De Darwin à Lamarck et retour
.par Jean-Paul Baquiast 05/08/2010
La grande transformation des sciences sociales et politiques.Jusqu'où l'évolution du milieu social influence-t-elle l'évolution biologique des humains ?
Cette question se pose en permanence lorsque l'on étudie les applications possibles de la théorie de l'ontophylogenèse, due au biologiste Jean-Jacques Kupiec, que nous avons plusieurs fois
présentée sur ce site 1). Rappelons que, très sommairement résumée, cette théorie décrit un phénomène continu s'appliquant à l'évolution des organismes soumis à la compétition darwinienne. Avant
la théorie de l'ontophylogenèse, on considérait que l'évolution résultait de deux phénomènes distincts. D'une part le génome évoluait en conséquence de la sélection, sous l'influence des
contraintes du milieu, de mutations génétiques favorables survenues aléatoirement. D'autre part l'évolution des formes adoptées par les animaux adultes résultait de l'expression différente des
gènes inclus dans leur ADN, en fonction des contraintes sélectives différentes imposées par le milieu. Pour l'ontophylogenèse au contraire, les individus soumis aux contraintes du milieu évoluent
par mutation/sélection à tous les niveaux de leur organisation biologique: le génome (phylogenèse) et la formation des individus adultes après la création de l'embryon (embryogenèse ou
ontogenèse).
Si nous appliquons ce principe général à la compréhension de l'influence que peuvent avoir les transformation du milieu social sur les individus et sur leurs comportements, on en déduira que ces
transformations pourront se répercuter aussi bien sur les génomes, transmis lors de la reproduction, que sur les individus eux-mêmes modifiés tout au long de leur vie. Une technologie telle que
celle associée au développement des ordinateurs et de l'Internet entraînera d'abord, sous l'influence de la compétition darwinienne entre individus au sein d'un milieu ainsi transformé par cette
technologie, des modifications sur les comportements des utilisateurs. Ceux-ci pourront acquérir une expertise mentale et comportementale qu'ils se transmettront sur le mode culturel (par
imitation). Mais il ne serait pas exclu que cette évolution du milieu culturel puisse générer des pressions sélectives s'appliquant aux mutations du capital génétique des parents. Ceux-ci
transmettront alors à leurs enfants, via des modifications plus ou moins étendues de leur génome, de nouveaux caractères biologique héréditaires, concernant par exemple l'acquisition de bases
neurales favorables à l'utilisation de l'Internet.
Les transformations du génome ainsi acquises ne seront pas en principe telles qu'elles rendraient impossible l'interfécondité entre utilisateurs et non utilisateurs de l'Internet. Autrement dit,
puisque c'est l'interfécondité qui caractérise l'appartenance à ce que l'on nomme une espèce, elles ne feront pas apparaître une nouvelle espèce humaine, de type mutant sur le mode dit
post-humain, qui se distinguerait radicalement de l'espèce actuelle. Mais il ne serait pas exclu, en principe, que les descendants des utilisateurs d'Internet présentent à la naissance des
caractères les rendant plus aptes à maîtriser cette technique que les descendants des non-utilisateurs. Certes, ces derniers pourraient par l'éducation récupérer leur handicap, mais au départ, il
y aurait bien handicap.
C'est ainsi que sont apparus d'innombrables variants dans les caractères des humains au long de l'histoire de l'homo sapiens, en fonction des pressions sélectives imposées par les différents
milieux que les migrations de leurs ancêtres les avaient obligés à affronter. Il n'y a pas de raison de penser que ce même mécanisme ne puisse aujourd'hui s'appliquer, en conséquence des
transformations profondes imposées aux sociétés humaines par le développement de ce que nous avons nommé les systèmes anthropotechniques.
Mais il est d'autres modifications tout aussi importantes susceptibles d'affecter de façon différenciée les humains qui les subissent. Elles résultent des influences s'exerçant sur les sociétés
humaines, en fonction notamment de la compétition darwinienne entre groupes pour la conquête des pouvoirs économiques, sociaux et politiques. Un exemple à juste titre souligné aujourd'hui
concerne les conséquences en termes d'ontogenèse, mais peut-être aussi de phylogenèse, des inégalités sociales. Il n'est pas contesté que les populations vivant à la limite du seuil de pauvreté
subissent des handicaps importants, en terme d'espérance de vie et de capacités physiologiques voire mentales. Il n'est pas exclu que ceux-ci soient si important qu'ils puissent se transmettre
aux descendants des individus touchés, c'est-à-dire par l'intermédiaire de transformations génétiques héréditaires.
Le phénomène n'affecte pas seulement les populations dites défavorisées des pays pauvres. Il est constaté dans les sociétés riches elles-mêmes. C'est ainsi que, selon l'OMS 2) , un enfant né dans
un quartier pauvre de Glasgow aura une espérance de vie inférieure de 28 ans à celui né dans le quartier riche de la ville. Il pourra également présenter des handicaps physiques et mentaux bien
supérieurs. La question, comme nous allons en discuter, se pose de savoir si ces handicaps seraient ou non transmis, au moins en partie, par la voie héréditaire....c'est-à-dire s'ils ne
résulteraient pas finalement d'un processus d'adaptation darwinienne tout à fait normal.
Des différences qui deviendraient héréditaires
Concernant les différences que généreraient, au sein de l'espèce humaine, les diverses façons dont les technologies émergentes affectent les différentes sociétés, beaucoup de choses ont été
dites. Peu d'études cependant se sont posé la question de savoir si les humains impliqués dans la production ou l'usage de ces technologies différeraient sur le plan génétique de ceux qui ne le
seraient pas. Nous avons pour notre part, dans Le paradoxe du sapiens 3), fait l'hypothèse que cela pourrait être souvent le cas. Jean-Jacques Kupiec pour sa part reconnaît la validité d'une
telle hypothèse. Resterait cependant à démontrer de façon précise qu'au sein de ce que nous avons nommé des systèmes anthropotechniques, les humains étroitement associés à telle ou telle
technologie présenteraient des traits biologiques transmissibles par la voie héréditaire, et pas seulement sur le mode de l'imprégnation culturelle.
Concernant l'influence de l'extension de l'internet sur non seulement les psychismes mais aussi l'organisation cérébrale en profondeur des habitués, les données manquent. De plus en plus
d'observateurs s'interrogent cependant sur l'effet que peut avoir, notamment chez les jeunes, le développement des réseaux dits sociaux. Quel temps peut-il rester pour des formes de pensées ou de
travail traditionnelles à des personnes se connectant plusieurs heures par jour à des cercles d'amis rassemblant une moyenne de 150 à 200 correspondants? Il est certain que la vie intellectuelle
et affective non seulement des individus impliqués mais de groupes sociaux de plus en plus étendus en sera transformée, d'une façon qui n'apparaît pas encore clairement. Pour le savoir, des
analyses en profondeur commencent à être entreprises.
C'est ce qu'évoque par exemple Marc Buchanan dans un article très récent du NewScientist « The greatest experiment of all time » 4). L'objectif de cette « grande expérimentation » serait
d'utiliser les multiples traces et informations que produisent les millions d'utilisateurs des réseaux et systèmes de communication en ligne pour faire apparaître des comportements individuels et
sociaux qu'il est encore impossible d'étudier autrement, compte-tenu du coût des enquêtes traditionnelles. Une véritable révolution pourrait en résulter au profit des sciences sociales et
humaines. Des chercheurs comme A.L. Barabàsi de la Northeastern University de Boston espèrent pouvoir, en traitant scientifiquement ces nuages de données, faire apparaître des lois mathématiques
décrivant et permettant même de prédire les comportements sociaux.
Ces recherches s'intéressent encore à des phénomènes relativement généraux, tel que la raison du succès de tel ou tel produit musical. Mais en se perfectionnant, il n'est pas exclu qu'elle
permettent de mieux comprendre la façon dont les individus eux-mêmes s'interfacent à l'intérieur de ces réseaux. De la même façon, dans les neurosciences, l'observation de l'activité manifestée
par les grands faisceaux neuronaux permet aujourd'hui d'envisager une meilleure compréhension du fonctionnement de petits groupes de neurones, voire de neurones individuels. On craindra
évidemment que de telles études soient principalement menées à des fins commerciales et politiques: mieux encadrer les individus et mieux déterminer leurs choix. C'est bien d'ailleurs ce qui se
passe puisque ces recherches semblent intéresser prioritairement les Business Schools et certains chercheurs travaillant pour des partis politiques. Les Textos et Twitter ont déjà été utilisés
lors des campagnes politiques, pour évaluer sinon influencer l'état de l'opinion. Mais de l'avis des spécialistes, les travaux sont encore dans l'enfance et devraient pouvoir progresser
considérablement.
On peut penser cependant que nonobstant les risques inhérents à toute nouvelle forme de science, les études conduites sur ce que l'on pourrait appeler les traces manifestes laissées par le
fonctionnement du cerveau global de l'humanité devront être poursuivies, si possible sous la responsabilité de chercheurs universitaires de service public. Elles permettront, entre autres, de
donner des bases solides aux conjectures de la mémétique, qui pour le moment encore relèvent plus de la littérature que de l'observation scientifique. Il n'est pas exclu non plus que, conjuguées
avec les observations menées en IRM et in vivo sur les aires cérébrales activées lors de tel ou tel type d'échange, elles fassent apparaître de nouvelles organisations cérébrales, éventuellement
susceptibles de transmission génétique, qui caractériseraient les humains associés dans les vastes systèmes anthropotechniques résultant du développement exponentiel des réseaux de
communication.
Des « humains diminués »
Bien différentes sont les études portant sur les acquisitions ou à l'inverse les pertes de compétences résultant de la façon dont les populations se situent au regard des Pouvoirs. Nul
observateur objectif ne nie aujourd'hui que, sous l'influence de la destruction délibérée par les puissances financières des structures de l'Etat providence destinées à établir un minimum
d'égalité entre citoyens, de nouvelles couches de dominants se soient installées sous des formes très voisines dans les diverses parties du monde. Il s'agit d'ultra-riches, d'élus politiques amis
et de personnalités d'influence liées dans des cercles de partage de pouvoir de moins en moins discrets. Ils s'arrangent pour capter la plus grande partie des valeurs produites par les activités
économiques et intellectuelles.
En contrepartie se développent des populations de plus en plus nombreuses d'ultra-pauvres, de moins en moins aptes à partager les bénéfices des diverses formes de croissance, matérielles ou
immatérielles, que pouvaient faire espérer les progrès technologiques. Nous avons cité le cas de Glasgow et de sa banlieue, mais il est inutile de préciser que ce cas se retrouve à l'identique
dans des milliers d'autres zones géographiques, évidemment aussi en France même.
Or des chercheurs évolutionnistes se posent actuellement la question de savoir si des populations où l'espérance de vie ne dépasse pas 50 ans, où les déficiences à la naissance sont multiples, où
les invalidités accablent dès la trentaine la plupart des personnes des deux sexes, ne sont pas en train d'acquérir des transformations génétiques qui les mettraient à même de supporter ces
handicaps sans disparaître. De telles évolutions apparaissent dans la plupart des espèces dont l'environnement et les ressources se raréfient: diminution de la taille, natalité modifiée, perte de
certaines fonctions, acquisitions de nouveaux réflexes éventuellement prédateurs ou auto-prédateurs de survie, etc.. N'en serait-il pas de même chez les humains supportant ce qu'il faudra bien
appeler une entreprise de sous-humanisation provenant de ceux qui veulent dorénavant s'attribuer toutes les ressources et tous les pouvoirs.
Pour des chercheur tel Daniel Nettle de l'Université de Newcastle ou Sarah Jones de l'Université du Kent 4), les traits généralement considérés comme négatifs voire asociaux sinon criminels que
l'on reproche aux résidents en difficulté, jeunes ou moins jeunes, des banlieues urbaines, se bornent à traduire un processus inconscient d'adaptation globale à des situations de plus en plus
dures, autrement dit de plus en plus sélectives. C'est ainsi que les femmes se reproduiraient de plus en plus tôt et avec un nombre croissant d'enfants, car il s'agit d'un mécanisme propre à tous
les mammifères dont l'environnement se rétrécit et la durée de vie diminue. De même, si les jeunes sont de plus en plus agressifs, en fait à la recherche par n'importe quel moyen des ressources
qui ne leur sont plus apportées par la société, ce ne serait pas en premier lieu sous l'influence de gangs mais de la nécessité de satisfaire des besoins de moins en moins bien servis par une
organisation sociale de plus en plus inégalitaire. Les mêmes études sont en cours, avec les mêmes conclusions, sur les populations d'afro-américains et de latino-américains en difficulté outre
Atlantique.
Les chercheurs n'ont pas pour le moment essayé de rechercher si ces modifications adaptatives se traduisent ou non par des dispositions biologiques émergentes ou ré-émergentes chez les individus
concernés. On devine que le sujet pourrait donner lieu à des exploitations sulfureuses, visant à traquer pour les éliminer les individus éventuellement porteurs de modifications génétiques
associées à des comportements déviants sinon criminels. Mais en bonne logique, il n'y a aucune raison de penser que des modifications adaptatives génétiquement transmissibles visant à mieux tirer
parti d'un environnement dont les ressources se transforment ne s'exerceraient qu'à sens unique, c'est-à-dire dans le « bon » sens moral de l'insertion sociale des individus dont l'environnement
s'enrichit.
Les recherches que nous évoquons dans cet article, aussi embryonnaires qu'elles puissent être encore, conduisent en tous cas à donner une base scientifique améliorée aux programmes politiques de
ceux qui ne voudraient pas se limiter à des actions purement répressives. Les mouvements politiques d'inspiration socialiste savent depuis déjà deux siècles, comme l'avait bien exprimé Victor
Hugo, que le crime prend le plus souvent naissance dans la pauvreté et l'ignorance. Les Etats européens dits Providence ou protecteurs mis en place après la 2e guerre mondiale l'avaient compris,
comme nous l'avons souligné ci-dessus. Ils avaient obtenu des résultats non négligeables, par comparaison avec ce qui se faisait dans d'autres parties du monde. Ils avaient notamment réussi
jusqu'au début des années 1980 à diminuer les facteurs de coûts relevant de ce que l'on nomme les « externalités négatives », coûts non comptabilisés mais écrasants à terme et provenant des
misères non soulagées.
L'avidité pour le profit immédiat et personnel marquant les nouvelles élites européennes est en train de défaire tout ce travail. Une seule chose reste à espérer: que les « humains diminués » qui
en résulteront ne se révolteront pas jusqu'à tout détruire.
Notes
1) voir notamment http://www.automatesintelligents.com/interviews/2009/kupiec.html
2) voir http://www.keewu.com/article2115.html
3) J.P. Baquiast. Le paradoxe du Sapiens, Jean Paul Bayol, 2010
4) Marc Buchanan. The greatest experiment of all time, NewScientist, 24 juillet 2010, p. 30
5) Mairi Macleod, Die young, live fast , NewScientist, 17 juillet 2010, p. 40.