatis mutandis

ne le serait-il pas pour nous? Il nous serait en effet bien commode de postuler que ce que nous voyons est la manifestation d'une telle réalité en soi. Nos observations futures ne pourraient pas en modifier l'essence, car elle existerait même si nous n'étions pas là pour l'observ 2)

Notes

1) Sur le platynereis-dumerilii, voir http://www.nhm.ac.uk/nature-online/species-of-the-day/evolution/platynereis-dumerilii/index.html
2) Dans un article publié le 21/09/2010 par la revue Realista, le biologiste et philosophe Georges Chapouthier reprend nous semble-t-il le point de vue que nous nommons relativiste de la réalité. Il écrit « Pour un biologiste, la réalité, c’est l’environnement physique et social, auquel les animaux répondent par des processus nerveux. L’être humain y répond comme un animal particulier, très intelligent et juvénile. Ces considérations débouchent sur un « naturalisme ouvert », qui sait prolonger les racines biologiques de l’homme par les horizons des sciences humaines ». http://realista.hypotheses.org/105
L'auteur nous précise cependant que: "Dans cet article, j'ai défini la réalité pour la pratique d'un biologiste. Cela n'exclut nullement la possiblité philosophique d'une réalité indépendante de sa connaissance, bien sûr".

 

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12 septembre 2010 7 12 /09 /septembre /2010 10:15

 A la recherche d'un éventuel Réel quantique par Jean-Paul Baquiast 11/09/2010

En présentant dans notre rubrique Livres en bref 1) le dernier livre de Stephen Hawking, The Great Design, co-écrit avec le physicien Leonard Mlodinow, nous indiquions ceci:

" Les auteurs estiment que la découverte en 1992 d'une planète orbitant autour d'une autre étoile que le soleil (découverte suivie depuis de dizaines d'autres) oblige à déconstruire la vision de Isaac Newton selon laquelle l'univers n'est pas sorti du chaos. Du fait de son ordre parfait, il a été créé par Dieu. 

Cela montre bien que ce que la religion (ou les défenseurs du principe anthropique fort) considèrent comme des paramètres soigneusement choisis pour permettre l'apparition de l'homme sur la Terre: un Soleil unique, situé à la bonne distance de la Terre et doté d'une masse adéquate, sont aux yeux des cosmologistes modernes de simples coïncidences dues au hasard des lois physiques.

Ajoutons que l'on pourra en dire autant de ces lois et au delà d'elles des constantes cosmologiques, dont les défenseurs du principe anthropique (fort) disent qu'elles ont été réglées au millimètre près (fine tuned) pour que l'homme puisse apparaître. Le livre ne se limite pas à énoncer ce qui pour les scientifiques matérialistes constitue une évidence. Il reprend les réponses que peuvent apporter les hypothèses de la physique et de la cosmologie moderne aux grandes questions philosophiques: quand et comment a commencé l'univers? Pourquoi nous y trouvons-nous? Pourquoi quelque chose au lien de rien? Qu'est-ce que la réalité? Pourquoi les constantes physiques semblent-elles justifier notre présence? Et finalement, la science offre-t-elle d'autres perspectives que le recours à un Grand Dessein ou un Grand Créateur pour expliquer tout ce qu'elle observe? 

Parmi les réponses de la science recensées par eux, les auteurs se réfèrent à une interprétation de la mécanique quantique dite du multivers, souvent évoquée sur notre site, selon laquelle le cosmos n'a pas une seule histoire. Toutes les histoires possibles de l'univers coexistent simultanément. Mais cela, appliqué à l'univers dans sa totalité remet en question la relation entre la cause et l'effet, indispensable à la science quotidienne. 

Pour Hawking et Mlodinow, le fait que le passé n'aurait pas une forme bien définie signifie que nous créons l'histoire de l'Univers en l' « observant » autrement dit en y agissant. Ce n'est donc pas l'histoire passée de l'univers qui nous crée. On retrouve là les conclusions des travaux de Mioara Mugur-Schächter, résumés par le concept de MCR, Méthode de Conceptualisation Relativisée. A leurs yeux, nous sommes nous-mêmes le produit de fluctuations quantiques inhérentes à l'univers dans sa toute première forme. La mécanique quantique prédit selon eux de façon très solide le multivers, hypothèse selon laquelle notre univers n'est que l'un des nombreux univers qui apparurent (ou peuvent encore apparaître) spontanément à partir du vide quantique, chacun d'eux doté de lois fondamentales différentes. "

Les lecteurs de notre site savent que le concept de multivers, souvent évoqué par nous, rencontre à la fois un accord assez général des physiciens quantiques et une défiance de la plupart des autres scientifiques, du fait notamment qu'à ce jour, il n'a pas paru directement observable. Il est donc intéressant de faire le point sur la façon dont il est aujourd'hui reçu, en nous appuyant sur les travaux récents. 

Derrière l'hypothèse du multivers, se pose directement celle encore plus fondamentale de la Réalité. Nous venons de voir ce qu'en pensent Hawking et Mlodinow. Mais le profane pourrait se dire que le concept de multivers n'évacue pas l'idée qu'il existe une réalité sous-jacente aux descriptions de la science. Elle serait seulement plus complexe que ce que la science, elle-même limitée par les capacités cognitives de notre cerveau, pourrait se représenter.

Avec un petit effort cependant, on pourrait imaginer des univers multiples, s'étendant à l'infini. Le concept même d'infini est d'ailleurs utilisé depuis des temps immémoriaux par les religions, puis plus récemment par les mathématiques. Sans se le formuler nettement, ceux qui l'emploient considèrent qu'il correspond à quelque chose de réel, se situant « hors de notre réalité à nous » mais appartenant à un réel de catégorie supérieure. Dans cet esprit, les concepts mathématiques utilisés par les sciences dites réalistes, par exemple la mécanique newtonienne décrivant la gravité, sont des symboles pertinents pour se représenter le réel. Mais le réel ne s'éclipse pas derrière ces symboles. Il est toujours là. On doit par conséquent constamment améliorer les formulations mathématiques pour se rapprocher de ce réel en soi, quitte à se résigner à ne jamais pouvoir l'atteindre pleinement.

La mécanique quantique, dans l'esprit de ceux – sans doute rares selon Feynman – qui l'ont comprise, postule tout autre chose. Ses structures mathématiques, autrement dit son formalisme (fonctions d'onde, vecteurs d'état, matrices, espace de Hilbert), n'ont pas et ne cherchent pas à avoir de relations avec l'hypothèse d'un Réel dont, selon une formule célèbre de Laplace s'appliquant à Dieu, elle n'a pas besoin. Le paradoxe est que, si ces structures mathématiques opèrent parfaitement bien dans le monde de la physique macroscopique quotidienne, il n'est pas possible de les rattacher à un ensemble de principes ou postulats dont elles dériveraient. Certains diront qu'il en est de même de la physique newtonienne, dont les postulats de base ressemblent beaucoup à des choix philosophiques puisqu'ils ne sont pas vérifiables.

Mais, comme rappelé ci-dessus, Newton et ses successeurs n'ont jamais évacué la question, si l'on peut dire, de la réalité du Réel sous-jacent à leurs descriptions mathématiques du monde. Or la physique quantique adopte un point de vue différent. Certains de ses représentants évoquent parfois un « monde quantique » ou infra-quantique sous-jacent à ce que décrit le formalisme, mais il s'agit d'une manière de parler car ce terme de monde quantique ne peut susciter de recherches destinées à en préciser le contenu. La recherche de « variables cachées », qui avaient été évoquées par Louis de Broglie puis David Bohm dès les premières années de la physique quantique, n'a toujours pas abouti 2) .L'idée dominante face au mystère du monde quantique pourrait ainsi être résumée par cette expression de la police urbaine après un attentat: « passez, il n'y a rien à voir ». 

Depuis quelques années cependant un certain nombre de jeunes physiciens s'efforcent de trouver des méthodes permettant, non de décrire le monde quantique en termes réalistes – ce qui ne sera jamais sans doute possible à moins de découvrir une loi qui serait déjà opérante parmi nous et que nous n'aurions pas vu jusqu'ici (comme Newton l'avait fait de la gravité), mais de réduire quelques unes des incertitudes ou bizarreries qui donnent son originalité épistémologique à la mécanique quantique.

Le multivers

Une première direction en ce sens peut être signalée. Il s'agit précisément de la question du multivers évoquée au début de cet article. Pourquoi se mettre en peine à cet égard dira-t-on puisque en termes observationnels, le fait que dans un univers supposé parallèle au nôtre, et en application du principe d'incertitude, un autre moi découvre un chat de Heisenberg mort alors que moi je l'avais observé vivant n'est d'aucune importance. Ce qui compte et comptera toujours pour moi est mon chat à moi, même si dans une infinité d'univers parallèle, une infinité d'observateurs analogues à moi constatent la vie ou la mort d'une infinité de chats. 

On sait que les probabilités de trouver le chat soit vivant soit mort se calculent en utilisant une fonction complexe représentant l'état de la particule radioactive commandant l'ouverture de la bouteille de gaz toxique supposée tuer le pauvre animal. Il s'agit de la fonction d'onde et le principe dit de Born permet de calculer la probabilité de trouver le chat vivant ou mort. Mais s'il existe une multiplicité d'univers, que deviendra cette probabilité à l'échelle de l'ensemble de ces univers?

Récemment les physiciens Anthony Aguirre, Max Tegmark et David Layzer ont suggéré 3) une « interprétation cosmologique » de la mécanique quantique. Selon cette interprétation, la fonction d'onde décrirait l'ensemble « réel » de systèmes quantiques identiques dotés d'autant d'observateurs obtenant chacun des résultats différents. Il ne serait plus besoin de faire appel à la règle de Born pour connaître la probabilité de trouver le chat vivant ou mort, il suffirait de dénombrer les observateurs et leurs observations. Il n'y aurait plus alors d'incertitude globale. L'incertitude quantique serait alors locale, si l'on peut dire. Elle serait attribuable à l'incapacité de tel observateur individuel à se localiser dans cet ensemble. 

Bel avantage, dira-t-on, puisque ce dénombrement serait irréalisable, du fait de l'impossibilité d'accéder aux différents univers du multivers. Mais pour les auteurs, leur proposition a l'avantage de tuer, non le chat, mais l'hypothèse du multivers, qui devient inutile. Le physicien se retrouve dans l'interprétation classique dite de Copenhague, ne postulant qu'un univers mais reposant sur le principe d'incertitude. Sauf que ce principe d'incertitude ne fait pas appel ce que l'on pourrait appeler le caractère définitivement étrange (weird) du monde quantique. Le monde quantique serait en ce cas « réel », au sens du réalisme traditionnel, bien que composé d'une infinité d'univers.

Certes pour connaître la probabilité de survenue de tel événement, nous serions comme avant obligé de faire appel aux probabilités, c'est-à-dire à la fonction d'onde et à la règle de Born. Mais beaucoup de physiciens déconcertés par le principe d'incertitude pourraient alors nourrir l'espoir, en s'appuyant sur l'hypothèse que le monde quantique est d'une façon ou d'une autre réel, envisager de nouvelles approches permettant de préciser cette réalité, non seulement en termes de formulations mathématiques, mais pourquoi pas un jour d'expériences sur le terrain. Ainsi pourrait-on espérer pouvoir un jour comprendre la raison du caractère probabiliste du monde quantique, qui reste évidemment encore à découvrir 4).

Les corrélations  quantiques

On ne se trompera pas en pensant que cette première approche ne suffira pas à satisfaire ceux qui voudraient élucider la raison des caractères intrinséquemment bizarres du monde quantique. On trouve une autre piste.dans un article du NewScientist dont la publication a précédé de quelques jours celui cité ci-dessus 5) . Elle est principalement explorée par le physicien Caslav Brukner de l'université de Vienne 6) . Il voudrait revenir sur ce qu'il estime être une démission de la physique quantique face à l'effort de mieux comprendre ce que serait une réalité quantique, autrement dit un monde quantique de type réel sous-jacent au nôtre. Pour cela, il propose de retrouver la démarche qui a toujours été celle de la science, observer, élaborer des hypothèses de lois, en déduire des hypothèses de faits et soumettre ces dernières à l'expérimentation. 

Mais par où commencer? Brukner juge inopérant de rejoindre les nombreuses équipes qui dans le cadre de la gravitation quantique s'efforcent, sans succès à ce jour, de concilier gravitation et mécanique quantique? Pour lui comme pour des chercheurs explorant des pistes voisines, plutôt qu'aborder la question à partir de la gravité, comme le font les théoriciens de la théorie des cordes, mieux vaudrait le faire par l'autre extrémité, c'est-à-dire en approfondissant les fondements physiques de la mécanique quantique elle-même. Une relecture critique de la question des corrélations quantiques leur paraît offrir une voie.

On appelle corrélation le fait que deux corps ou évènements non connectés puissent disposer d'états similaires, en fonction de ce que permet ou non la théorie s'appliquant à eux. Dans la physique classique ces corrélations ne peuvent se produire que si d'une part les objets ou évènements disposent de propriétés réelles intrinsèques et si d'autre part ils partagent la même localité ou, en le disant autrement, si leurs propriétés ne sont pas définies par des influences extérieures. Il s'agit des conditions de réalisme et de localité. 

Pour la théorie quantique de la corrélation, ces deux conditions ne sont pas nécessaires. Cette théorie définit dans ses termes propres les conditions selon lesquels des objets apparemment non corrélés peuvent l'être, comme dans le cas de plus en plus étudié de l'intrication (entanglement). Or des chercheurs ont montré que des lois physiques simples non quantiques permettent des corrélations encore plus grandes que celles permises par la corrélation quantique. Le monde qui en résulterait serait très bizarre. Le moindre des gestes entraînerait un grande nombre de conséquences corrélées, si bien que la vie et l'évolution y deviendraient impossible. Ce serait le cas, cité dans l'article de Webb, d'un monde n'obéissant qu'à une seule règle, celle selon laquelle la cause et l'effet ne peuvent se propager plus vite que la lumière (principe de « causalité relativiste »). 

Or la physique quantique est loin de permettre des corrélations aussi systématiques. Elle en limite strictement les possibilités. Mais alors se pose la question de savoir pourquoi elle est si restrictive, et quel facteur a déterminé le maximum de degré de corrélation qu'elle admet. En 2001 le physicien Lucien Hardy a proposé un ensemble d'axiomes physiquement plausibles qui devrait suffire à définir la mécanique quantique et elle seule7) . Malheureusement, comme il le reconnaît lui-même, certains de ces axiomes permettent aussi la construction de systèmes mathématiques extérieurs à la théorie quantique.

Mais par la suite, Brukner a développé, à partir de l'un des axiomes de Hardy, trois règles décrivant comment, en conformité avec l'expérimentation, la théorie quantique intervient dans le cas du plus simple des systèmes quantiques, un qbit qui résulte de la superposition de deux états possibles. Si les trois règles de Bruckner s'appliquaient uniquement à la théorie quantique, cela permettrait d'éliminer les autres axiomes de Hardy et conduirait au fondement de l'intrication, la plus significative des corrélations permises par la théorie quantique 8).

Que sont les règles de Brukner ? La première est qu'un qbit peut passer en continu d'un état de superposion à l'autre. Ceci n'est pas possible dans la physique classique. La seconde règle est que l'on ne peut extraire d'un qbit en état de superposition, en le mesurant, qu'un seul bit d'information à la fois. La troisième règle ne s'applique qu'à des systèmes composites de deux ou plusieurs qbits. Connaissant les probabilités que les qbits individuels soient dans un état particulier et les probabilités de corrélation entre les précédentes définit l'état du système complet. Ceci enferme les propriété de l'intrication entre des états quantiques que l'expérience peut faire apparaître dans le monde réel. 

La chose serait alors d'une grande importance. L'intrication quantique, et les expériences connues depuis longtemps qui permettent de la mesurer, représentent une base indiscutable. Or seule une théorie aussi précisément corrélée que la théorie quantique peut à la fois obéir à tous les axiomes proposés et produire le type d'intrication quantique observable expérimentalement. Des théories moins précisément corrélées ne produisent aucune intrication. Dans d'autres, on peut mesurer tous les états de tous les qbits d'un système, connaître leurs corrélations et ne pas povoir connaître l'état global du système. 

Mais pourquoi l'intrication quantique joue-t-elle un tel rôle dans la nature? La question n'a pas encore de réponse. Pour Brukner, on pourrait envisager que sans intrication, la matière ordinaire ne serait pas stable; Il faudrait dans ce cas poursuivre l'observation des états d'intrication dans des corps de plus en plus proches de ceux de la matière ordinaire. Mais beaucoup de chercheurs ne sont pas convaincus. Ils soupçonnent qu'une règle encore à découvrir devrait permettre d'expliquer plus complètement la « réalité » du monde quantique, aussi bizarre que puisse être cette explication. On pourrait alors espérer trouver par une autre voie la relation entre la mécanique quantique et la gravité 9). 

On voit en tous cas que le temps n'est plus où, devant la bizarrerie du monde quantique, la réponse la plus courante des physiciens quantiques aux curieux était « circulez, il n'y a rien à voir ».

Notes 
1) Voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/110/livresenbref.htm
2) Voir sur ce point la discussion avec Michel Gondran Entretien sur les expériences EPR, interaction d'échange et non-localité
http://www.automatesintelligents.com/interviews/2009/gondran.html 
3) Anthony Aguirre, Max Tegmark et David Layzer Born in an Infinite Universe: a Cosmological Interpretation of Quantum Mechanicshttp://arxiv.org/abs/1008.1066
4) Sur ce qui précède, voir un article de Rachel Courland dans le Newscientist du 28 août 2010 dont nous nous sommes inspiréshttp://www.newscientist.com/article/mg20727753.600-infinite-doppelgangers-may-explain-quantum-probabilities.html?full=true
5) Voir Richard Webb, Reality gap
http://www.newscientist.com/article/mg20727741.300-is-quantum-theory-weird-enough-for-the-real-world.html?full=true 
6)Caslav Brukner http://homepage.univie.ac.at/caslav.brukner/
7) Voir Lucien Hardy Quantum Theory From Five Reasonable Axiomshttp://arxiv.org/abs/quant-ph/0101012v4
8) Voir Borivoje Dakic, Caslav Brukner Quantum Theory and Beyond: Is Entanglement Special? http://arxiv.org/abs/0911.0695
9) Voir Voir Miguel Navascués, Harald Wunderlich A glance beyond the quantum model
http://rspa.royalsocietypublishing.org/content/466/2115/881.abstract?sid=ec83aa34-dc51-4c20-a77c-8998fff2c503

 

 

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10 septembre 2010 5 10 /09 /septembre /2010 09:23

D'hypothétiques particules surnommées Caméléons à l'origine de l'énergie noire?
Jean-Paul Baquiast 09/09/2010


On appelle énergie noire une force d'expansion découverte il y a quelques années et qui à très grande échelle éloignerait les galaxies les unes des autres, alors que selon la loi de la gravité, elles devraient progressivement se rapprocher. D'après le modèle cosmologique standard, notre univers serait né il y a environ 13,6 milliards d'années, émergeant d'une fluctuation de l'hypothétique vide quantique (un électron se matérialisant et « pompant » l'énergie alentour) au cours d'un événement dit Big Bang, suivi immédiatement d'une phase d'inflation l'ayant fait passé de la taille d'un atome à celle d'environ une orange.

Tous les corps et particules aujourd'hui connus auraient été formés à cette occasion, en même temps que se mettait en place l'espace-temps. L'expansion se serait poursuivie sur un mode plus modérée. Elle devrait en principe ralentir et s'arrêter, du fait de l'épuisement de l'impulsion initiale. La force de gravité devrait alors prendre le dessus en rapprochant les corps les uns des autres. L'univers pourrait alors se contracter de plus en plus vite, retrouvant son état ponctuel initial (Big Shrink).

Or deux types d'observations ont conduit depuis quelques années à remettre en cause ce modèle. Le premier ne concerne pas directement le thème de cet article, mais il peut y être lié. Il s'agit de la répartition et la nature des masses générant une force de gravité. Des systèmes d'astres comme les galaxies et les amas de galaxies ne pourraient conserver leur cohésion interne et leurs orbites respectives s'ils étaient composés de matière ordinaire, celle que les observations astronomiques permettent d'observer. Elle est loin d'être en quantité suffisante pour empêcher la dispersion dans l'espace de ces systèmes galactiques. On en déduit qu'il devrait exister une matière non observable, dite pour cette raison matière noire. Elle composerait la masse manquante, soit quelques 90% du total.

La recherche et l'identification de cette matière noire fait aujourd'hui l'objet de nombreux programmes. Mais cette matière noire, quelle qu'elle soit, ne devrait pas remettre en cause la "constante cosmologique" résultant d'un équilibre évoluant lentement entre forces d'expansion et forces de contraction. La vitesse d'expansion des galaxies avait été calculée à la suite des observations de Hubble relatives au décalage vers le rouge de la lumière nous en parvenant. Ces observations montraient qu'avec le temps, c'est-à-dire avec l'âge des galaxies, cette vitesse diminuait régulièrement.


L'énergie noire

Plus exactement, on pensait qu'elles le montraient...mais il s'avère aujourd'hui que ce n'est plus tout à fait le cas. C'est là qu'intervient l'énergie noire. Des observations complexes portant sur les témoins de l'expansion que sont les supernovae lointaines paraissent prouver qu'il y a 5 milliards d'années environ, l'expansion de l'univers, loin de ralentir, a repris de la force. On emploie le terme d'énergie noire car, comme en ce qui concerne la matière noire, si les effets de cette énergie paraissent aujourd'hui indiscutables, il n'a pas été possible à ce jour de l'observer ou de la produire en laboratoire. Elle n'interagirait directement ni avec la matière ni avec la lumière, que ce soit sur Terre ou dans l'univers visible.

Ceci ne voudrait pas dire (comme d'ailleurs en ce qui concerne la matière noire) qu'elle ne serait pas déjà là, présente et active. On parle d'une 5e force qui s'ajouterait aux 4 forces du modèle standard de la physique: gravité, électromagnétisme (lumière), force nucléaire forte (cohésion interne des noyaux atomiques et force nucléaire faible (cohésion des électrons autour des noyaux). Mais pour que cette 5e force soit crédible, il faudrait admettre qu'elle change en fonction de son environnement. Elle serait quasi imperceptible dans les milieux très denses comme sur Terre. Elle serait au contraire très énergique dans les milieux presque vides de matière caractérisant l'espace cosmologique. D'où le nom de force Caméléon, ou celui de particules Caméléons pour désigner les systèmes d'onde-particule par lesquels cette 5e force se manifesterait. A l'échelle cosmologique, la 5e force, force d'expansion, ajouterait son influence à celle de l'expansion initiale en voie d'épuisement. L'univers subirait donc une inflation qui risquerait de devenir à terme exponentielle.

On se demandera sans doute pourquoi postuler d''emblée que cette 5e force serait une force d'expansion, et non par exemple une force de contraction? On peut répondre d'abord qu'il ne s'agit pas d'un postulat mais d'une constatation: les observations sur les supernovae précitées laissent penser que l'univers a repris son expansion il y a 5 milliards d'années environ. Il faut donc comprendre pourquoi. Par ailleurs, l'apparition de particules énergétiques s'organisant en champ génère de la tension et non de l'effondrement.

Il existe évidemment d'autres hypothèses concernant d'éventuelles variations à l'échelle cosmologique de la force de gravité modifiant la vitesse d'expansion relative des corps célestes – à supposer que les observations relatives à la vitesse d'expansion des supernovae soient fondées. On cite en particulier le modèle de l'univers inhomogène en gruyère. L'accélération ne serait qu'une illusion optique, due à une distribution non homogène de matière dans l'univers. Mais parmi ces diverses hypothèses, l'hypothèse Caméléon présenterait l'avantage, comme l'expose Eugénie Samuel Reich, l'auteur de l'article du NewScientist référencé ci-dessous, d'être testable, le cas échéant dans le milieu terrestre. C'est là qu'interviennent deux physiciens ayant précédemment collaboré avec le spécialiste bien connu de la théorie des cordes, Brian Greene. Il s'agit de Justin Khoury et Amanda Weltman, qui ont émis dès 2004 l'hypothèse de cette force Caméléon.

L'équipe a suggéré que la 5e force éventuelle pourrait être associée à des particules dont la masse serait variable, d'où son surnom. Elle dépendrait de la densité de matière les entourant. Cette masse serait faible sur Terre où la densité de matière ordinaire est très élevée, ce qui les rendrait non inobservables, du moins difficilement observables, mais elle serait forte dans l'espace cosmologique. On objectera que l'agent proposé pour la 5e force semble un peu ad hoc, c'est-à-dire avoir été défini pour répondre à la question posée. Ainsi, pour trouver l'auteur introuvable d'un crime commis dans l'obscurité, la police ferait l'hypothèse que ce crime aurait été commis par une personne habillée de noir.

Mais l'hypothèse de la force Caméléon ne surgit pas que de l'imagination des chercheurs. Elle s'appuie sur une loi de la mécanique quantique. Pour celle-ci, la portée d'une force dépend de la masse des particules créant le champ associée. Plus légère est la particule, plus grande est la portée de la force. Les champs électromagnétiques produisent des photons dépourvus de masse, la portée de la force électromagnétique est donc quasi infinie. Au contraire les particules transmettant les forces nucléaires sont très lourdes. La portée de la force ne dépasse pas les frontières de l'atome.


Vérifications expérimentales?

Il n'est donc pas aberrant d'imaginer une particule dont la masse serait inversement proportionnelle à la densité de matière l'environnant. Il en serait de même du champ de force en découlant. Dans l'espace, en l'absence d'autres masses, la masse de la particule Caméléon, quasi inobservable sur Terre, serait multipliée par quelques 10 puissance 20. Ces particules pourraient alors produire, sous forme d'énergie, des forces très puissantes s'exerçant sur des millions d'années-lumière de distance. Encore faudrait-il pouvoir observer les phénomènes en résultant. Or l'avantage de l'hypothèse serait que la force Caméléon ainsi définie pourrait produire à l'échelle cosmologique une action répulsive s'exerçant à l'encontre de la gravité. Il y a 5 milliards d'années, la densité du cosmos aurait avec l'expansion suffisamment décru pour que la force Caméléon puisse apparaître. Il suffirait alors d'observer l'augmentation de la vitesse comparée d'éloignement des galaxies depuis cette date pour en déduire l'effet accélérateur de la force sur leur vitesse d'expansion.

Il se trouve que la force d'interaction entre la lumière et la matière a été observée depuis longtemps. Elle est associée à une constante dénommée alpha. Si l'hypothèse de la particule Caméléon était consistante, selon Khoury et Weltman, cette particule devrait interagir avec la lumière et la matière d'une façon spécifique. Des photons pourraient se transformer (decay) en Caméléons et réciproquement, si bien que ces mouvements de balance entre particules modifieraient la constante alpha de la force électromagnétique.

Observe-t-on de telles modifications s'exerçant sur les mouvements des galaxies? Comme ces modifications seraient de toutes façons très faibles, pour certains cosmologistes, la réponse est négative. Pour d'autres, utilisant divers observatoires notamment le télescope Keck de Hawaï, ces modifications ne seraient pas à exclure. Les observations sont étendues aujourd'hui à la lumière provenant d'étoiles situées à l'intérieur de notre galaxie, dont la polarisation serait différente selon la densité des espaces traversées, révélant ainsi la présence de l'hypothétique Caméléon.

Les physiciens intéressés par cette hypothèse cherchent actuellement, de leur côté , à répéter l'expérience en laboratoire. Il s'agirait de mesurer des changements de la gravité s'exerçant sur de petites masses testées au sein de densités de matière différentes, par exemple entre la haute altitude et la surface. Ce sera un des objets de l'expérience Microscope que le CNES français espère réaliser en 2012 en étudiant l'accélération de corps en chute libre lancés d'un ballon. Largués en haute altitude, ils devraient accélérer (légèrement) davantage qu'à basse altitude, toutes choses égales par ailleurs. D'autres expériences cette fois-ci en laboratoire sont également à l'étude.


Alpha

Notons que des observations relatives à la force alpha, définissant, rappelons-le, la force d'interaction entre la matière et la lumière, observations conduites par d'autres cosmologistes ne se référant pas nécessairement à l'hypothèse Caméléon, sont venues tout récemment compliquer le tableau. Dans un article que vient de publier, là encore, le NewScientist à la signature de Michaël Brooks, selon l'astrophysicien John Webb, opérant lui aussi à partir de l'observatoire Keck, puis du Very Large Telescope (VLT) au Chili, la lumière émanant des très lointains quasars suggère des valeurs d'alpha légèrement différentes de celles observées sur Terre. Elles dépendraient non plus du temps mais du lieu. La valeur d'alpha serait partout ailleurs que dans notre environnement, très légèrement supérieure à celle régnant dans notre partie de l'espace.

De plus les variations d'alpha ne seraient pas uniformes. Elles dessineraient une sorte de dipôle magnétique pouvant correspondre à un mystérieux alignement géant de galaxies semblant se diriger vers les confins de l'univers. La raison de ce phénomène, s'il se révèle exact, restera à trouver. Caméléon y joue-t-il un rôle? Quoiqu'il en soit, l'article rappelle que si alpha n'avait pas sur Terre la valeur constante que nous lui attribuons, la nucléosynthèse stellaire n'aurait pas pu produire d'atomes de carbone, rendant ainsi impossible la chimie organique carbonée indispensable à la vie telle que nous la connaissons.

Il restera à préciser les conséquences de ces observations récentes sur le travail des chasseurs de Caméléons évoqués plus haut.

Références
Article: Cameleon Cosmos, par Eugenie Samuel Reich. Voir aussi les discussions des lecteurs
http://www.newscientist.com/article/mg20727711.100-is-a-cosmic-chameleon-driving-galaxies-apart.html?full=true
Justin Khoury http://www.physics.upenn.edu/people/j.khoury.html
Amanda Weltman http://www.fairlady.com/afro-optimist/dr-amanda-weltman-cosmologist
MICROSCOPE (MICRO-Satellite à traînée Compensée pour l'Observation du Principe d'Equivalence) http://smsc.cnes.fr/MICROSCOPE/Fr/
Article: Laws of physics may change across the universe par Michaël Brooks
http://www.newscientist.com/article/dn19429-laws-of-physics-may-change-across-the-universe.html
Article J.K. Webb et al. Evidence for spatial variation of the fine structure constant http://arxiv.org/abs/1008.3907


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11 août 2010 3 11 /08 /août /2010 16:38



La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance

Paul Aries


La Découverte 2010

Présentation par Jean-Paul Baquiast, 28/07/2010

 

 

Paul Ariès est né en 1959. C'est un enseignant et un écrivain très fécond, ainsi qu'un militant actif. Il se consacre aujourd'hui à l''écologie de la décroissance. Il a publié de nombreux livres et articles. Il est l'un des rédacteurs du journal La Décroissance et dirige un autre journal, Le Sarcophage.

Pour en savoir plus
Sur Paul Aries. Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Ari%C3%A8s
Sur la décroissance
http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9croissance_%28%C3%A9conomie%29
Cet article, avec ses notes et ses liens, présente un bon résumé des arguments des défenseurs de la décroissance, ainsi que des critiques qui leur sont opposées. Il n'est pas utile de le résumer ici. Par contre, nous ne pouvons qu'inciter les lecteurs de notre propre article à s'y référer.
Journal La Décroissance http://www.ladecroissance.net/
Journal Le Sarcophage http://www.lesarkophage.com/

Sur la décroissance, nous avons publié plusieurs articles dont un entretien avec Jean Luc Besson Girard
http://www.automatesintelligents.com/interviews/2008/bessongirard.html
Voir aussi notre présentation de Mécréance et Discrédit de Bernard Stiegler http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2005/jan/stiegler.html



 

Introduction. La question de la décroissance, sujet majeur de réflexion scientifique

Certains de nos lecteurs nous demandent pourquoi nous évoquons dans cette revue les perspectives politiques et économiques de ce que l'on nomme généralement la décroissance, alors qu'il s'agit selon eux de thèmes sans consistance scientifique sérieuse. Certains y voient même une offensive menée contre les sciences et technologies, pour des raisons relevant plus de la foi que de l'explication rationnelle. Nous pensons pour notre part qu'il n'en est rien. On trouve évidemment beaucoup d'arguments contestables ou légers dans les discours et la littérature consacrés, en France et dans le monde, à la décroissance. Mais il s'agit précisément pour nous d'une raison supplémentaire imposant d'aborder ce thème en profondeur, en évoquant les recherches et travaux des économistes et politologues de plus en plus nombreux qui s'y intéressent.

Ceci d'autant plus que ces mêmes économistes et politologues sont généralement pratiquement interdits d'accès aux médias grand public, comme nous l'avons précédemment constaté en présentant les ouvrages de l'économiste Yann Moulier Boutang. Celui-ci, sans proposer explicitement la décroissance comme un objectif politique d'ensemble, en fait cependant implicitement une condition de l'accès à des formes d'économies permettant d'affronter notamment la raréfaction des ressources face à l'accroissement des besoins (voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/108/moulierboutang.htm ) .

Loin d'être classée au musée des utopies, la question de la décroissance, pour nous, devrait être si l'on peut dire, en paraphrasant feu Saddam Hussein, la mère des questions philosophiques, scientifiques et finalement politiques. Nous allons voir, en présentant aujourd'hui le dernier livre de Paul Ariès, qu'elle soulève des enjeux majeurs. Pour quelles raisons précises s'imposeraient des politiques de décroissance? Que faudrait-il alors entendre exactement par décroissance, décroissance des consommations, décroissance des investissements, décroissance des recherches techno-scientifiques? Quels domaines devraient viser en premier lieu ces politiques de décroissance: ceux des biens matériels, ceux des biens et services immatériels et dans ce dernier cas, que faudrait-il entendre par immatériel ? Qui sont ceux qui devraient en supporter prioritairement la charge: les riches, les pauvres, ceci qu'il s'agisse des Etats du monde ou des catégories sociales ?

Mais au delà de ces questions directes se posent des questions indirectes tout aussi importantes. Des politiques de décroissance autres que purement cosmétiques sont-elles compatibles avec le capitalisme libéral et plus particulièrement avec le capitalisme financier mondialisé ? Si ce n'est pas le cas, quel système politique et administratif pourrait être capable aujourd'hui de décider ce que devrait être la décroissance, sans prendre la forme d'un étatisme de type soviétique dont on connaît les dérives ? Autrement dit, comment fonctionneraient des systèmes politiques et administratifs fondés sur la recherche de la décroissance: quelle part demeurerait aux initiatives libres, comment seraient déterminés les revenus et les contributions sociales? L'Europe pourrait-elle offrir des références à cet égard?

Enfin, question des question, comment espérer voir des politiques de décroissance, aussi scientifiquement fondées fussent-elles, s'imposer à des sociétés presque entièrement sous le contrôle de ce que nous avons par ailleurs nommé des corporatocraties. Faudra-t-il attendre que des catastrophes non entièrement prévisibles aujourd'hui, découlant de la course à la « croissance » et au profit qui est dans la logique du capitalisme financier, en décident éventuellement? Pourrait-on au contraire et comment, espérer que les opinions publiques mondiales dans leurs profondeurs se convainquent de la nécessité de changer de mode de développement économique avant d'y être contraintes par ces catastrophes? Et dans ce cas, par quels types de discours, d'actions exemplaires ou de manifestations plus ou moins spectaculaires impressionner suffisamment ces opinions publiques, à l'échelle du monde, pour qu'elles abandonnent des comportements de consommation-gaspillage profondément ancrés dans les moeurs?

Pour nous, plus en profondeur encore, se pose dans la suite de notre dernier essai « Le paradoxe du Sapiens », la question de savoir si le volontarisme politique affiché par certains humains observant, avec les moyens scientifiques limités dont ils disposent, l'évolution du monde global, peut avoir un quelconque poids par rapport aux déterminismes profonds paraissant résulter de la concurrence darwinienne très largement aveugle de ce que nous avons nommé les grands systèmes anthropotechniques. Autrement dit, discutez, bonnes gens, tant que vous le pourrez, des perspectives de la décroissance (ou de tout autre objectif de régulation politique prétendant modifier le jeu des forces en conflit). Mais pour le moment ce sont des automatismes complexes (non linéaires) qui décident pour vous de ce que sera votre avenir.

Ceci sans cependant se dissimuler le fait qu'évoquer, pour des raisons supposées scientifiques, le jeu de déterminismes imprévisibles et ingouvernables s'imposant à ceux qui voudraient décider de leur destin, pose immédiatement la question des forces reconnues ou non s'exerçant sur celui qui tient un tel discours.

Ces questions difficiles sont parfois abordées par le livre que nous présentons ici, mais il conviendrait d'aller beaucoup plus loin dans leur étude, ce que l'auteur n'a pas fait. Nous renvoyons sur ce point à la conclusion de la présente recension.



A propos de l'auteur

Le livre de Paul Ariès, dont nous recommandons vivement la lecture, « La simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance », est le produit d'au moins deux décennies de militantisme politique, de la part d'un enseignant et d'un écrivain qui n'a jamais voulu se détacher des combats politiques du temps. Ceux qui comme nous s'intéressent aux offensives menées contre la libre-pensée et la laïcité n'ont pas oublié le long et difficile combat qu'il a mené contre les sectes, la plus puissante d'entre eux étant l'Eglise de scientologie. Ce combat n'a pas été clairement gagné, vu les soutiens dont dispose cette secte, y compris aujourd'hui aux plus hauts niveaux des Etats, y compris en France. Mais il ne faut pas baisser les armes, malgré les risques professionnels et personnels que l'on affronte.

Nous pourrions ajouter qu'aujourd'hui, la lutte contre les dérives autrement plus redoutables découlant de l'expansion de l'islamisme fondamentaliste devraient mobiliser les mêmes forces. Nous ne pensons pas, contrairement à ce que semble croire Paul Ariès, que la lutte contre le fondamentalisme islamique soit dorénavant considérée en Europe comme plus prioritaire que la lutte contre les sectes, devenue, selon le titre d'un de ses ouvrages, une guerre perdue. Tout se passe comme si l'Europe considérait que la lutte contre le fondamentalisme islamique n'était pas prioritaire ou tout au moins, était déjà elle-aussi perdue, à supposer qu'elle ait jamais été entreprise. En fait pourtant, les deux s'imposent.

Depuis une quinzaine d'années, Paul Ariès est devenu un des représentants, sinon les plus entendus au plan médiatique, du moins les plus influents, du combat contre la mondialisation capitaliste et l'hyperconsommationen en résultant: lutte contre la nourriture industrielle et la « McDonaldisation », lutte contre le harcèlement au travail, lutte contre l'« agression publicitaire », lutte contre la « Disneylandisation », lutte contre la TV-réalité, lutte contre le terrorisme de ceux qui s'opposent violemment à l'expérimentation animale, etc. On pourrait penser qu'il s'agit là seulement d'un activisme permettant à son auteur d'être sur tous les fronts, sur le modèle de celui qu'il a défendu en son temps, José Bové. Mais en réalité ces diverses fronts permettent de préciser et de faire discuter par l'opinion les grands thèmes qui inspireront progressivement les mouvements de lutte pour la décroissance et ses propres réflexions.

Dans cette perspectives, Paul Ariès ne s'est pas limité au militantisme. Il a beaucoup lu et beaucoup étudié, concernant l 'histoire et la contemporanéité des mouvements socialistes puis aujourd'hui des mouvements écologistes. « La simplicité volontaire » offre à cet égard une véritable bibliographie commentée. On y trouve référencés une cinquantaine d'auteurs français et étrangers dont la plupart sont encore peu connus ou même sont restés confidentiels. Parler d'anti-mondialisation ou de décroissance sans avoir étudié l'histoire des idées concernant ces thèmes serait manquer du sérieux scientifique qui s'impose sur des questions abondamment déformées par des économistes et hommes politiques représentant l'ordre dominant. Malheureusement, les auteurs mentionnés dans le livre ne sont généralement pas pour le moment accessibles sous forme numérique, ce qui rend un peu illusoire l'espoir de s'inspirer de leurs travaux. Personne n'a plus le temps de fréquenter les bibliothèques.

A propos du livre

Le livre fait heureusement pour nous une partie du travail, puisque Paul Ariès ne se contente pas de mentionner les grands prédécesseurs. Il s'appuie chaque fois que nécessaire sur eux dans la rédaction des 4 premières parties de son livre. Celles-ci sont consacrées à une relecture critique des illusions, optimistes ou au contraire, selon lui, pessimistes, des tenants du  « capitalisme vert » et des technosciences de même couleur. Il critique dans les mêmes termes le productivisme optimiste des gauches traditionnelles comme tout autant l'anti-productivisme pessimiste des gauches libertaires et hétérodoxes. Il y a nécessairement, au niveau du détail, beaucoup d'approximations et parfois de contre-sens dans ces différentes critiques.

Néanmoins, dans l'ensemble, nous ne pouvons pour notre part qu'y adhérer. Sur notre site en particulier ont été souvent évoqués les véritables mensonges des industriels et des hommes politiques ralliés à leur cause qui défendent des innovations technologiques présentées comme devant remédier aux nuisances écologiques des techniques actuelles alors qu'elles créent plus de nouveaux problèmes qu'elles ne prétendent en résoudre. C'est le cas des agrocarburants ou des solutions à base d'OGM présentées ou plutôt imposées par des industriels monopolistes tels que Monsanto. C'est aussi le cas aujourd'hui de la géo-ingénierie (voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/109/actualite.htm#actu2

Paul Ariès dégage ainsi la route à ce qui fait l'élément fort de son livre, un antiproductivisme optimiste qu'il préfère assimiler à de la simplicité volontaire plutôt qu'à de la décroissance, compte-tenu sans doute des ambiguïtés qu'implique semblable terme. La deuxième partie du livre présente un certain nombre de propositions permettant de convaincre les lecteurs qu'un autre monde, un monde décroissant, « est possible », selon la formule. Ce sont ces propositions qu'il faudra regarder avec attention, sans renoncer pour autant à les critiques quand elles apparaîtront sommaires ou lacunaires – défauts inévitables vu l'ampleur de la tâche.

C'est en effet un véritable changement de société, non seulement en France mais en Europe et dans le monde entier, que proposent les militants de la décroissance, qui se qualifient d' « objecteurs de croissance » et dont Paul Ariès se veut un des représentants les plus actifs. Il a en effet contribué à fonder le Parti des objecteurs de croissance qui vise à convaincre de la pertinence de ces thèmes toute la gauche non capitaliste, en premier lieu les Verts et les Ecologistes 1). Il existe des organisations voisines, se retrouvant sur des plate-formes communes. Citons un Mouvement des Objecteurs de croissance ainsi qu'un Réseau des Objecteurs de croissance pour l'Après Développement.2). Il semble que s'organise actuellement une « campagne unitaire des Objecteurs de croissance pour 2012 » dont Paul Ariès sera sûrement un des représentants les plus actifs – suscitant d'ailleurs comme prévisible des jalousies dans les partis écologistes.

Le livre résume les grands traits du programme présenté par les objecteurs de croissance. On y trouve d'abord des propositions portant sur le mode de vie et les idéaux de vie que devraient se donner ceux qui ne supportent plus les limites de la société marchande de consommation, non plus que les contraintes d'un productivisme bien résumé par la formule de Sarkozy, travailler plus pour gagner plus. Il s'agit en fait de s'engager personnellement dans toute une gamme de combats politiques permettant de changer la société en profondeur, mieux qu'une hypothétique « révolution » dont l'échec serait assuré.

Il y a en premier lieu les combats individuels, permettant à l'individu de mieux se responsabiliser humainement, socialement et écologiquement. Paul Ariès met en garde cependant à cet égard contre les tentations moralisatrices toujours présentes dans certains esprits, se traduisant par des formes de répression de groupe insupportables. Attirer l'attention du voisin sur le gaspillage que représente le fait de laver sa voiture en période de sécheresse est admissible. Organiser comme cela se pratique désormais dans certains communautés musulmanes, des visites quasi domiciliaires chez les voisins pour s'assurer qu'ils respectent le jeune du ramadan n'est pas loin de faire apparaître le spectre du Ministère de la promotion de la vertu et de la répression du péché dont s'honore la république islamique d'Iran.

Après les combats individuels viennent les combats collectifs portant sur les comportements économiques. On retrouve là l'esprit traditionnel de la gauche et du syndicalisme mutualiste, coopératif et auto-gestionnaire. Paul Ariès salue ainsi le développement des AMAP (Associations pour le maintien d'une agriculture paysanne) et des SEL (Services d'échange local). Il met cependant en garde, là aussi, sur les capacités du capitalisme à récupérer toutes ces initiatives, comme le montrent de nombreux exemples que nous ne citerons pas. Pour éviter ces pièges, il recommande d'ajouter aux démarches précédentes des combats collectifs de type politique. A nouveau, il ne s'agira pas de proposer une révolution conduisant à une société mondiale de la décroissance dont nul n'est encore capable de préciser les contours ni les voies d'accès. Il s'agira seulement de susciter une gamme de petits combats à fort potentiel symbolique ou d'entraînement, lesquels tels les petits ruisseaux pourraient faire naitre une grande rivière.

L'objectif en sera cependant très ambitieux, car il s'agira selon l'expression consacrée, de « refabriquer de l'humain », selon le principe « moins de biens, plus de liens ». Aussi ambitieux qu'il soit, cet objectif pourra cependant êtreatteint localement assez vite, récompensant ainsi ceux qui s'y engagent. Ceci d'autant plus que demeurent encore présentes dans nos sociétés certaines des traditions de convivialité et d'autonomie propres aux anciennes communautés paysannes et ouvrières. Les groupes ayant la chance – tous ne peuvent pas le faire – de mettre concrètement en pratique des comportements de frugalité partagée, ceux qui peuvent rechercher de nouvelles formes d'expression et de création, offrent en effet à leurs membres une qualité de vie supérieure à celle dont bénéficient les victimes de l'enfermement télévisuel et de la course à la consommation.

Une telle recherche doit se faire aussi à travers les institutions, telles l'école, la commune, l'hôpital. Il ne s'agit évidemment pas de prétendre s'en passer, car elles sont indispensables à des relations inter-individuelles policées, mais il faut cependant essayer de les « réhabiter », y réintroduire les dimensions humaines qu'elles perdent de plus en plus sous la pression du capitalisme de marché avec qui elles sont mises en concurrence.


Vers un programme politique

Le livre se termine par la présentation de ce que l'auteur nomme « huit raisons de choisir la simplicité ». Il y recommande des changements complexes de comportement auxquels nous ne pouvons pas pour notre part toujours adhérer sans discussions. Dans beaucoup de cas, selon nous, Paul Ariès simplifie excessivement les problèmes et les solutions. Si ainsi l'objectif fort louable de lutter contre l'artificialité conduit à refuser systématiquement les produits et les recherches de ce qu'il stigmatise du nom de technosciences, il n'y a plus qu'à tenter de s'enfermer dans un hypothétique Moyen-Age (qui sera d'ailleurs très probablement synthétique, les marchands ne renonçant pas à exploiter ce créneau porteur). En fait, les objectifs ainsi proposés ne seront acceptables qu'après beaucoup de clarifications et discussions. Ils visent toutes à diminuer les formes de consommations insoutenables imposées par le capitalisme marchand, ce en quoi ils sont justifiées. Mais il y aura manière et manière de le faire.

Se refuser comme producteur c'est-à-dire refuser de consacrer tout son temps à une activité marchande, se refuser comme consommateur, esclave de la publicité, se refuser comme spectateur esclave de la télévision, changer son rapport au temps, changer son rapport à l'espace sont des buts fort louables mais ils ne se concrétiseront que si les humains sont incités à inventer des comportements de substitutionà la fois plus valorisants pour eux et plus protecteurs des écosystèmes. Ceci ne se fera pas sans efforts et sans erreurs. Paul Ariès n'en disconvient d'ailleurs pas. Il est certain que dans le cadre étroit d'un ouvrage de 300 pages, toutes les précisions nécessaires ne peuvent être apportées.

Nous restons cependant sur notre faim lorsque, notamment dans la conclusion, Paul Ariès propose des formes d'organisation de la vie économique et sociale a priori très attrayante mais qui ne seront pas viables sans des modifications profondes – et quasiment planétaires – des régulations étatiques. Préférer systématiquement la gratuite à l'usage payant 3), proposer l'adoption d'un Revenu Universel d'Existence, se situant entre un minimum et un maximum vital, recommander comme le font d'autres économistes de la décroissance (dont Yann Moulier Boutang précité) un impôt universel portant par exemple sur les transactions numériques, poseraient d'immenses problèmes, si l'on voulait au delà d'expériences symboliques, généraliser de telles procédures, comme il sera nécessaire de le faire, à l'ensemble du monde, développé ou moins développé.

C'est pourtant cela que signifiera le mot d'ordre qui séduit de plus en plus de personnes, sortir du capitalisme marchand. Comme cette sortie sera à notre avis inévitable, si l'un des scénarios que nous avons évoqué dans notre dossier consacré à la géopolitique 4) se réalisait dans les prochaines décennies, c'est-à-dire un enchaînement de catastrophes, nous pensons qu'il conviendrait sans attendre d'y réfléchir sérieusement. Des questions beaucoup plus difficile à résoudre qu'il n'y paraît devront être abordées.

Par exemple, comment, avant de prétendre sortir du capitalisme en général, s'attaquer à la première priorité qui est indiscutablement la sortie du capitalisme financier? Nous avons indiqué ainsi ailleurs que depuis trente ans, un véritable complot provenant du capitalisme anglo-saxon a privé les Etats (sauf évidemment les Etats-Unis qui sont au coeur du système) de la possibilité de maîtriser leurs propres monnaies. Autrement dit, la monnaie traditionnelle, dite régalienne ou des Instituts d'émission, a été complètement soumise à la monnaie dite de banque, et à tous les dérivés spéculatifs construits à partir de cette dernière 5). Quitte à choisir la forme de capitalisme qui nous mangerait, nous préférerions, malgré ses déviances possibles, le capitalisme d'Etat à tous les autres.

De même, dans un tout autre domaine, la question de la démographie ne pourra être évitée. Nous pensons que, contrairement à ce que pensent les démographes bien pensants, rien ne permet d'affirmer que la supposée transition démographique permettra partout de stabiliser les naissances. Avec la destruction des structures sociales et la remontée des fondamentalismes en résultant, dues aux crises à venir, rien ne permet d'affirmer que la natalité ne va pas reprendre partout, au sein de populations soumises à des réflexes hérités de survie propres à toutes les espèces en danger 6).

Plus généralement, les questions posées par les politiques de décroissance, brièvement résumées dans notre introduction, ne pourront pas rester sans réponse. L'idéal serait d'y associer le maximum de citoyens. Encore faudrait-il que partout se généralisent des ateliers et des expériences dont on ne voit guère en ce moment l'amorce. Il faudra aussi que tout ceci se fasse en utilisant le plus largement possible les ressources du web, comme nous en donnons nous-mêmes l'exemple ici à trop petite échelle. Stigmatiser le web comme consommateur indu d'énergie n'y aidera pas.

Ce serait en fait un très grand projet géopolitique illustrant et confortant les objectifs des plus raisonnables des objecteurs de croissance qu'il conviendrait d'entreprendre, en y ralliant le maximum de forces de gauche. Mais les attaques personnelles, comme celles auxquels s'est livré récemment Paul Ariès contre Daniel Cohn-Bendit, aussi fondées puissent-elles être, n'y aideront pas. On peut déjà pronostiquer que, pour les élections présidentielles françaises de 2012, rien de très clair dans ces directions ne sera présenté aux électeurs.

Notes
1) Le Parti des Objecteurs de croissance http://www.objecteursdecroissance.fr/
2) Mouvement des Objecteurs de croissance http://www.les-oc.info/ et Réseau des Objecteurs de croissance pour l'Après Développement http://www.apres-developpement.org/
3) Pourquoi à cette occasion faire si peu de cas du mouvement des logiciels libres et de la publication gratuite en Open Source dont nous sommes ici un combien éminent exemple ?
4) Voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/108/geopolitique.htm
5) Cf. de Marc Jutier, possible candidat aux élections présidentielles de 2012 « C’est la CRISE finale ! » paru dans NEXUS n° 69 de juillet-août 2010, malheureusement à notre connaissance non disponible en ligne.
6) Voir
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/109/ontophylogenese.htm

 

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5 août 2010 4 05 /08 /août /2010 16:24

De Darwin à Lamarck et retour
.par Jean-Paul Baquiast 05/08/2010

La grande transformation des sciences sociales et politiques.Jusqu'où l'évolution du milieu social influence-t-elle l'évolution biologique des humains ?


Cette question se pose en permanence lorsque l'on étudie les applications possibles de la théorie de l'ontophylogenèse, due au biologiste Jean-Jacques Kupiec, que nous avons plusieurs fois présentée sur ce site 1). Rappelons que, très sommairement résumée, cette théorie décrit un phénomène continu s'appliquant à l'évolution des organismes soumis à la compétition darwinienne. Avant la théorie de l'ontophylogenèse, on considérait que l'évolution résultait de deux phénomènes distincts. D'une part le génome évoluait en conséquence de la sélection, sous l'influence des contraintes du milieu, de mutations génétiques favorables survenues aléatoirement. D'autre part l'évolution des formes adoptées par les animaux adultes résultait de l'expression différente des gènes inclus dans leur ADN, en fonction des contraintes sélectives différentes imposées par le milieu. Pour l'ontophylogenèse au contraire, les individus soumis aux contraintes du milieu évoluent par mutation/sélection à tous les niveaux de leur organisation biologique: le génome (phylogenèse) et la formation des individus adultes après la création de l'embryon (embryogenèse ou ontogenèse).

Si nous appliquons ce principe général à la compréhension de l'influence que peuvent avoir les transformation du milieu social sur les individus et sur leurs comportements, on en déduira que ces transformations pourront se répercuter aussi bien sur les génomes, transmis lors de la reproduction, que sur les individus eux-mêmes modifiés tout au long de leur vie. Une technologie telle que celle associée au développement des ordinateurs et de l'Internet entraînera d'abord, sous l'influence de la compétition darwinienne entre individus au sein d'un milieu ainsi transformé par cette technologie, des modifications sur les comportements des utilisateurs. Ceux-ci pourront acquérir une expertise mentale et comportementale qu'ils se transmettront sur le mode culturel (par imitation). Mais il ne serait pas exclu que cette évolution du milieu culturel puisse générer des pressions sélectives s'appliquant aux mutations du capital génétique des parents. Ceux-ci transmettront alors à leurs enfants, via des modifications plus ou moins étendues de leur génome, de nouveaux caractères biologique héréditaires, concernant par exemple l'acquisition de bases neurales favorables à l'utilisation de l'Internet.

Les transformations du génome ainsi acquises ne seront pas en principe telles qu'elles rendraient impossible l'interfécondité entre utilisateurs et non utilisateurs de l'Internet. Autrement dit, puisque c'est l'interfécondité qui caractérise l'appartenance à ce que l'on nomme une espèce, elles ne feront pas apparaître une nouvelle espèce humaine, de type mutant sur le mode dit post-humain, qui se distinguerait radicalement de l'espèce actuelle. Mais il ne serait pas exclu, en principe, que les descendants des utilisateurs d'Internet présentent à la naissance des caractères les rendant plus aptes à maîtriser cette technique que les descendants des non-utilisateurs. Certes, ces derniers pourraient par l'éducation récupérer leur handicap, mais au départ, il y aurait bien handicap.

C'est ainsi que sont apparus d'innombrables variants dans les caractères des humains au long de l'histoire de l'homo sapiens, en fonction des pressions sélectives imposées par les différents milieux que les migrations de leurs ancêtres les avaient obligés à affronter. Il n'y a pas de raison de penser que ce même mécanisme ne puisse aujourd'hui s'appliquer, en conséquence des transformations profondes imposées aux sociétés humaines par le développement de ce que nous avons nommé les systèmes anthropotechniques.

Mais il est d'autres modifications tout aussi importantes susceptibles d'affecter de façon différenciée les humains qui les subissent. Elles résultent des influences s'exerçant sur les sociétés humaines, en fonction notamment de la compétition darwinienne entre groupes pour la conquête des pouvoirs économiques, sociaux et politiques. Un exemple à juste titre souligné aujourd'hui concerne les conséquences en termes d'ontogenèse, mais peut-être aussi de phylogenèse, des inégalités sociales. Il n'est pas contesté que les populations vivant à la limite du seuil de pauvreté subissent des handicaps importants, en terme d'espérance de vie et de capacités physiologiques voire mentales. Il n'est pas exclu que ceux-ci soient si important qu'ils puissent se transmettre aux descendants des individus touchés, c'est-à-dire par l'intermédiaire de transformations génétiques héréditaires.

Le phénomène n'affecte pas seulement les populations dites défavorisées des pays pauvres. Il est constaté dans les sociétés riches elles-mêmes. C'est ainsi que, selon l'OMS 2) , un enfant né dans un quartier pauvre de Glasgow aura une espérance de vie inférieure de 28 ans à celui né dans le quartier riche de la ville. Il pourra également présenter des handicaps physiques et mentaux bien supérieurs. La question, comme nous allons en discuter, se pose de savoir si ces handicaps seraient ou non transmis, au moins en partie, par la voie héréditaire....c'est-à-dire s'ils ne résulteraient pas finalement d'un processus d'adaptation darwinienne tout à fait normal.

Des différences qui deviendraient héréditaires

Concernant les différences que généreraient, au sein de l'espèce humaine, les diverses façons dont les technologies émergentes affectent les différentes sociétés, beaucoup de choses ont été dites. Peu d'études cependant se sont posé la question de savoir si les humains impliqués dans la production ou l'usage de ces technologies différeraient sur le plan génétique de ceux qui ne le seraient pas. Nous avons pour notre part, dans Le paradoxe du sapiens 3), fait l'hypothèse que cela pourrait être souvent le cas. Jean-Jacques Kupiec pour sa part reconnaît la validité d'une telle hypothèse. Resterait cependant à démontrer de façon précise qu'au sein de ce que nous avons nommé des systèmes anthropotechniques, les humains étroitement associés à telle ou telle technologie présenteraient des traits biologiques transmissibles par la voie héréditaire, et pas seulement sur le mode de l'imprégnation culturelle.

Concernant l'influence de l'extension de l'internet sur non seulement les psychismes mais aussi l'organisation cérébrale en profondeur des habitués, les données manquent. De plus en plus d'observateurs s'interrogent cependant sur l'effet que peut avoir, notamment chez les jeunes, le développement des réseaux dits sociaux. Quel temps peut-il rester pour des formes de pensées ou de travail traditionnelles à des personnes se connectant plusieurs heures par jour à des cercles d'amis rassemblant une moyenne de 150 à 200 correspondants? Il est certain que la vie intellectuelle et affective non seulement des individus impliqués mais de groupes sociaux de plus en plus étendus en sera transformée, d'une façon qui n'apparaît pas encore clairement. Pour le savoir, des analyses en profondeur commencent à être entreprises.

C'est ce qu'évoque par exemple Marc Buchanan dans un article très récent du NewScientist « The greatest experiment of all time » 4). L'objectif de cette « grande expérimentation » serait d'utiliser les multiples traces et informations que produisent les millions d'utilisateurs des réseaux et systèmes de communication en ligne pour faire apparaître des comportements individuels et sociaux qu'il est encore impossible d'étudier autrement, compte-tenu du coût des enquêtes traditionnelles. Une véritable révolution pourrait en résulter au profit des sciences sociales et humaines. Des chercheurs comme A.L. Barabàsi de la Northeastern University de Boston espèrent pouvoir, en traitant scientifiquement ces nuages de données, faire apparaître des lois mathématiques décrivant et permettant même de prédire les comportements sociaux.

Ces recherches s'intéressent encore à des phénomènes relativement généraux, tel que la raison du succès de tel ou tel produit musical. Mais en se perfectionnant, il n'est pas exclu qu'elle permettent de mieux comprendre la façon dont les individus eux-mêmes s'interfacent à l'intérieur de ces réseaux. De la même façon, dans les neurosciences, l'observation de l'activité manifestée par les grands faisceaux neuronaux permet aujourd'hui d'envisager une meilleure compréhension du fonctionnement de petits groupes de neurones, voire de neurones individuels. On craindra évidemment que de telles études soient principalement menées à des fins commerciales et politiques: mieux encadrer les individus et mieux déterminer leurs choix. C'est bien d'ailleurs ce qui se passe puisque ces recherches semblent intéresser prioritairement les Business Schools et certains chercheurs travaillant pour des partis politiques. Les Textos et Twitter ont déjà été utilisés lors des campagnes politiques, pour évaluer sinon influencer l'état de l'opinion. Mais de l'avis des spécialistes, les travaux sont encore dans l'enfance et devraient pouvoir progresser considérablement.

On peut penser cependant que nonobstant les risques inhérents à toute nouvelle forme de science, les études conduites sur ce que l'on pourrait appeler les traces manifestes laissées par le fonctionnement du cerveau global de l'humanité devront être poursuivies, si possible sous la responsabilité de chercheurs universitaires de service public. Elles permettront, entre autres, de donner des bases solides aux conjectures de la mémétique, qui pour le moment encore relèvent plus de la littérature que de l'observation scientifique. Il n'est pas exclu non plus que, conjuguées avec les observations menées en IRM et in vivo sur les aires cérébrales activées lors de tel ou tel type d'échange, elles fassent apparaître de nouvelles organisations cérébrales, éventuellement susceptibles de transmission génétique, qui caractériseraient les humains associés dans les vastes systèmes anthropotechniques résultant du développement exponentiel des réseaux de communication.

Des « humains diminués »

Bien différentes sont les études portant sur les acquisitions ou à l'inverse les pertes de compétences résultant de la façon dont les populations se situent au regard des Pouvoirs. Nul observateur objectif ne nie aujourd'hui que, sous l'influence de la destruction délibérée par les puissances financières des structures de l'Etat providence destinées à établir un minimum d'égalité entre citoyens, de nouvelles couches de dominants se soient installées sous des formes très voisines dans les diverses parties du monde. Il s'agit d'ultra-riches, d'élus politiques amis et de personnalités d'influence liées dans des cercles de partage de pouvoir de moins en moins discrets. Ils s'arrangent pour capter la plus grande partie des valeurs produites par les activités économiques et intellectuelles.

En contrepartie se développent des populations de plus en plus nombreuses d'ultra-pauvres, de moins en moins aptes à partager les bénéfices des diverses formes de croissance, matérielles ou immatérielles, que pouvaient faire espérer les progrès technologiques. Nous avons cité le cas de Glasgow et de sa banlieue, mais il est inutile de préciser que ce cas se retrouve à l'identique dans des milliers d'autres zones géographiques, évidemment aussi en France même.

Or des chercheurs évolutionnistes se posent actuellement la question de savoir si des populations où l'espérance de vie ne dépasse pas 50 ans, où les déficiences à la naissance sont multiples, où les invalidités accablent dès la trentaine la plupart des personnes des deux sexes, ne sont pas en train d'acquérir des transformations génétiques qui les mettraient à même de supporter ces handicaps sans disparaître. De telles évolutions apparaissent dans la plupart des espèces dont l'environnement et les ressources se raréfient: diminution de la taille, natalité modifiée, perte de certaines fonctions, acquisitions de nouveaux réflexes éventuellement prédateurs ou auto-prédateurs de survie, etc.. N'en serait-il pas de même chez les humains supportant ce qu'il faudra bien appeler une entreprise de sous-humanisation provenant de ceux qui veulent dorénavant s'attribuer toutes les ressources et tous les pouvoirs.

Pour des chercheur tel Daniel Nettle de l'Université de Newcastle ou Sarah Jones de l'Université du Kent 4), les traits généralement considérés comme négatifs voire asociaux sinon criminels que l'on reproche aux résidents en difficulté, jeunes ou moins jeunes, des banlieues urbaines, se bornent à traduire un processus inconscient d'adaptation globale à des situations de plus en plus dures, autrement dit de plus en plus sélectives. C'est ainsi que les femmes se reproduiraient de plus en plus tôt et avec un nombre croissant d'enfants, car il s'agit d'un mécanisme propre à tous les mammifères dont l'environnement se rétrécit et la durée de vie diminue. De même, si les jeunes sont de plus en plus agressifs, en fait à la recherche par n'importe quel moyen des ressources qui ne leur sont plus apportées par la société, ce ne serait pas en premier lieu sous l'influence de gangs mais de la nécessité de satisfaire des besoins de moins en moins bien servis par une organisation sociale de plus en plus inégalitaire. Les mêmes études sont en cours, avec les mêmes conclusions, sur les populations d'afro-américains et de latino-américains en difficulté outre Atlantique.

Les chercheurs n'ont pas pour le moment essayé de rechercher si ces modifications adaptatives se traduisent ou non par des dispositions biologiques émergentes ou ré-émergentes chez les individus concernés. On devine que le sujet pourrait donner lieu à des exploitations sulfureuses, visant à traquer pour les éliminer les individus éventuellement porteurs de modifications génétiques associées à des comportements déviants sinon criminels. Mais en bonne logique, il n'y a aucune raison de penser que des modifications adaptatives génétiquement transmissibles visant à mieux tirer parti d'un environnement dont les ressources se transforment ne s'exerceraient qu'à sens unique, c'est-à-dire dans le « bon » sens moral de l'insertion sociale des individus dont l'environnement s'enrichit.

Les recherches que nous évoquons dans cet article, aussi embryonnaires qu'elles puissent être encore, conduisent en tous cas à donner une base scientifique améliorée aux programmes politiques de ceux qui ne voudraient pas se limiter à des actions purement répressives. Les mouvements politiques d'inspiration socialiste savent depuis déjà deux siècles, comme l'avait bien exprimé Victor Hugo, que le crime prend le plus souvent naissance dans la pauvreté et l'ignorance. Les Etats européens dits Providence ou protecteurs mis en place après la 2e guerre mondiale l'avaient compris, comme nous l'avons souligné ci-dessus. Ils avaient obtenu des résultats non négligeables, par comparaison avec ce qui se faisait dans d'autres parties du monde. Ils avaient notamment réussi jusqu'au début des années 1980 à diminuer les facteurs de coûts relevant de ce que l'on nomme les « externalités négatives », coûts non comptabilisés mais écrasants à terme et provenant des misères non soulagées.

L'avidité pour le profit immédiat et personnel marquant les nouvelles élites européennes est en train de défaire tout ce travail. Une seule chose reste à espérer: que les « humains diminués » qui en résulteront ne se révolteront pas jusqu'à tout détruire.

Notes
1) voir notamment http://www.automatesintelligents.com/interviews/2009/kupiec.html
2) voir http://www.keewu.com/article2115.html
3) J.P. Baquiast. Le paradoxe du Sapiens, Jean Paul Bayol, 2010
4) Marc Buchanan. The greatest experiment of all time, NewScientist, 24 juillet 2010, p. 30
5) Mairi Macleod, Die young, live fast , NewScientist, 17 juillet 2010, p. 40.


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28 juillet 2010 3 28 /07 /juillet /2010 09:48


Yann Moulier Boutang, Le Capitalisme Cognitif. La Nouvelle Grande Transformation
Multitudes/Idées 2007

Yann Moulier Boutang, L'abeille et l'économiste.
Carnetsnord 2010



Présentations par Jean-Paul Baquiast, 28/07/2010

 

 

Yann Moulier Boutang est un économiste et essayiste français, né en 1949. Ancien élève de l'École normale supérieure, il a participé dans les années 1970-1990 à différents mouvements de gauche d'inspiration dite aujourd'hui soixante-huit. Il a fondé plusieurs revues et écrits de nombreux ouvrages et articles dans l'esprit de l'autonomie ouvrière et de l'autogestion. Il a adhéré aux Verts en 1999.

Depuis 2000, il dirige la revue Multitudes en tant que directeur de publication. Il est membre du comité d'orientation de Cosmopolitiques.

Après avoir été enseignant à l'École normale supérieure et à l'Institut d'études politiques de Paris, Yann Moulier-Boutang est actuellement professeur de sciences économiques à l'Université de technologie de Compiègne et International Adjunct Professor au centre Fernand-Braudel de l’Université de Binghamton-New York (États-Unis).

Pour en savoir plus

Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Yann_Moulier-Boutang

 


Introduction

Le parcours professionnel et politique de Yann Moulier Boutang l'a toujours conduit à fréquenter les milieux sinon de l'altermondialisme au sens strict, du moins de l'anti-néolibéralisme. Il a également, avec l'explosion de ce que l'on a nommé à partir de 1980 les nouvelles technologies de l'information, participé activement à la réflexion sur les changements induits par celles-ci dans les sociétés. Si ces technologies étaient considérées initialement comme apportant des changements bénéfiques généralement bien accueillis par les mouvements intellectuels auxquels participaient l'auteur, l'envers de la médaille est vite apparu. Ces mouvements, à juste titre, ont jugé nécessaire de les critiquer à la lumière de ce qu'en faisaient les grands Etats (notamment les Etats-Unis) et les intérêts financiers mondialisés pour imposer partout leur domination.

Nos lecteurs sont, nous devons l'espérer, suffisamment informés tant de la critique des marchés financiers que de celle portant sur les perspectives favorables ou défavorables au regard de la démocratie découlant de la numérisation systématique des acteurs et des activités. Ils trouveront cependant dans les deux livres de Yann Moulier Boutang présentés ici de nombreux éléments permettant de préciser des opinions pouvant rester un peu générales. De plus, l'intérêt particulier offert par ces deux livres découle, au moins à nos yeux, du fait qu'ils émanent d'un économiste, formé aux contraintes et au langage de cette discipline.


Nous nous sommes précédemment ici demandé, à titre de provocation, si l'on pouvait considérer l'économie politique comme une science. Ne s'agissait-il pas plutôt d'un recueil d'arguments mis en forme sur le mode scientifique mais visant à convaincre que le capitalisme financier et mondialisé était le seul type d'organisation économique viable. Si cela était, il faudrait laisser jouer librement la concurrence entre entreprises (le libéralisme économique) et entre détenteurs de capitaux (le néo-libéralisme ), quelles qu'en soient les conséquences sociales et environnementales. Il faudrait aussi continuer à détruire, partout où elles avaient survécu, les structures de l'Etat investisseur, régulateur économique et protecteur au plan social. Ces structures étatiques et administratives ne pourraient en effet qu'encourager le maintien d'activités inutiles et le gaspillage. Leur reprise par l'actionnariat privé sera le remède à leurs défauts congénitaux. Ce discours, porté par des experts dotés du titre d'économiste, n'a pu qu'impressionner des gouvernants, des chefs d'entreprises, , des travailleurs et des épargnants perdus dans un monde dont les ressorts profonds, de type anthropologique ou anthropotechnique, pour reprendre le terme que nous employons par ailleurs, leur échappaient.

S'il serait sot de disputer à l'économie le titre de science – bien d'autres spéculations guère plus fondées se prétendant scientifiques – nous devons par contre nous interroger sur le caractère neutre des nombreux experts, se disant économistes, que l'on entend en permanence se prononcer dans les médias en faveur des politiques de libéralisation que nous venons de résumer. Le journal Le Monde diplomatique, qui dénonce régulièrement le manque d'objectivité des intervenants présentés par les médias ou se présentant comme des économistes, avait récemment montré que la grande majorité d'entre eux exerçaient des fonctions salariées ou bénéficiaient de crédits d'études provenant de banques ou entreprises financiarisées. Des postes de consultants auprès des grandes organisations internationales telles que la Banque mondiale, le FMI ou l'OMC ne sont pas de meilleurs gages d'objectivité, quand on sait l'engagement de ces institutions, depuis leur création, en faveur du libéralisme c'est-à-dire très largement jusqu'à présent en faveur des corporatocraties anglo-saxonnes. De quelle objectivité peuvent alors se targuer ces économistes quand ils critiquent les mesures des gouvernements ou les propositions de l'opposition visant à porter remède à la crise?

On entend évidement beaucoup moins, dans les médias mainstream français tout au moins, s'exprimer des économistes (dotés de toutes les références universitaires et professionnelle leur permettant de se dire tels) critiquant ouvertement l'économie néolibérale, le système corporatocratique américain qui en est le principal acteur et les institutions européennes qui s'alignent passivement derrière lui. C'est que s'exerce en France une censure certaine et d'ailleurs croissante sur ceux qui ne sont pas conformes. Tout au plus, de temps à autre, la chaîne France Culture, d'audience malheureusement très faible, les invite à s'exprimer.

Cette censure, selon nous, a fait de Yann Moulier Boutang un économiste trop peu connu du grand public. On trouve des références et même des vidéos de lui sur le web, encore faut-il savoir les chercher. Il faut le regretter. La lecture de ses livres, et notamment de ceux présentés ici, est particulièrement instructive. Mais de tels livres ne sont édités qu'à quelques centaines d'exemplaires. Même avec le bouche à oreille, leur dissémination reste faible. Nous ne partageons pas nécessairement toutes les thèses de l'auteur. Si nous pouvons cependant, à notre niveau, contribuer à le faire mieux connaitre, nous en serions heureux.

Un réformisme radical

Les deux plus récents ouvrages de Yann Moulier Boutang, que nous présentons ici, peuvent être examinés simultanément, car ils représentent l'évolution des dernières réflexions de l'auteur relatives à deux phénomènes qui se recoupent aujourd'hui: un phénomène essentiellement technique, la numérisation progressive des activités et des contenus de connaissance, d'une part, un phénomène très largement économique et politique, l'incapacité de prendre en compte les modifications du modèle capitaliste imposées par le développement mondial des réseaux de production et d'échange, d'autre part.

Plutôt que s'en prendre en priorité aux excès du capitalisme financier mondialisé,excès qu'il ne nie pas par ailleurs, Yann Moulier Boutang appelle à mieux comprendre la grande transformation systémique qui concerne le monde tout entier et qui imposerait pour éviter les risques prévisibles la prise de mesures s'apparentant à ce qu'il nomme un réformisme radical, concernant notamment l'évaluation des valeurs, les modes de rémunération des citoyens, qu'ils soient ou non producteurs, et finalement l'assiette des prélèvements fiscaux.

Si l'analyse de la crise du capitalisme et l'appel à en sortir « intelligemment » semblent peu discutables, les mesures proposées par l'auteur pour ce faire, bien que très justifiées dans leur principe, paraîtront d'application difficile, sinon impossible. Autrement dit, après une lecture superficielle de ces ouvrages, on sera tenté de parler d'utopie. Utopie certes attrayante, comme toutes les utopies présentées en soutien aux valeurs sociétales de la contribution spontanée et du partage, mais qui ne résisterait pas à la guerre effrénée, parfois armée, à laquelle se livrent aujourd'hui les grandes corporatocraties économico-politiques en lutte pour la domination mondiale.

Nous pensons cependant qu'il ne faudrait pas s'en tenir à cette lecture superficielle. Il faut entrer en profondeur dans les analyses et propositions rassemblées par ces deux livres. Certes, la lecture n'en est pas particulièrement facile, car les arguments sont souvent techniques et le fil des démonstrations se perd parfois. Mais le lecteur devrait se persuader que Yann Moulier Boutang et ceux qui partagent ses vues soulèvent des questions fondamentales et proposent des solutions méritant d'être examinées avec soin, car elles pourraient répondre aux impasses que semblent promettre les conflits multiples entre les grands acteurs géopolitiques. Les deux ouvrages constituent donc des instruments de travail précieux, que nous ne pouvons évidemment pas ici résumer en quelques phrases. Il faut véritablement « y entrer », selon la formule.

Nous pensons pour notre part qu'un lien s'impose avec la géopolitique, lien que l'auteur n'a fait qu'épisodiquement. Sur la géopolitique et sur ces conflits, le lecteur pourra se reporter au dossier encore provisoire ouvert sur ce site (http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/108/geopolitique.htm ). Il y verra que deux scénarios selon nous se dessinent, entre lesquels rien n'est sans doute encore joué. Le premier est celui d'un progrès scientifico-technique accéléré (dit par les prospectivistes la Singularité). Les besoins essentiels s'y trouveraient soulagés et les tensions entre groupes humains progressivement apaisées. Le second scénario est celui d'une marche à la catastrophe. Les mêmes progrès techniques seraient confisqués par des pouvoirs aveugles à autre chose que leurs intérêts propres immédiats. Un collapse environnemental et civilisationnel en résulterait à relativement court terme.

Or dans les deux perspectives, les livres de Yann Moulier Boutang apportent des compléments indispensables. Ils concernent en effet la façon dont les sociétés modernes pourraient maîtriser l'emballement de ce qu'il nomme le capitalisme cognitif en réseau, principal source selon lui de ces progrès techniques. Parler de capitalisme ne signifie pas nécessairement se référer à la nature juridique de celui-ci, capitalisme privé ou capitalisme public, mais plutôt à ce que signifie le terme de capital. Il s'agit des investissements, matériels et immatériels, susceptibles de concourir à la satisfaction des besoins de survie des humains à travers la conservation de l'environnement. Un tel capital constitue le contraire des consommations de gaspillage et n'est pas incompatible avec les objectifs de décroissance des sur-consommations matérielles.

Pour tirer le meilleur parti de ce capitalisme cognitif, Yann Moulier Boutang invite à mieux comprendre les mécanismes de production des connaissances et des compétences qui sont propres aux nouveaux modes de production et de consommation générés par l'économie en réseau. Beaucoup de personnes venant de découvrir les commodités offertes par l'Internet croient les connaître mais les ignorent encore. Un travail pédagogique s'impose. Une meilleure compréhension pourrait favoriser l'émergence à grande échelle des solutions réglementaires et organisationnelles favorisant les comportements et les acteurs les plus propres à générer les nouvelles ressources immatérielles dont les sociétés ont le plus grand besoin.

Le capitalisme cognitif

Le premier livre, précisément intitulé Le Capitalisme Cognitif, La Nouvelle Grande Transformation, explore en profondeur ce que l'auteur nomme un nouvel âge du capitalisme, succédant au capitalisme commercial et industriel. Il montre ce que n'est pas et ce qu'est l'univers économique et politique résultant de la numérisation de plus en plus radicale des activités productives et de construction des savoirs. L'ouvrage a le mérite de multiplier les références à des auteurs français et étrangers peu connus qui contribuent à préciser les thèmes présentés. Il s'agit donc d'un instrument de travail précieux, que nous ne pouvons évidemment pas ici résumer en quelques phrases.

Un point très important, que nous retrouverons développé dans le livre suivant, « L'abeille et l'économiste », concerne la nécessité de prendre en compte les « externalités », positives ou négatives. On peut entendre par externalités positives les valeurs économiques et sociales fondamentales que les comptabilités nationales d'inspiration capitaliste se refusent à évaluer, parce que précisément les entreprises financiarisées veulent en user et abuser sans rendre de compte à personne: l'eau, l'air, les territoires, le travail non rémunéré et bénévole sous ses différentes formes. Ceux qui s'en prennent actuellement à ce qui reste d'administrations publiques et de services publics industriels rangent parmi ces externalités prétendues sans valeur en termes de comptabilité nationale le travail de ces administrations.

Les externalités négatives représentent les gâchis et pertes non comptabilisées, qui pèsent inévitablement sur les sociétés qui les génèrent: pollutions, déchets, sous-formation des individus, conflits et finalement guerres. On conçoit que des systèmes de comptabilité nationale, commerciale et budgétaire qui refusent de prendre en compte les unes et les autres pratiquent en permanence le déni des réalités. Une représentation complètement faussée des valeurs s'impose au monde économique et politique tout entier. Seuls en bénéficient les intérêts économiques et les pouvoirs étatiques qui ne visent qu'à renforcer leur domination sur les sociétés.

Aux externalités positives, Yann Moulier Boutang demande d'inclure les valeurs ajoutées, là encore non comptabilisées, résultant du travail en réseau de centaines de millions de cerveaux (dont, dirions avec la modestie qui nous caractérise, le travail de notre propre cerveau sur le présent site). Nul n'ignore que ces valeurs ajoutées sont reconnues, puisque la publicité en ligne, des opérateurs comme Google et plus généralement tous ceux qui condamnent les logiciels libres et les éditions sous le régime de l'open source voudraient s'en assurer le monopole. Il faut ajouter à ce travail en réseau tout le capital relationnel dont disposent certaines firmes et certains salariés travaillant dans le domaine de l'intermédiation.

L'économiste et prix Nobel américain Joseph Stiglitz devait, à la demande de Nicolas Sarkozy, présenter une nouvelle comptabilité nationale tenant compte de ces externalités positives et négatives, mais son rapport n'a toujours pas fait l'objet d'une discussion collective. De plus, la liste qu'il en a donné paraît fort restrictive. Il faut dire que la démarche risque d'être une nouvelle fois biaisée par la course au profit. Evaluer des valeurs afin de les protéger, en faisant payer par exemple aux pollueurs le coût de la disparition des ressources naturelles non comptabilisées dont ils abusent serait une excellente chose, mais à l'inverse, en faire des domaines de privatisation et de monopolisation au profit de nouveaux entrepreneurs à l'affut de nouveaux profits immédiats serait très dangereux.

Parmi ces externalités non prises en compte et donc non valorisées se trouve ce que l'auteur compare au travail de pollinisation accompli par les abeilles. Il reprend et développe ce thème dans le livre suivant, dont le titre mentionne explicitement l'abeille. On connait sans doute l'image. En même temps que les abeilles vont chercher du pollen et des sucres sur les fleurs pour alimenter la ruche, elles permettent la reproduction sexuée des plantes à fleurs. Comme celles-ci constituent aujourd'hui une part très importante des ressources alimentaires des animaux et des hommes, sans abeilles surviendrait une grave crise économique et écologique. Les cultivateurs commencent à s'en apercevoir aujourd'hui, alors que jusque là les craintes des apiculteurs concernant la disparition des abeilles n'avaient pas trouvé d'écho.

Dans l'économie moderne, les inventeurs et producteurs produisent des connaissances diverses qu'ils utilisent pour réaliser les biens et services qu'ils mettent sur le marché. Mais en même temps, du fait de la numérisation croissante des échanges d'informations scientifiques et techniques, ces connaissances circulent bien au delà des besoins de ceux qui les ont initialement produites. En circulant, elles s'enrichissent par symbioses et mutations, créant précisément le coeur de ce que l'auteur nomme le capital cognitif. Celui-ci, qui est de plus en plus mondialisé, représente les vraies valeurs porteuses d'avenir à partir desquelles s'élaborent les nouveaux produits et services, les nouveaux comportements créatifs et finalement le monde de demain dans son ensemble.

Ce capital cognitif n'a plus que de lointaines ressemblances avec le vieux capital traditionnel, celui constitué par les ressources naturelles et les investissements agricoles et industriels classiques. Les entrepreneurs et les pays qui s'enrichissent actuellement sont ceux qui ont compris cette évolution et qui tentent d'attirer et de valoriser à leur profit le capital cognitif, brevets et savoir-faire, hommes et cellules productives au mieux susceptibles de les créer. Mais il ne s'agit encore que de précurseurs. La grande majorité des gouvernants, des chefs d'entreprises, des économistes, des syndicalistes et des travailleurs restent focalisés sur les anciennes formes de capital, beaucoup plus rigides et peu adaptatives. Ils continuent à se battre pour conserver ce capital traditionnel et les profits et salaires en résultant, en négligeant les perspectives autrement plus riches qu'offrirait la valorisation du capital cognitif. Ils devraient en fait faire les deux.

Le capitalisme cognitif, dont l'auteur propose d'approfondir l'étude dans divers programmes de recherche, est si complexe et entraîne des conséquences si diverses et difficiles à appréhender, que les décideurs, quels qu'ils soient, se trouvent aujourd'hui incapables de le comprendre. Face aux difficultés d'adaptation et aux crises en découlant, économiques, sociales et environnementales, ils ont tendance alors à en appeler aux vieilles recettes du capitalisme et du syndicalisme traditionnel ou à celles de l'interventionnisme public dont la France fut un bon modèle du temps des trente Glorieuses. A plus forte raison, aucun expert, aucune institution ne sont aujourd'hui capables d'appréhender les défis pour demain que suscite la croissance exponentielle et désordonnée, aux plans écologiques et sociétaux, résultant de la convergence des technologies à travers les réseaux de connaissance.

Pour Yann Moulier Boutang, la finance internationale et la grande flexibilité que lui offrent les réseaux mondiaux de spéculation boursière et monétaire, constituent aujourd'hui les agents les plus efficaces en vue de produire et distribuer le capital cognitif. C'est la raison pour laquelle il se refuse à la condamner systématiquement. Tant que de nouvelles solutions collectives ne pourront pas être inventées pour rendre ce service de pollinisation, il serait impossible de prétendre la supprimer, voire dangereux de la limiter. Cela ne veut pas dire que pour lui, tout serait du mieux possible dans le monde du néo-libéralisme financier déchaîné et des biens et services numériques faisant périodiquement l'objet de bulles de croissance suivies de récessions à travers lesquelles, comme le croit Howard Bloom (The Genius of the Beast) de nouveaux produits innovants ne cesseraient d'apparaître. Son second ouvrage, l'Abeille et l'économiste, dresse un panorama sans complaisance des excès de la finance de marché.

La finance de marché

Concernant ce secteur devenu aujourd'hui essentiel dans le développement de l'économie mondiale, Yann Moulier Boutang ne se livre pas comme certains de ses collègues à une apologie sans nuances. Mais comme nous venons de le noter, il ne verse pas dans une critique systématique qui négligerait les moyens de comprendre pourquoi ce type d'activité s'est si rapidement généralisé au monde entier, y compris aux pays émergents tout récemment sortis du communisme, tels que la Russie et la Chine.

Les trois quarts de son second ouvrage sont consacrés à décrire l'origine et les différentes formes et mécanismes caractérisant ce que les économistes de gauche nomment le néo-libéralisme, c'est-à-dire la liberté d'action reconnue aux institutions bancaires et financières et à travers elles aux actionnaires, pour décider de l'avenir des activités productives. Le livre commence par une histoire de la finance et se poursuit par une analyse fouillée des crises en chaînes, financières, monétaires, sociales et en partie économiques qui se sont succédées depuis 2007-2008, à la suite de la défaillance des institutions de crédit américaines. Ceux qui ont suivi de près ces évènements pourront en lisant l'ouvrage rafraichir leurs connaissances. Les autres comprendront mieux des problématiques exposées abondamment mais dans la confusion par les médias.

Cette compréhension ne sera pas inutile car la grande crise, ses séquelles et ses nouvelles formes n'ont pas cessé d'exercer leur influence sur les politiques économiques. La plupart des causes qui l'ont provoquée sont demeurées ou ont reparu, d'où l'intérêt s'attachant à ce que les citoyens en prennent mieux conscience. Le lecteur comprendra pourquoi, malgré les retombées négatives, les acteurs de la finance, à la recherche de profits élevés immédiats, continuent à préférer les spéculations diverses, sur les matières et sur les valeurs, à des investissements productifs lourds, lents et rapportant peu. Ce ne seront pas les incantations des hommes politiques se targuant de moraliser les marchés qui les arrêteront.

A la lecture de cette histoire récente, le lecteur pourra à nouveau se convaincre de l'inadaptation des remèdes engagés par les gouvernements, les institutions financières internationales et, en ce qui la concerne, l'Union européenne, incapable d'agir dans l'unité comme le font ses concurrents des grands empires économiques nord-américain et chinois. Mais au fur et à mesure qu'il avancera dans sa lecture, il se demandera quelles solutions l'expert économiste et politique qu'est Yann Moulier Boutang propose d'adopter pour sortir des impasses qui s'accumule.

Des solutions radicales

Sur ce plan, les deux livres et surtout le second envisagent dans leurs chapitres terminaux une série de solutions radicales. Celles-ci, évidemment, sont déjà débattues par les milieux de ce que pourrions appeler l'économie alternative, mais elles ne sont pas exposées systématiquement dans la presse destinée au grand public. Elles ne sont pas non plus reprises systématiquement dans les programmes politiques de la gauche, laquelle selon nous devrait pourtant s'en emparer plus ouvertement qu'elle ne le fait actuellement, ne fut-ce que pour les discuter. Mais peut-être en aurait-elle peur.


Compte tenu de la définition qu'il nous a donné du capital cognitif et de la pollinisation, Yann Moulier Boutang propose il est vrai de vrais révolutions en termes de politiques économiques, sociales et budgétaires. Il ne s'agit pas de poursuivre un rêve impossible, sortir du capitalisme pour le remplacer par un socialisme étatique, dont on connait les égarements. Il ne s'agit pas non plus de prétendre tourner le dos aux évolutions technologiques et sociologiques qui fondent le capitalisme cognitif. Il s'agirait seulement, et c'est déjà beaucoup, d'introduire dans l'économie de marché et de concurrence des régulations bien plus importantes que celles actuellement discutées par les Etats, à l'ONU ou dans les instances telles que le G20 . Tous les Etats devraient en principe être concernés, car les mesures proposées, pour être efficaces et prévenir fuites et détournements, devraient être adoptées par l'ensemble des grands pays.

Nous traduiront en les résumant les propositions de l'auteur de la façon suivante:

Evaluer en comptabilité nationale afin de les valoriser économiquement toutes les activités et biens non identifiés officiellement mais largement exploités de façon sauvage par les entrepreneurs néo-libéraux. Il s'agit des externalités positives décrites dans le premier livre, lesquelles correspondent à la pollinisation réalisée par les abeilles. Continuer aujourd'hui à considérer que ces externalités n'ont pas de valeur ou qu'elles doivent être abandonnées au pillage anarchique, aboutira demain à ce que serait une agriculture sans abeilles, un désert.

La solution pour réaliser cette valorisation consisterait à identifier et chiffrer en termes économiques et monétaires tous les biens et toutes les activités qui échappent actuellement aux descriptions quantitatives et même qualitatives, mais dont chacun peut constater tous les jours cependant l'importance. Yann Moulier Boutang cite en priorité ce qu'il a nommé (avec les auteurs anglo-saxons mais avant Martine Aubry), le « care », c'est-à-dire tout ce qui concourra à la bonne conservation du capital humain. Mais un « care » identique s'impose à l'égard de la nature. Le même travail d'évaluation sera fait en parallèle concernant les externalités négatives: évaluer les pertes résultant de la non prise en compte des destructions résultant de l'activité économique et du « progrès ».

La tâche serait évidemment considérable, surtout si elle est entreprise au plan mondial, où les appréciations relatives aux valeurs dépendent beaucoup des spécificités culturelles. Mais il ne s'agirait au fond que d'un travail auquel les statisticiens, économistes et évaluateurs de toutes sortes sont habitués. L'entreprendre sans attendre aurait un effet pédagogique et d'entraînement considérable. Le public pourrait enfin, selon l'expression, commencer de comprendre  « ce dont on parle » quand on discute de l'écologie.  

Supprimer tous les impôts actuels et les remplacer par une taxe uniforme très faible sur l'ensemble des opérations de communication utilisant les réseaux numériques. Ce projet va plus loin que la Taxe Tobin laquelle est censée se limiter aux transactions financières internationales. L'auteur montre qu'une telle taxe serait parfaitement indolore mais qu'elle rapporterait bien plus d'argent que toutes les contributions obligatoires existantes. Nous renvoyons à l'ouvrage pour plus d'éclaircissement sur ce projet. Disons seulement que Yann Moulier Boutang ne précise pas comment cet impôt serait perçu et réparti. Mais on peut penser que, si la volonté existait au niveau des grands Etats, le dispositif serait parfaitement réalisable, sans trop générer de fraudes.

Verser uniformément à tous les citoyens du monde un Revenu Social Garanti distribué de façon inconditionnel. Ce RSG, calculé comme revenu minimum assurant la survie (1500 euros mensuels en Europe ? ) aurait l'intérêt de libérer les individus du souci de la vie quotidienne et de leur permettre d'investir, avec ou sans perspectives de bénéfices, dans les tâches à haute valeur ajoutée permises par les réseaux producteurs de capital cognitif. Le RSG devrait sans doute être distribué par les administrations publiques.

On pourrait penser le faire financer par l'impôt sur les transactions numériques précité. Mais nous pensons pour notre part qu'il pourrait être versé sans être gagé par des ressources fiscales, en faisant pratiquement appel à de la création de monnaie provenant des banques centrales. Les personnes ainsi subventionnées, dont la créativité serait stimulée, rapporteraient rapidement en termes de produits économiques commercialisables sur les marchés ou de gains sur les externalités beaucoup plus qu'elles ne coûteraient aux budgets.Il n'y aurait donc pas en principe de risque inflationniste. Nous avons développé précédemment une hypothèse concernant un Fonds stratégique européen s'inspirant de cette idée (voir http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=446&r_id= ).

Qui prendra l'initiative?

Tout cela paraîtra bel et bon, mais le lecteur réaliste se demandera quelles autorités prendront l'initiative de telles réformes. Certes, l'Union européenne pourrait décider de donner l'exemple, mais la question restera posée: qui en Europe en déciderait?

Yann Moulier Boutang n'aborde pas réellement cette question. Il n'attend cependant rien des Etats sous leur forme actuelle, qui sont rappelle-t-il des machines à conquérir le pouvoir (y compris dirions nous sous ses aspects les plus triviaux du bling-bling), associées aux classes entrepreneuriales les plus conservatrices. Ce jugement pessimiste rejoint le nôtre, concernant le poids de ce que nous avons baptisé du terme affreux mais significatif de corporatocraties anthropotechniques.

Nous pensons pour notre part que l'aggravation inévitable de la crise, touchant un nombre croissant de citoyens bien informés, poussera peut-être une majorité de ceux-ci, dans les grands pays, à prendre en mains directement le passage au réformisme radical esquissé par Yann Moulier Boutang. Mais il s'agirait d'une autre histoire, dont nous pourrons peut-être nous entretenir avec lui un de ces jours.


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2 juillet 2010 5 02 /07 /juillet /2010 21:24

 

par Jean-Paul Baquiast  02/07/2010

 

Revenons ici, quelques semaines après l'annonce de Craig Venter, sur la portée de l'exploit indéniable réalisé par ses équipes. On pourra se reporter, pour les détails de l'opération, à notre brève d'actualité du 28/05/2010 que nous ne reprendrons pas ici.
( http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/106/actualite.htm#actu2 )


Craig Venter, toujours emphatique, avait annoncé qu'il avait « réalisé la première espèce capable de se reproduire sur la planète qui ait pour parent un ordinateur ». Il voulait dire sans doute que ce fut avec l'aide de l'informatique qu'il avait séquencé les génomes des bactéries utilisées pour l'expérience et construit par assemblage un génome bactérien entièrement synthétique en collant des séquences d’ADN synthétisées bout à bout. Mais cette formulation pouvait prêter à confusion, laissant penser que la nouvelle bactérie résultait d'une démarche entièrement informatique, l'ordinateur pouvant désormais créer de la vie en s'éloignant des processus biologiques naturels.

Il n'est pas inutile donc de préciser la portée actuelle exacte de la réalisation au demeurant très remarquable de Craig Venter. Il a indéniablement créé, ou plus exactement construit, un organisme bactérien qui n'existait pas jusqu'à présent dans la nature. Mais il s'est borné à ce stade à assembler différemment des composants biologiques existants. On pourrait comparer l'opération à celle qu'aurait réalisé un mécanicien en construisant à partir de pièces détachées un nouveau moteur de voiture et en le montant sur le châssis d'un autre véhicule débarrassé de son moteur d'origine. Si la nouvelle voiture, dite de synthèse, avait pu se mettre à rouler normalement, le mécanicien aurait été très content de lui.

Concernant l'affaire Craig Venter, les composants de la nouvelle bactérie sont restés entièrement biologiques. Le génome, en particulier, n'a pas intégré de séquences purement chimiques et moins encore physiques, à base par exemple de puces électroniques. Autrement dit, il n'avait pas encore été question de réaliser de véritables hybrides ou chimères dites augmentées, bio-robotiques, du type de celles que l'on cherche à obtenir par ailleurs dans d'autres laboratoires.

Par ailleurs, le génome de synthèse implanté n'avait pas fait l'objet à notre connaissance de manipulations génétiques lui permettant de comporter des gènes ou chromosomes capables de synthétiser telle ou telle protéine ou enzyme, sur le modèle qui intéresse par ailleurs d'autres chercheurs et Venter lui-même. Craig Venter s'est borné à réaliser une plate-forme métabolique, selon l'expression utilisée, à partir de laquelle il sera possible ultérieurement d'implanter tel ou tel composant biologique ou non-biologique, conçus en vue d'objectifs déterminés au cas par cas.

Complexes anthropotechniqes

On voit cependant qu'il s'agit d'une avancée scientifique et technologique considérable, car elle ne tardera pas à être exploitée par les biotechnologies actuelles, elles-mêmes constamment renouvelées sous la pression des humains qui en assurent le développement. Les écosystèmes dans lesquels se trouvent inclus les organismes vivants, humains compris, vont ainsi se trouver soumis à des facteurs évolutifs bien plus puissants et rapides que ceux découlant des mécanismes de mutation/sélection décrits par le darwinisme et à l'oeuvre depuis 4 milliards d'années. Nous devons parler d'écosystèmes puisque, comme on le sait, les modifications génomiques, qu'elles soient naturelles ou induites par l'homme, ne prennent de portée qu'en co-évolution avec l'environnement, les corps biologiques d'abord, les niches les abritant ensuite. C'est ce que l'on résume par le terme de déterminisme épigénétique.

Il est donc désormais inévitable, Craig Venter n'ayant fait qu'accélérer le rythme, de voir se répandre sur la Terre des entités présentant un certain nombre des caractères par lesquels on identifie la vie, mais qui ne seront pas « vivantes » ou plus exactement biologiques, au sens traditionnel du terme. Elles seront de plus en plus artificielles. On parlera de biologie synthétique tant que les composants biologiques resteront dominants, même s'ils sont profondément modifiés. Mais très vite, on devra parler de vie artificielle, lorsque le robotisé et le virtuel y deviendront prédominants.

La composante artificiel le se manifestera sans doute très rapidement, dans la mesure où certaines expériences actuelles, exploitant les recherches relatives à l'émergence thermochimique des premières formes de vie, conduiront à mettre au point dans quelques années des molécules chimiques auto-catalytiques susceptibles de se reproduire et muter sur le mode biologique, à l'instar des premières formes de vie. Il s'agira de formes tâtonnantes, imparfaites, dont beaucoup disparaîtront. Mais le phénomène reproduira en l'amplifiant peut-être, le mécanisme de l'évolution biologique.

Il est donc évident que ces recherches, dont on a tendance à faire des épouvantails, auront dans un premier temps l'avantage de permettre aux biologistes de mieux comprendre les organismes vivants, ceci jusqu'au plus cachés de leurs déterminismes. Comme le disent les scientifiques, on ne peut pas espérer comprendre un mécanisme naturel tant qu'il n'a pas été reconstruit. Les ingénieurs disent « simulé ».

Pour notre part, nous voyons là une nouvelle illustration, particulièrement pertinente, des phénomènes que nous avons décrits par le terme de complexes anthropotechniques. Dans de tels systèmes, des composants évolutionnaires biologiques, anthropologiques et technologiques s'imbriquent étroitement pour donner naissance à de nouvelles entités en compétition darwinienne. De très bonnes choses, au sens que nous donnons actuellement à ce terme de « bonne chose », pourront en découler. Mais aussi des catastrophes, au sens là encore que nous donnons aujourd'hui à ce dernier terme. Nul ne peut en tous cas les prévoir et moins encore les organiser.

NB. Fabrice Papillon et Joël de Rosnay viennent de recenser les différentes techniques en cours ou prochaines intéressant la vie de synthèse. Nous ne partageons pas toujours leurs diagnostics, à la fois sommaires et alarmistes, concernant ces recherches et leur avenir. .
"Et l'homme créa la vie... : la folle aventure des architectes et des bricoleurs du vivant " Les liens qui libèrent (LLL), 2010

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14 juin 2010 1 14 /06 /juin /2010 11:25


A l'heure des compétitions mondiales entre corporatocraties anthropotechniques

Jean-Paul Baquiast 11/06/2010


Les observateurs s'intéressant à l'évolution du monde actuel manquent souvent d'outils intellectuels pour en décrypter les arcanes. A plus forte raison ne savent-ils pas que conseiller à ceux qui se tournent vers eux. Nous n'avons pas la prétention d'avoir de tels outils intellectuels, tout au moins pour répondre à la majorité des questions qui se posent. Voici cependant un petit diagnostic condensé qui pourrait être utile à quelques uns de ceux qui s'interrogent et qui, à travers ce site, nous font l'honneur de nous interroger.

L'évolution darwinienne récente a donné naissance à des corporatocraties


En appliquant le modèle d'analyse proposé dans notre dernier essai (cf Baquiast, Le paradoxe du Sapiens), convenons ici de nommer « corporatocraties » des systèmes anthropotechniques de grande taille conjuguant 1. les ressorts bioanthropologiques traditionnels (par exemple la tendance à se rassembler en groupes homogènes et excluants, ou herding, celle visant à construire des mythes structurants au service de ces groupes excluants, etc.) le tout pour répondre aux besoins élémentaires de survie (s'approprier les ressources alimentaires et territoriales, s'y multiplier jusqu'aux limites de ces ressources, détruire les concurrents que l'on ne peut s'assimiler symbiotiquement, etc. ) et 2. les dynamiques de développement des technologies, consistant notamment à capter le plus possible de ressources naturelles et humaines à leur profit.1).

Pourquoi le terme de corporatocratie plutôt qu'un autre désignant aussi une forte concentration de pouvoir (ploutocratie, autocratie, théocratie.)? Parce que les agents les plus actifs de cette compétition sont les grandes entreprises globalisées ou corporations au sens américain du terme. Chacune d'entre elle exerce dans sa sphère un pouvoir corporatocratique (corporate power). A elles toutes, elles génèrent un pouvoir corporatocratique global qui s'impose à l'ensemble de l'anthropocène, devenue depuis un ou deux siècles, selon notre vocabulaire, l'anthropotechnocène.

Nous proposons donc ici d'ajouter au concept de corporatocratie celui de système anthropotechnique, pour obtenir le concept de corporatocratie anthropotechnique. Celle-ci conjugue les ressorts compétitifs des grandes entreprises ou corporations et des diverses technologies, technologies traditionnelles et de plus en plus, technologies émergentes, avec lesquelles elles sont symbiotiquement associées. On voit que ces entités, que nous nommerons dorénavant des corporatocraties anthropotechniques, ne sont nouvelles que par leur taille. Elles sont en fait le développement évolutionnaire des nombreux systèmes anthropotechniques nés de la symbiose entre les hominiens et les outils, symbiose dont nous avons dressé une brève histoire dans le Paradoxe du sapiens

Les corporatocraties anthropotechniques sont en concurrence les unes avec les autres


Cette concurrence découle naturellement de la compétition darwinienne entre organismes biologiques. Les corporatocraties anthropotechniques se disputent l'accès aux ressources naturelles et humaines, ce qui provoque des conflits entre elles, au détriment de coopérations symbiotiques pouvant préserver des intérêts communs dans un monde dont les ressources sont de plus en plus rares. Les corporatocraties vivant de l'exploitation des technologies traditionnelles dominent encore celles tentant de se faire une place en développant des technologies nouvelles. Mais le rapport de force entre technologies pourra changer, au terme de crises d'adaptation plus ou moins violentes. L'évolution technoscientifique spontanée et incontrôlable sera le ressort principal de ces changements.

La compétition darwinienne entre corporatocraties anthropotechniques constitue le ressort de leur évolution adaptative. Celle-ci découle des processus darwiniens à l'oeuvre depuis les origines de l'évolution de la Terre (reproduction-mutation-sélection). Elle se déroule par conséquent sur le mode dit Hasard et Nécessité que l'on peut préciser par le concept de Hasard contraint. La compétition ne peut pour le moment être remplacée, car il n'existe encore aucun processus au monde capable d'organiser ni même de concevoir une évolution susceptible d'harmoniser les intérêts d'un monde global incluant sans conflits les forces en présence. L'omniprésence de la compétition est illustrée actuellement par le succès des idéologies libérales (laisser-faire) ou néo-libérales (laisser faire les acteurs financiers).

La compétition prend la forme de la lutte pour le contrôle de la monnaie, qui représente l'étalon commun liquide permettant d'évaluer et d'échanger les ressources matérielles et humaines dont les corporatocraties anthropotechniques se disputent la possession. Plus une activité rapporte de monnaie, plus elle est profitable, autrement dit plus elle permet de capter de ressources naturelles et humaines. Plus donc elle entretient la compétition. Le profit est ainsi l'étalon de la valeur des activités anthropotechniques.

La compétition s'exerce à l'échelle du monde global. Elle se traduit alors par des conflits géostratégiques, dans lesquels les stratégies des corporatocraties anthropotechniques s'expriment en partie sur le terrain géographique, pour la possession des espaces et ressources disponibles (continents, océans, espace). Nous verrons dans la suite de cet article la façon dont ces compétitions géostratégiques s'expriment aujourd'hui, sous forme de conflits darwiniens entre grands blocs, au sein desquels domine encore ce que l'on a pu nommer à juste titre l' « empire américain ».

Les corporatocraties anthropotechniques, au delà de leurs compétitions, s'allient pour détruire les résistances à leur conquête du pouvoir

Ces résistances proviennent principalement de la survivance d'anciennes structures bioanthropologiques (communautés et collectivités traditionnelles aux bases raciales, territoriales et mystiques) dont les Nations et les religions représentent souvent encore des survivances. Ces structures reposaient sur des formes de contrôle des ressources matérielles et humaines faisant plus appel au patrimonial et au politico-administratif qu'au technologique. Elles ont longtemps pris la forme des régulations à l'échelle étatique, inspirées en partie des régulations de type féodal (féodalités religieuses, féodalités militaires).

Ces anciennes régulations, si elles avaient été imposées par des pouvoirs bio-anthropologiques indiscutables (dominant, mâle, chef) s'étaient maintenues dans la mesure où elles assuraient certains équilibres: entre catégories d'individus (égalitarisme social), entre pouvoirs locaux (démocratie), entre humains et milieux naturels (technocratie se voulant éclairée, voire scientifique). Elles ont été au 20e siècle prises en charge par les organisations étatiques, administratives et de service public, assurant, tout au moins en occident, un minimum de partage démocratique du pouvoir. Pour les nouvelles corporatocraties anthropotechniques, les régulations demeurées en vigueur (lois et règlements nationaux, traités internationaux) représentent des obstacles à l'extension de leur propre pouvoir sur les choses et les hommes.

Les corporatocraties anthropotechniques visent donc à se substituer aux régulateurs s'imposant à elles, étatiques, administratifs ou liés à l'exercice des services publics. Elles visent pour cela à racheter dans le cadre d'un processus dit de privatisation les moyens dont disposent encore les services publics. Elles se font fortes alors d'assurer elles-mêmes, plus efficacement et de façon moins coûteuse, les missions de ces services. Par ailleurs elles affirment pouvoir s'autodiscipliner spontanément pour respecter les déontologies et règles d'équité imposées par leurs statuts aux administrations et services publics.


L'expérience montre qu'il n'en est rien. Elles n'acceptent de ne faire que ce qui sert leurs intérêts corporatifs. Les privatisations génèrent de l'argent et des profits dont bénéficient les corporatocraties, notamment celles faisant appel à des technologies réputées de pointe (sécurité, défense, santé, éducation, etc). Partout dans le monde, sous cette pression de la concurrence pour le profit, la corporatocratie technologique remplace les anciennes structures reposant sur la démocratie ou la technocratie étatique. Elle génère aussi des effets négatifs croissants (destruction des cohésions sociales, de l'environnement) dont personne ne tient compte car pour le moment il s'agit de coûts induits non comptabilisés.

La faiblesse des régulations traditionnelles, notamment administrativo-étatiques, tient à ce qu'elles ne coïncident pas nécessairement avec des structures ou complexes anthropotechniques à base technologique forte, suffisamment soumises à la compétition darwinienne pour pouvoir s'imposer. Les Etats traditionnels sont en compétition darwinienne indiscutable. Ils utilisent dans ce but les ressources d'un certain nombre de technologies, notamment les technologies militaires et de défense. Mais, sauf dans les conflits ouverts permettant d'ailleurs à ces technologies de progresser rapidement, la pression compétitive provenant des autres Etats et qui s'exerce sur eux n'est pas suffisante pour qu'ils consacrent suffisamment de moyens aux technologies.

C'est ainsi que depuis plus d'un demi-siècle les Etats européens n'ont pas jugé bon d'investir sérieusement dans la défense. Les technologies militaires se développent mieux au sein des corporatocraties en concurrence économico-politique, par exemple les complexes politico-militaro-industriels existant dans les grands blocs en compétition géostratégique. Ces complexes rassemblent des moyens politico-diplomatique et administratif permettant de drainer des ressources naturelles et humaines. Mais ils comportent aussi de puissants potentiels industriels et scientifiques, détenus par les industries de l'armement ou d'autres analogues, qui sont en guerre économique les unes avec les autres.

Il n'est donc pas question pour de tels complexes de s'endormir sur leurs acquis. Notre ami Philippe Grasset, excellent connaisseur des stratégies du monde de la défense, a pu ainsi mettre en évidence le combat mené sans relâche par le complexe politico-militaro-industriel américain représenté par le Pentagone et l'industriel Lockkeed Martin pour imposer au monde entier le programme dit du F-35 furtif, si ambitieux d'ailleurs qu'après plusieurs années et des dizaines de milliards dépensés, il n'a pas encore abouti. Mais peu importe au complexe. Il a vécu confortablement pendant ce temps. La dynamique transformationnelle des technologies de pointe auxquelles ces complexes militaro-industriel sont associés leur permet, même en temps de paix, de tenir la tête dans la course aux ressources et au pouvoir.

L '« Empire américain » une corporatocratie anthropotechnique globale encore dominante

Dans toute compétition darwinienne, il y a des gagnants et des perdants, des dominants et des dominés. L'homo sapiens, en quelques centaines de milliers d'années, s'est imposé à la plupart des autres espèces dites supérieures, qu'il est aujourd'hui en voie d'éliminer. Un mécanisme analogue a marqué la compétition darwinienne entre corporatocraties anthropotechniques. On sait que l'histoire du monde récente a vu s'affronter des corporatocraties européennes, britannique, allemande, française, jusqu'à ce que s'affirme, à partir des deux guerres mondiales, la corporatocratie américaine. Celle-ci s'est organisée, sous la contrainte de ses impératifs de croissance et de domination, en un véritable empire politique, diplomatique, militaire, industriel et scientifique. L'objectif, conscient ou non, était (et demeure) d'exercer une domination mondiale dans tous les registres du pouvoir (full spectrum dominance). Les premiers assujettis à cette domination ont été les pays latino-américains. Mais l'Europe, affaiblie par ses guerres internes et ses divisions, a vite été considérée par l'empire américain comme devant lui fournir la base arrière de sa puissance – ceci tout au moins jusqu'au moment où l'exploitation de l'Europe, de plus en plus affaiblie, a commencé à perdre de son intérêt au profit des perspectives offertes par les pays dits émergents.

On découvre seulement maintenant, à la suite de la crise américaine dite des subprimes, les techniques extrêmement subtiles par lesquels la corporatocratie anthropotechnique américaine s'est emparé d'une grande partie des ressources mondiales. Certes, la disposition d'un appareil militaire unique au monde lui a permis de neutraliser les résistances ouvertes, quand elles se manifestaient. Mais il lui suffisait de faire appel aux outils de la finance et des changes pour dépouiller les pays dits « alliés », en fait considérés comme des concurrents à éliminer, de leurs actifs (assets). Avant la crise financière de 2007, mais surtout après celle-ci, de nombreux auteurs ont décrits le mécanisme imposé par la corporatocratie anthropotechnique américaine au reste du monde.

Ce mécanisme conjugue plusieurs volets: le dollar, étalon de change imposé, dont la banque fédérale américaine (Fed) fixe les taux en fonction des intérêts soit des importateurs soit des exportateurs appartenant à la corporatocratie – les prêts consentis généreusement, directement ou via la Banque Mondiale, à des emprunteurs publics (Etats) ou privés dont l'on sait pertinemment qu'ils sont insolvables et ne pourront rembourser – le rachat à bas prix par les « marchés » (en fait des membres de la corporatocratie américaine) des actifs des emprunteurs, une fois acquise leur mise en liquidation - l'intervention du FMI pour imposer en dernier ressort des politiques de redressement se traduisant par la vente aux sociétés privées américaines des entreprises publiques et administrations, la liquidation des politiques sociales dites de l'Etat-providence, la mise en tutelle des gouvernements désormais incapables d'investir afin de reconquérir les bases économiques d'une indépendance nationale.

Les prêts eux-mêmes, consentis pour financer des investissements en infrastructures destinés à sortir le pays du sous-développement, permettent en fait, grâce à des routes, ports et aéroports dont la réalisation est confiée aux entreprises de travaux publics américaines, à d'autres entreprises américaines d'exploiter à leur profit les ressources forestières et minières des pays "aidés". Inutile d'ajouter que l'ensemble s'accompagne de pratiques de corruption généralisée et d'encouragements aux fraudes et trafics multiples, destinées à soumettre en douceur tous ceux pouvant avoir des velléités de résistance. Les agences spécialisées, de l'US Aid à la CIA, savent très bien comment mltiplier les coups dits tordus pour s'acheter des complicités et liquider les réfractaires- avec la coopération bien entendu des mafias locales.

L'Europe occidentale a été confrontée dès après la 2e guerre mondiale aux assauts d'une telle politique, dont le plan Marshall, prisé de toutes parts par des gouvernements sous tutelle, a représenté la première vague. L'histoire de l'Union européenne jusqu'à nos jours peut être déchiffrée avec les clefs que nous venons d'énumérer. On y voit comment l'empire américain, s'appuyant en priorité sur le satellite docile que pour des raisons historiques le Royaume Uni avait accepté d'être pour lui, a soumis à un pouvoir doux (soft) mais néanmoins impitoyable, tous ceux qui en Europe, avaient tenté de résister à l'américanisme, ou atlantisme, présenté comme incontournable.

Les administrations publiques constituent l'obstacle à détruire en priorité, notamment en Europe où la tradition démocratique et technocratique reste forte. On constate avec l'offensive actuelle contre l'Etat grec comment les « marchés », c'est-à-dire encore une fois principalement des émanations de la corporatocratie américaine, assistées du FMI, sont en train d'éliminer les obstacles à l'exploitation coloniale d'un nouveau genre qu'ils veulent imposer à la Grèce. Les autres Etats européens seront également attaqués les uns après les autres, avec là encore la complicité des couches dirigeantes de ces Etats.

Good bye America, Hello China et consorts ?


Mais il n'est pas de domination qui puisse durer toujours. L'empire américain, autrement dit la corporatocratie anthropotechnique américaine, s'est sans doute trop étendue pour pouvoir conserver l'ensemble de ses conquêtes. S'épuisant par exemple en Afghanistan, elle n'est plus capable de renverser Hugo Chavez, comme beaucoup de stratèges le voudraient. D'autres corporatocraties anthropotechniques, sur son modèle, sont en train de lui disputer le pouvoir. Nous ne parlons pas ici de l'Europe, dont il paraît vain à l'heure actuelle de pronostiquer le réveil, mais de la Chine et des autres BRIC. Dans le cas de la Chine, si les formes juridiques et politiques de la corporatocratie y prennent des formes différentes de celles pratiquées en occident, les démarches globales sont très voisines. Pour le moment, l'emprise des corporatocraties anthropotechniques chinoises sur le monde restent moins importante que celle de leurs concurrentes américaines. Néanmoins, des continents ou parties de continents entiers, par exemple en Afrique, sont en train de passer sous leur contrôle.

Il est utile dans ces conditions de préciser les forces et faiblesses de ce que l'on peut nommer en simplifiant la corporatocratie chinoise. Il s'agit bien d'une corporatocratie en ce sens que les décisions économiques et politiques y sont, bien plus que dans les pays occidentaux, étroitement imbriquées. Ceci découle de l'héritage de la domination du parti communiste chinois. Aujourd'hui une couche d'entrepreneurs se développe rapidement, mais elle demeure encore contrôlée par des responsables politiques appartenant au parti, que ce soit dans les régions ou au plan national. De leur côté les responsables politiques ont développé une conscience économique remarquable, ce qui leur permet de faire des choix stratégiques tenant compte, bien plus que ne le font leurs homologues en occident, des contraintes de l'économie et de la finance s'exerçant au plan mondial. Pour reprendre notre terminologie, il s'agit bien d'une corporatocratie anthropotechnique, en ce sens que cette structure dirigeante doit tenir compte du poids de plus d'un milliard d'humains vivant encore largement sur le mode traditionnel, très proche de la pauvreté. Mais dans le même temps, elle est tirée en avant par les pressions de croissance propres aux technologies émergentes, lesquelles trouvent en Chine, comme partout ailleurs en Asie, des conditions très favorables de développement.

L'opinion aux Etats-Unis et en Europe tend à considérer que la Chine constitue une puissance rivale de la puissance américaine, engagée avec elle dans une compétition féroce. Cela sera peut-être le cas lorsqu'une corporatocratie chinoise autonome se sera mise en place, capable de reprendre tous les attributs régaliens, notamment militaires et diplomatiques, d'un véritable empire. Ce n'est pas encore le cas, pour une raison simple mais que la non-transparence des circuits financiers et économiques mondiaux tend à occulter. Jusqu'à présent, une grande partie des investissements économiques en Chine a été faite par des entreprises certes mondialisées mais appartenant à la sphère d'influence américaine.

Ces entreprises, installées en Chine sous une identité chinoise, profitent largement des bas salaires et de l'absence de réglementation protectrice pour produire en masse des biens de consommation exportés dans les pays occidentaux. Les prix de vente dans ces pays sont suffisamment bas pour décourager toute concurrence de la part des industries occidentales natives, mais néanmoins suffisamment élevés pour apporter de considérables marges aux actionnaires et propriétaires des firmes occidentales ainsi délocalisées. Ceci explique que les corporatocraties américaines et européennes continuent à s'élever contre une protection aux frontières consistant à taxer les produits asiatiques au prorata des avantages indus dont ils bénéficient. Ceci redonnerait certes du travail aux entreprises locales (non délocalisées) mais tariraient les bénéfices des entreprises multinationales beaucoup plus puissantes jouant à fond la délocalisation et l'exploitation des avantages comparatifs résultant du travail dans des sociétés encore très sous-développées.

Ceci dit, comme nous l'indiquons plus haut, les corporatocraties occidentales ne bénéficieront sans doute pas très longtemps de cette possibilité d'exploiter le laxisme salariale et réglementaire qu'elles ont trouvé en Chine, souvent à l'invitation des autorités chinoises. Les décideurs économico-politiques chinois ont parfaitement compris qu'ils pouvaient, au fur et à mesure qu'augmentaient les compétences technologiques des travailleurs et cadres chinois, reprendre à leur compte l'ensemble des responsabilités caractérisant une corporatocratie: maîtrise des investissements notamment de ceux comportant une forte valeur ajoutée scientifique et technique, maîtrise de l'accès aux sources de matières premières extérieures (énergie, minéraux, produtis agricoles), maîtrise des flux financiers et taux de change permettant l'importation, l'épargne, le profit et le réinvestissement, maîtrise des marchés par une confrontation directe sur leurs terrains avec les grands concurrents non chinois.

Dorénavant, on a remarqué que ces décideurs veulent doter l'économie de toutes les technologies de pointe permettant de mener de grands programmes stratégiques, dans l'énergie, l'aérospatiale, les biotechnologies, etc. La formation de chercheurs et d'ingénieurs par milliers, dorénavant devenue une priorité, fournira la base des nouveaux investissements. Par ailleurs, les « grands contrats » que recherchent encore pour leur part certains dirigeants occidentaux sont dorénavant accompagnés de clauses de transfert de technologies telles que les firmes occidentales qui y souscrivent se condamnent elles-mêmes à abandonner progressivement les marchés chinois et plus généralement asiatiques, sinon mondiaux. Ceci d'autant plus que la plupart des Etats occidentaux, même aux Etats-Unis, leur retirent les aides à la recherche dont elles auraient besoin.

Les corporatocraties anthropotechniques en compétition darwinienne au plan mondial doivent cependant, dans leur course à la puissance impériale, tenir compte de l'ensemble des atouts dont elles peuvent disposer, comme à l'inverse des handicaps structuraux s'imposant à elles. L'un de ces facteurs est appelé à jouer un rôle croissant. Il s'agit des ressources fournies par le territoire, non seulement en matières premières mais en espace, eau, accès à la biodiversité...Sur ce plan les Etats-Unis ont toujours bénéficié et continueront à bénéficier d'avantages différentiels dont aucune autre puissance, pour le moment, ne possède l'équivalent, en proportion du nombre d'habitants. Seule le Canada et surtout la Russie pourraient venir en concurrence, mais leurs territoires sont encore pour le moment soumis aux rigueurs du climat arctique qui les rendent peu exploitables. Or la Chine se trouve là confrontée à un véritable goulet d'étranglement. Même si son territoire est vaste, il est soumis à des contraintes climatiques qui avec le réchauffement et la surexploitation ne feront que s'aggraver. La corporatocratie chinoise devra, sinon dans la décennie, du moins avant la moitié du siècle, revoir radicalement ses modes de développement industriels, économiques et sociaux, pour faire face aux tensions qui ne manqueront pas de s'accumuler.

Conclusion

La compétition entre corporatocraties de taille mondiale décrite dans cet article ne diminuera en rien la pression exercée sur les Etats et les sociétés qui auront renoncé à se battre. Elle augmentera par contre le risque civilisationnel majeur que nous avons souligné dans le « Paradoxe du Sapiens ». Les grands systèmes anthropotechniques, les yeux fixés sur leurs courses aux ressources et à la croissance à tous prix, seront de moins en moins capables de prendre en compte les intérêts globaux de la Terre et des espèces vivantes qu'elle abrite.

L'actualité immédiate, en ce mois de juin 2010, illustre de façon voyante un diagnostic qui devrait être fait dans de nombreux autres domaines aussi importants mais dont on ne parle pas pour le moment. L'accident survenu à la plateforme de forage BP Deepwater Horizon, loin d'inciter les pétroliers et gouvernements du monde entier à renoncer progressivement non seulement aux forages profonds et ultraprofonds mais plus généralement au pétrole et au gaz, les pousse au contraire à intensifier les recherches, dans les pays trop pauvres pour protester et aux Etats-Unis eux-mêmes. Il est vrai que derrière le système anthropotechnique du pétrole se trouvent d'autres systèmes encore plus liées que lui aux cerveaux et corps de milliards d'individus faciles à influencer, acteurs et usagers des transports routiers et aériens.

Comment tout ceci finira-t-il? Pour le moment, beaucoup d'experts sérieux, même lorsqu'ils sont profondément influencés par l'idéologie du profit et de la croissance à tous prix, ne voient pas d'autres issues que des effondrements successifs et des crises en chaine, de plus en plus graves. Mais rappelons le, dans l'histoire de l'évolution, des catastrophes majeures ont déjà conduit les espèces vivantes du passé au bord de l'extinction, sans pourtant transformer la Terre de ces époques en un astre stérile à l'image de Mars et Vénus. De telles occurrences se reproduiront peut-être à l'avenir. Mais peut-être ne le feront-elles pas? A l'échelle cosmologique, il s'agira quoiqu'il en soit d'évènements infimes.



1) Le terme de corporatocratie a été popularisé par les livres de John Perkins, notamment Les confessions d'un assassin financier 2004 et L'histoire secrète de l'empire américain, 2008.

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7 juin 2010 1 07 /06 /juin /2010 17:22

Comment se forment les humeurs collectives
Jean-Paul Baquiast 07/06/2010

Si nous considérons qu'un groupe humain, quelle que soit sa nature ou sa taille, constitue un superorganisme, il convient de se poser la question de l'endroit où s'élaborent les décisions qui elles-mêmes commandent ses comportements. Les scientifiques ont depuis longtemps constaté que les groupes d 'êtres vivants non humains, insectes sociaux (par exemple essaim d'abeilles), poissons (bancs de harengs), regroupement de mammifères (troupeaux de buffles) adoptent pour s'adapter à des changements du milieu ou pour faire face à des agressions des comportements collectifs semblant manifester une grande intelligence. Mais il s'agit de comportements qui, autant que l'on puisse juger, ne résultent pas de calculs « rationnels » réalisés au niveau du système nerveux central ou du cerveau de quelques individus jouant le rôle de leader, calculs dont les résultats sous forme d'ordres seraient communiqués aux autres par l'intermédiaire de signaux codés jouant le rôle d'un langage de commandement.

Le groupe face à une situation nouvelle réagit comme s'il s'agissait d'un organisme à lui seul, avec souvent une rapidité de décision qui laisse supposer qu'il est contrôlé par un cerveau commun. D'où la raison pour laquelle on nomme ces groupes des superorganismes. La difficulté tient cependant au fait qu'il n'y a pas de cerveau commun et que le concept de « cerveau distribué » supposé résulter du travail en commun de tous les cerveaux individuels correspond plus à une image qu'à des faits rigoureusement observés. Les neurosciences commencent à comprendre comment les différentes aires cérébrales composant un cerveau individuel entrent en compétition ou coopération pour construire une décision ou une opinion, mais cet exemple n'a pu encore être véritablement transposé à des groupes. Il est difficile d'assimiler les individus qui les composent à des neurones ou groupes de neurones.


Les éthologues échappent à cette difficulté en faisant appel au concept d'émergence. Si un banc de harengs change brutalement de route en présence d'un prédateur, on suppose que des automatismes simples, codées dans les gènes au cours de l'évolution, imposent à chaque poisson de calquer sa vitesse, sa direction et sa distance sur celle d'un ou deux de ses voisins. Il suffirait alors qu'un seul poisson aperçoive un requin et change de route pour que l'ensemble du banc change aussi de route, des milliers de poissons imitant le leader. On verrait donc émerger un comportement collectif intelligent reproduisant à grande échelle le comportement individuel intelligent du poisson pilote. Mais cette explication semble difficilement compatible avec la soudaineté extrême des mouvements du groupe, excluant l'hypothèse d'une propagation nécessairement lente de manœuvres d'évitement d'individus en individus. On serait tenté de supposer au contraire que les poissons partagent en permanence une sorte de conscience de soi commune les conduisant à produire une « pensée » commune laquelle commanderait des comportements communs. Mais où résiderait cette conscience ou plus exactement quels seraient les mécanismes permettant son émergence? Et comment fonctionnerait-elle?


On retrouve des phénomènes analogues, faisant soupçonner l'existence d'une conscience de soi commune, à tous les niveaux de la complexité animale,. Leurs bases physiologiques demeurent encore en grande partie mystérieuse. Les zoologistes ou simples touristes ayant eu l'occasion d'approcher un troupeau de buffles ont plusieurs fois constaté de leur part ce que l'on qualifie d'une imprévisibilité dangereuse. Ils peuvent laisser s'approcher le perturbateur sans réagir, en le regardant avec une sorte d'indifférence (ce qui n'est pas le cas des éléphants sauvages). Mais soudain, d'un seul coup et en masse, le troupeau peut charger l'intrus ou au contraire prendre la fuite. Il est très probable que les signaux d'alerte suscités chez ces animaux par la présence de l'humain n'étaient pas perceptibles par ce dernier. On peut penser aussi que le mâle dominant ayant pris une décision, l'ensemble de la harde l'imite aussitôt. Le fait cependant que tous ensemble décident à un moment donné de passer à l'action de façon coordonnée reste difficilement explicable 1)

La question de l'existence d'une conscience de groupe inconsciente, suggérée par les constatations ou hypothèses qui précèdent, se pose immédiatement à propos des comportements collectifs des sociétés humaines. Pourquoi tel groupe prend-il à tel moment telle décision inattendue, par exemple élire tel chef politique nouveau venu plutôt que tel autre dont la réélection semblait assurée - ou pourquoi, dans un autre domaine, tout à fait d'actualité, le groupe acceptera-t-il des mesures de rigueur et de restriction de consommation jusque là refusées? Si ces décisions collectives se produisaient au terme de longs débats publics et privés, on admettrait facilement qu'il s'agirait là seulement des conséquences de phénomènes plus ou moins bien étudiés relatifs à la formation de l'opinion publique: influences des discours politiques, des travaux d'experts, des accompagnements médiatiques, lesquels finissent à la longue par faire basculer la décision d'une majorité des individus composant la société considérée.

Mais ce n'est généralement pas ce qui semble se passer...On voit souvent au contraire le groupe, qu'il s'agisse d'une nation toute entière ou d'une simple entreprise ou association, prendre brutalement des décisions inattendues qu'aucun observateur, interne ou extérieur au groupe, n'avait prévues a priori. Il est certes toujours facile de trouver des explications a posteriori à ces décisions surprenantes. Le point troublant reste qu'au moment où le groupe se préparait, dans ses profondeurs, à prendre la décision surprenante considérée, aucun des individus constituant ce groupe ne s'était impliqué dans la préparation de la décision. Bien plus, aucun même n'avait pris conscience du fait que la décision était en train d'être prise, dans les profondeurs mystérieuses du superorganisme collectif auquel il appartenait.

Ceci devrait n'avoir pour nous rien de surprenant? Un superorganisme humain, surtout s'il entre dans la catégorie des systèmes anthropotechniques que nous avons récemment décrits 2), ne dispose pas d'une véritable conscience de lui-même, qu'il s'agisse de la conscience de soi primaire ou d'une conscience supérieure aboutissant à des décisions qualifiées de volontaires. Ses ressorts et déterminismes profonds, qu'ils relèvent de la biologie et de l'anthropologie comme de la technologie, sont généralement incompris ou mal analysés par les membres du groupe. Même si un certain nombre de ceux-ci émettent des diagnostics et opinions sur le monde et sur la façon dont il faudrait s'y comporter, rien ne prouve que ces expressions puissent modifier en profondeur la façon dont le groupe réagira finalement.

Les observateurs faisant métier d'analyser les opinion, les décideurs qui s'appuient sur leurs analyses, risquent donc souvent d'être pris à contre-pied par les réactions collectives du groupe. Il s'agit là en particulier du « cauchemar » du législateur. Des lois et règlements censés pris en faveur du bien collectif, comme par exemple tout ce qui vise en principe à augmenter la sécurité automobile, ne sont pas appliqués en fait, pour des raisons considérées aujourd'hui comme difficilement explicables (sinon la fraude poussée par la cupidité). Nous avons dans notre essai précité qualifié de « paradoxe du sapiens » cette incapacité apparente des sociétés humaines à appliquer les mesures préventives pourtant clairement énoncées susceptibles de prévenir les catastrophes diverses pouvant naître de l'emballement des technologies sous la pression de l'esprit de profit.

Le « social mood » de John Casti

Certains chercheurs se demandent aujourd'hui si l'on peut comprendre un peu plus scientifiquement comment les groupes humains se déterminent de façon collective. C'est le cas de John Casti (image ci-contre). Dans un article publié par le NewScientist le 22 mai 2010 p. 30, il reprend les arguments développés dans son livre Mood Matters: From rising skirt lengths to the collapse of world powers Copernicus. 3) .John Casti poursuit des recherches au sein de l''International Institute for Applied Systems Analysis à Laxenburg, en Autriche. Il y développe des indicateurs d'alerte signalant la survenue possible de phénomènes extrêmes au sein des sociétés humaines. On pourrait penser qu'il s'agit là d'une nouvelle version des travaux menés à l'instigation des publicitaires et des cabinets en conseil politique pour tenter de deviner l'opinion. Il nous semble cependant que son approche est un peu plus originale.

Il met l'accès sur ce qu'il appelle le « social mood » d'une population, que l'on pourrait traduire par « sentiment collectif » ou même « humeur collective ». Pourquoi en deux ans, dit-il, la croyance en la force irrésistible de la mondialisation a-t-elle été remplacée par un désir de « relocalisation »? Or selon lui, la façon dont des populations données accueillent les produits ou idées nouvelles dépend en profondeur de la façon dont ces populations se représentent le futur. Ceci étant, ces représentations ne découlent pas de calculs rationnels, mais de sentiments (feelings). Sur la base de quels sentiments les groupes, quels qu'ils soient, se représentent-ils le futur? Globalement, sont-ils optimistes ou pessimistes? Bien évidemment, il faut adapter l'analyse à la longueur du laps de temps considéré. On peut être optimiste quand à l'avenir d'une nouvelle technologie tout en étant pessimiste sur la façon dont à long terme la technologie en général transformera le monde.

Mais comment mesure-t-on l'humeur collective d'une population? Les sondages d'opinions n'ont qu'un intérêt limité car ils ne prennent pas en compte les comportements effectifs. Ils ne tiennent pas compte non plus des effets dits de « group thinking » ou « herding », autrement du fait que des phénomènes de « pensée unique » ou de mode intellectuelle s'imposent généralement aux individus. John Casti pense qu'il faut plutôt faire confiance à des indicateurs « objectifs » tels que les mouvements d'achat-vente sur les marchés d'action. Il s'agirait des « indicateurs d'humeur » (mood meters) les plus efficaces car ils reflètent les paris que les gens (en fait les épargnants) font sur l'avenir. Ils peuvent être collectés et comparés sur des longueurs de temps suffisantes. Les analystes des mouvements de l'économie et de la finance, tels Ralph Nelson Elliott et plus récemment Robert Prechter, ont montré l'importance à cet égard des effets de vagues, se traduisant pas des passages de l'optimisme au pessimisme, et réciproquement, sans justifications sérieuses, dont les conséquences s'imposent à l'évolution politique et sociale globale.

Pour John Casti, le jugement porté sur les évènements mondiaux ou sur les politiques à mettre en oeuvre dépend radicalement de l'humeur sociale dominante au moment où ils se produisent. Le concept de protectionnisme sera ainsi jugé restrictif et xénophobe en période d'expansion économique, vertueux en période de récession et d'aggravation de la concurrence. Il en est de même de processus plus politiques. L'élargissement de l'Union européenne était ressentie comme favorable au temps de la croissance, dangereux aujourd'hui. Il ne faut pas oublier cependant que les prévisions faites sur la bases de feelings ou sentiments collectifs ne résultent que d'estimations probabilistes du futur. Elles ne se traduiront pas nécessairement dans les faits et pourront donc se modifier brutalement si certains de ceux-ci les contredisent.

Cependant, si toutes ces prévisions convergent, même sans bases rationnelles, on peut se préparer à un certain nombre de « tsunamis sociaux ». Or c'est bien le cas aujourd'hui. Entre l'effondrement des marchés, la fin du pétrole, les changements climatiques, l'accélération des migrations de travailleurs pauvres, la généralisation du terrorism, sans oublier la hausse des loyers et la baisse des salaires, il n'apparait pas aujourd'hui de perspectives susceptibles de lutter contre le pessimisme général. L'évolution globale du monde et en tous cas celle de nos civilisations européennes, ne pourront que s'en ressentir. Certains pays font encore preuve d'optimisme concernant l'avenir, comme c'est semble-t-il le cas de la Chine, mais ceci ne tient-il pas à l'importance de propagandes officielles qui ne résisteront pas à l'évocation des grands maux supposés menacer le monde.

Approfondir l'analyse

Les observations de John Casti, relatives à la façon dont se forment les croyances des populations lesquelles orientent à terme l'ensemble de leurs comportements, sont intéressantes et ne peuvent pas laisser indifférents les décideurs. Mais il nous semble qu'elles ne vont pas assez au fond des choses. La question de la façon dont chacun d'entre nous est conditionné par des représentations collectives à fort pouvoir structurant mérite des analyses plus approfondies. S'il est vrai que les contenus cognitifs de nos cerveaux, souvent sans que nous en ayons conscience, sont déterminés par les contenus cognitifs des cerveaux des autres membres du ou des groupes auxquels nous appartenons, il serait indispensable d'identifier les agents d'une telle contamination.

S'agit-il des mèmes, ce que le méméticien précurseur Richard Brodie avait nommé des virus de l'esprit, autrement dit des mots, des images, des discours qui circulent d'un individu à l'autre et s'imposent à leurs esprits en se répliquant sur un mode quasi biologique? S'agit-il d'influences suscitées par la présence réelle ou virtuelle, via les réseaux, d'autres humains pouvant induire des sentiments d'appartenance ou de répulsion partagés par tous les membres d'un même groupe. Concernant l'appartenance, on pourra citer les effets de mode faisant que spontanément chacun adopte les façons de vivre attribuées aux élites ou aux dominants. Concernant la répulsion, il s'agira par exemple du rejet provoqué par l'arrivée sur le territoire dont le groupe s'attribuait la propriété d'un nombre trop grand d'émigrés apportant avec eux des modes de vie différents. Il paraît clair que, chez les humains comme chez les animaux, des réflexes très anciens permettent aux individus de distinguer, sans même en être conscients, ceux qui dans l'ensemble appartiennent à la même « famille » et ceux qui en diffèrent. Les premiers rassurent, les seconds inquiètent. On peut craindre ainsi qu'avec l'aggravation des conditions climatiques, les immigrations de la misère qui en résulteront inévitablement provoquent au sein des populations restées préservées des sentiments d'angoisse ou de rejet aux conséquences incalculables.

Pour notre part, dans la suite de notre essai « Le paradoxe du Sapiens », nous pouvons rappeler l'importance qu'il conviendrait d'attribuer aux comportements induits chez les humains par ce que nous avons nommé le mariage étroit entre l'humain et la technique, c'est-à-dire entre les déterminismes biologiques et anthropologiques toujours actifs dans les sociétés actuelle, et les nouvelles façons de vivre et de penser induites par ces technologies. Nous avons cité l'exemple de la véritable addiction qu'exercent sur leurs possesseurs ou utilisateurs les armes à feux, les automobiles et autres produits manufacturés suscitant un fort sentiment d'identification à l'outil. Nous avions indiqué qu'en ce cas, les neurones dits miroirs observés dans les cortex sensori-moteurs contribuent considérablement à la diffusion par imitation, au sein des populations, de la disponibilité aux outils (affordance). C'est de plus en plus le cas concernant les modèles sociaux répandus en masse par la généralisation des réseaux de télévision, portant dans les villages les plus reculées des visions du monde poussant selon les cas à l'optimisme, au pessimisme voire à la haine de l'autre.

On dénonce de plus en plus une forme d'addiction plus subtile. C'est celle à l'internet interactif. Certains individus ne peuvent plus se passer de recevoir en rafales des messages émis par des correspondants souvent mal identifiés, et d'y répondre. Un article récent du New York Times illustre bien ce phénomène 4). L'auteur de l'article n'hésite pas à évoquer les stimulations endocriniennes que peuvent provoquer les messages en trop grand nombre. Nous citons: « These play to a primitive impulse to respond to immediate opportunities and threats. The stimulation provokes excitement — a dopamine squirt — that researchers say can be addictive. In its absence, people feel bored [...] The technology is rewiring our brains,” said Nora Volkow, director of the National Institute of Drug Abuse and one of the world’s leading brain scientists. She and other researchers compare the lure of digital stimulation less to that of drugs and alcohol than to food and sex, which are essential but counterproductive in excess ».

Ces chercheurs montrent que l'abus de l'informatique et de l'internet, loin de rendre les cerveaux plus actifs et inventifs, tend au contraire à les engourdir, à les rendre moins résistants aux intrusions malveillantes. Nous sommes bien là dans le cas d'une interaction entre le support biologique et l'outil technologique, que les neurosciences observationnelles ont déjà commencé à étudier. Mais bien d'autres causes et conséquences du mariage entre l'anthropologique et le technologique nous échappent encore, alors que celui-ci nous façonne tous les jours à notre insu. Ces influences sont en train de construire dans nos cerveaux et nos corps des contenus cognitifs qui conditionneront la façon dont nous envisagerons le monde, non seulement dans les prochaines minutes mais dans les prochaines années. Dans la suite du « Paradoxe du Sapiens », il y aurait place on le voit pour de très nombreuses autres recherches.

Ceci étant et pour en revenir au thème principal de cet article, il apparaît que dans tous ces cas, des phénomènes extérieurs confortant les comportements dominants créeront généralement un sentiment d'optimisme au sein du groupe. Si à l'inverse, ils semblent les contredire voire les menacer, un pessimisme, sinon une angoisse collective se répandront dans le groupe. On peut facilement imaginer le pessimisme grandissant qui se répand dans les pays soumis au « terrorisme » de l'industrie automobile à l'idée que le pétrole et les voitures iront se raréfiant. On peut aussi imaginer la détresse qui nous atteindrait tous si pour une raison technologique ou à la suite d'une action de guerre, les réseaux de la télévision et de l'internet nous faisaient brutalement défauts. La seule idée que ceci puisse se produire dans les prochaines années suffit à nous assombrir. La crise y est évidemment pour quelque chose. Il y a quelques temps au contraire, nous nous imaginions que le progrès, la marche vers ce que Ray Kurzweil continue à nommer la Singularité, pourrait apporter des réponses à tous nos désirs, y compris les plus fous 5) . Comme quoi, les humeurs, le « mood », changent vite, et radicalement.

Notes
1) Concernant l'intelligence collective des buffles on pourra visionner une vidéo qui a eu un grand succès sur internet http://www.lepost.fr/article/2008/06/23/1212932_la-chasse-aux-lionnes-video-vue-34-millions-de-fois_0_316420.html. Mais en ce cas, comme dans celui du groupe de lions auquel ce troupeau était confronté, il semble que l'on se trouve en présence de formes plus classiques de comportements collectifs, ne faisant pas appel à un mystérieux phénomène de conscience de groupe
2) Baquiast, Le paradoxe du Sapiens, J.P. Bayol 2010
Voir http://www.editions-bayol.com/pages/livres-titres/paradoxe.php
3) Voir http://www.moodmatters.net
4) Voir http://nyti.ms/b0kK8b
5) Voir le film The Singularity is near. A true strory about the future http://www.singularity.com/themovie/index.php

 

 

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29 mai 2010 6 29 /05 /mai /2010 13:27



The Brain and the Meaning of Life
par Paul Thagard

Princeton University Press, 2010

Présentation et commentaires par Jean-Paul Baquiast
25/04/2010

 

Pour en savoir plus
sur l'auteur et ses précédents ouvrages
http://cogsci.uwaterloo.ca/Biographies/pault.html


Préambule sur l'athéisme: une espèce en voie de disparition?

On définira ici un athée comme une personne rejetant le dualisme (lequel postule l'autonomie de l'âme ou de l'esprit par rapport au corps) et plus généralement refusant de croire à l'existence d'esprits immatériels pouvant agir sur le monde matériel. En 1950, le nombre d'humains qui pouvaient se dire en pleine connaissance de cause athées ou matérialistes (naturalist selon le terme anglais plus répandu) n'avait pas fait l'objet d'enquêtes sérieuses. Nous pouvons évaluer très grossièrement leur nombre à une centaine de millions sur une population globale, à l'époque, de 4 milliards et quelques. Autant dire que les athées étaient déjà une faible minorité, persécutée ou au moins mal vue dans certains pays. Aujourd'hui, soixante ans après, bien que toujours sans statistiques sérieuses, nous pouvons penser que leur nombre ne s'est pas beaucoup accru, alors que la population mondiale dépasse les 6 milliards. Le passage attendu de cette population à 9 milliards vers 2050 ne se traduira sans doute pas par une augmentation en proportion du nombre des athées. Le poids relatif de ceux-ci ne cessera donc de diminuer.

Le mouvement ne fera que s'accentuer puisque les nouvelles naissances surviennent en majorité dans des populations profondément empreintes de religiosité ou de croyances et superstitions traditionnelles. De plus, ces populations se montrent de plus en plus fanatisées dans leurs convictions et intolérantes à l'égard des athées, voyant en eux des représentants du Diable qu'il conviendrait d'éliminer par la force. On objectera que beaucoup des croyants d'aujourd'hui, notamment dans les pays pauvres qui découvrent le confort matériel, sont en fait moins fanatiques que ne le voudraient leurs leaders religieux. Mais l'expérience prouve qu'ils peuvent très bien être matérialistes dans leurs aspirations (au sens qu'ils recherchent le confort matériel lors de leur passage sur Terre) et être féroces à l'égard de ceux qui ne partagent pas leurs idéologies.

Nous pouvons donc retenir de ce qui précède que les athées seront de plus en plus rares proportionnellement au reste de la population et sans doute aussi de plus en plus menacés. La science elle-même, qui était jusqu'au siècle dernier (le 20e) grande pourvoyeuse de rationalité matérialiste dans la tradition des Lumières, est fréquemment considérée aujourd'hui comme une simple recette pour produire des armements plus mortifères ou de nouveaux produits marchands plus aliénateurs. Elle contribue donc de moins en moins à élever les esprits.

Une telle constatation, qui n'a rien de réjouissant pour l'athéisme, devrait conduire les représentants de cette vision philosophique plurimillénaire à tenter de montrer aux hésitants que le matérialisme athée conserve toute sa pertinence. Malheureusement, une sorte de timidité semble frapper les matérialistes lorsqu'il s'agit d'affirmer leurs opinions. La peur de paraître « vieux jeu », voire « laïcard » comme le disent leurs adversaires, les conduit souvent à refuser les affrontements intellectuels. Ceci est particulièrement dommageable dans les sciences. Ne pas oser affirmer que le message de la science, sans évidemment pouvoir apporter la preuve de la non-existence de Dieu, est cependant fondamentalement matérialiste, conduit à laisser la parole aux idéologues qui veulent par des artifices de présentation, démontrer que les découvertes scientifiques, anciennes ou récentes, sont compatibles avec ou confirment les Ecritures et textes prétendument révélés. Que ce soit face aux créationnistes ou aux défenseurs d'une pseudo-science islamique, les scientifiques refusant d'affirmer leurs convictions et leurs valeurs matérialistes préparent des démissions intellectuelles en chaine dont un jour leur propre liberté de penser subira les conséquences.

Paul Thagard champion des Lumières

C'est pourquoi, pour ce qui concerne notre activité de chroniqueur scientifique, nous nous faisons un devoir de signaler les travaux des scientifiques qui rejettent explicitement les croyances spiritualistes quand celles-ci pourraient contaminer la portée de leurs recherches. Nous avons ainsi récemment, exemple parmi de nombreux autres, mentionné les recherches du biologiste et biochimiste britannique Nick Lane portant sur les premières formes de vie, dont les résultats remarquables ridiculisent les prétentions des religions à donner à la vie une origine divine.

Aujourd'hui, nous voudrions faire de même concernant le travail du professeur de philosophie, de psychologie et de neurosciences cognitives Paul Thagard, de l'Université de Waterloo, Canada. Son dernier livre, The Brain and the Meaning of Life, nous paraît offrir une démonstration éclatante du fait que la connaissance du fonctionnement du cerveau permet déjà et permettra de plus en plus d'expliquer les comportements les plus complexes de l'homme, incluant la conscience mais aussi les valeurs de spiritualité élevée dont les croyants voudraient s'attribuer le monopole, au prétexte qu'elles leurs viendraient de Dieu. Son mérite est d'autant plus grand que le Canada n'est pas réputé comme une pépinière pour les penseurs matérialistes. Or comprendre la nature et le rôle du cerveau suffit pour Paul Thagard à expliquer tous les phénomènes, sentiments et valeurs morales dans lesquels les croyants, comme beaucoup d'athées d'ailleurs, voient la manifestation d' agents non matériels, dieux ou plus simplement forces obscures menant le monde.

Paul Thagard, bien qu'affirmant tranquillement ce qui, pour lui (et pour nous) représente une évidence, ne se dissimule pas que ce faisant il se heurtera à la très grande majorité de ses lecteurs. Ceux-ci, pour des raisons qui sont d'ailleurs explicables en termes évolutionnistes, disposent encore de cerveaux qui sont formatés pour, à la moindre difficulté de compréhension, évoquer des causes cachées. Le plus matérialiste d'entre nous doit lui-même combattre le retour en lui de superstitions ancestrales dès que l'incertain et l'aléatoire propres au monde matériel se manifestent. Paul Thagard semble convaincu cependant que les sciences modernes, en multipliant les analyses et les expérimentations, en faisant notamment appel aux techniques en plein développement des neurosciences, permettront l'augmentation du nombre des personnes adoptant, fut-ce sur un plan seulement philosophique, les méthodes de la rationalité scientifique.

Il ne dit là rien de très différent de ce qu'affirment depuis longtemps en France les grands neuroscientifiques matérialistes que sont Jean-Pierre Changeux et ses élèves. Mais les thèses de ceux-ci, que nous avons plusieurs fois présentées sur ce site, soulèvent encore dans la France très chrétienne de vives oppositions, y compris chez des chercheurs ou des philosophes se disant matérialistes. On leur reproche sur tous les tons le péché de « réductionnisme », comme s'ils voulaient réduire toutes les valeurs des civilisations humaines (dans la mesure où ces valeurs sont effectivement vécues et non pas seulement brandies comme des alibis) au fonctionnement des neurones. Nous avons pour notre part tenté de réfuter ces critiques, en rappelant que l'esprit ne peut pas se comprendre si l'on ne prend pas en compte la façon dont le cerveau produit les manifestations qui le caractérise. Sinon d'où viendraient celles-ci? Paul Thagard présente à cet égard une vision très rafraichissante et sans complexe des relations entre l'esprit (mind) et le cerveau (brain). Il ne s'agit en fait pour lui que d'une seule et même propriété dont l'évolution a doté les organismes vivants disposant d'un minimum de complexité cérébrale.

Le " neural naturalism "

Il ne craint aucunement le reproche de réductionnisme, face au besoin d'analyser les fonctions les plus élaborées de l'esprit humain. Ceci parce que ce reproche, à ses yeux, émanerait de gens n'ayant rien compris à la complexité du cerveau et aux milliers de traitements et d'inférences que provoquent en parallèle la moindre activité, qu'elle soit cognitive ou plus simplement affective. Les analogies informatiques, tels les réseaux de neurones formels, ne peuvent en aucun cas permettre de se représenter la nature du fonctionnement collectif de millions ou même de milliards de neurones biologiques. Le livre multiplie les analyses montrant comment les différentes aires cérébrales réagissent en parallèle pour répondre aux sollicitations les plus complexes du milieu extérieur. L'auteur présente ainsi un modèle qu'il a nommé EMOCON (p. 101) montrant comment l'interaction d'une quinzaine d'aires cérébrales et de systèmes médiateurs produit des émotions en réponse aux perceptions sensorielles internes et externes ainsi qu'au rappel des souvenirs correspondants. Interviennent notamment, dans ce cas et selon ce modèle, les cortex préfrontaux dorsolatéral, orbitofrontal et ventromédial.

Aussi bien, pour exprimer sa vision matérialiste du monde et de l'esprit, Paul Thagard n'hésite pas à employer le terme de « neural naturalism » que l'on pourrait traduire par « matérialisme neural ». Autrement dit, il affirme que c'est dans l'organisation neurale (ou neuronale) du cerveau que l'on doit rechercher les raisons de refuser le recours au dualisme et au spiritualisme. Les prétentions des croyances religieuses à trouver des sources divines à la spiritualité sont inutiles puisque l'étude du cerveau suffit à montrer que les formes les plus élevées de cette spiritualité trouvent leurs origines dans le fonctionnement de ce même cerveau. On peut s'interroger sur le nombre des matérialistes athées qui en Europe accepteraient de se proclamer haut et fort des neuro-matérialistes, même après avoir lu le livre.

Ceci dit, il ne suffit évidemment pas d'affirmer, il faut démontrer. Pour cela, l'ouvrage commence par le début, c'est-à-dire la façon dont le cerveau se construit des représentations du monde fondées sur les données sensorielles qu'il en reçoit, elles-mêmes organisées sur la base de l'expérience. Paul Thagard n'est pas un « réaliste » au sens kantien, postulant l'existence d'un « réel en soi » s'imposant aux observateurs. Il admet cependant, comme pratiquement tous les scientifiques, que la science, comme à sa suite la philosophie, doivent postuler l'existence de ce qu'il nomme un « réel construit » découlant de sa propre activité.

Il se place ainsi dans la perspective de ce qu'il appelle un « constructive realism ». Il existe sans doute une réalité en soi indépendante des observateurs, mais notre connaissance n'en est obtenue qu'à la suite d'un certain nombre de processus mentaux, liés notamment au fonctionnement du cerveau inclu dans un corps individuel lui-même situé en société. Pour élaborer la construction de ce réel bien particulier, il faut faire appel aux méthodes de la science expérimentale – ce qu'il nomme « inference to the best explanation », terme que nous pourrions traduire par « sélection de la cause la plus probable ». Il s'agit d'accepter une hypothèse parmi de nombreuses autres dans la mesure où celle-ci donne la meilleure explication possible de faits constatés.

Le scientifique procède ainsi « volontairement », mais c'est en fait son cerveau qui recherche inconsciemment les causes les plus probables ou, si l'on préfère, les plus explicatives, aux évènements qu'il enregistre là encore le plus souvent inconsciemment. Tous les animaux dotés d'un système nerveux central font de même. L'hypothèse n'est pas nouvelle. Nous avons mentionné ici les travaux de neuroscientifiques tells que Christopher Frith qui explique de la même façon la construction de modèles du réel par les cerveaux. Mais Paul Thagard propose d'étendre à tous les processus cérébraux la méthode de l' « inférence to the best explanation ».

C'est ainsi que pour lui, les décisions prises par le cerveau, y compris celles attribuées par le sens commun à une prétendue conscience volontaire, laquelle serait dotée de libre arbitre, relèvent de choix inconscients analogues, qu'il nomme « inference to the best plan » ou choix du plan supposé être sur le moment le plus pertinent. Evidemment, les hypothèses ainsi formulées par les cerveaux, tant en ce qui concerne les causes les plus probables que les décisions les meilleures, sont soumises immédiatement à l'expérience et corrigées en conséquences. Dans nos sociétés scientifiques en réseau, ces processus ont pris une telle efficacité que le « réel neural construit » est devenu omniprésent.

Nous ne commenterons pas davantage The Brain and the Meaning of Life. Ses quelques 250 pages, complétées par des milliers de notes et références, sont très denses et méritent évidemment une approche directe. L'ouvrage ne répond pas à toutes les questions que nous pouvons nous poser sur la science et le modèle du monde qu'elle nous présente, tant sur le plan purement scientifique, que plus généralement philosophique et politique. Nous n'y voyons bien sûr pas évoquée la question qui nous est chère, celle des rapports associant au sein de ce que nous avons nommé les systèmes anthropotechniques les cerveaux humains et les technologies émergentes.

Par ailleurs, l'auteur, à la fin de l'ouvrage, ne résiste pas à l'envie de donner à ses lecteurs de bons conseils pour conduire leur vie, comme si ceux-ci étaient dotés d'un libre-arbitre capable de s'affranchir subitement des déterminismes dont il a fait le recensement tout au long du livre. Mais il ne s'agit là que d'un péché véniel, celui dans lequel tombe chacun d'entre nous quand il s'adresse aux autres pour leur communiquer les produits de ses réflexions.

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