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Cet ensemble de textes a été conçu à la demande de lecteurs de la revue en ligne Automates-Intelligents souhaitant disposer de quelques repères pour mieux appréhender le domaine de ce que l’on nomme de plus en plus souvent les "sciences de la complexité"... lire la suite

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20 décembre 2005 2 20 /12 /décembre /2005 15:40

Thème . La science

Pour obtenir une vue générale des différentes pages composant ce dossier, consulter le Plan http://www.admiroutes.asso.fr/philoscience/plan.htm

On a tendance à opposer l’artiste et le scientifique, en insistant sur tout ce qui les sépare. Posons ici le principe contraire. La création artistique et la création scientifique correspondent à deux modes complémentaires de la construction par les êtres vivants en général et par les humains en particulier d’un réel adapté à leurs besoins de survie et résultant de leurs interactions avec la nature.

Pour admettre ceci, il faut d’abord accepter une des définitions que nous avons proposées dans cette revue concernant la science. Au sein de l’univers terrestre (tel du moins que nous nous le représentons) sont apparus il y a environ quatre milliards d’années des organismes vivants qui ont été progressivement dotés par l’évolution darwinienne, vers 600 millions d’années BP, de corps et de cerveaux capables d’élaborer par essais et erreurs des représentations virtuelles (neuronales et culturelles) de leur environnement. Ces représentations leur ont servi et leur servent encore de références pour rationaliser leurs comportements dans le monde, c’est-à-dire dans des milieux dangereux qui leur restent fondamentalement inconnus et toujours périlleux. Ainsi, l’herbivore ayant acquis, dans ses gènes et aussi par apprentissage culturel, la possibilité de se représenter ce qu’est un prédateur, représentation générant des comportements d’évitement, sera mieux armé pour échapper à un carnivore qu’un de ses semblables dépourvu par accident de cette aptitude.

Pour ce qui concerne les animaux dotés de cerveaux, ceci ne fait guère de doute. Mais en étendant le sens donné au mot représentation, on peut montrer que le même processus s’est développé chez tous les organismes vivants, y compris les insectes dont le cerveau est réduit et chez les végétaux qui n’ont pas de cerveau. Si les végétaux résistent généralement à leurs prédateurs (sauf à l’homme), c’est qu’ils ont appris, génétiquement et/ou par des échanges de messages chimiques, à s’en défendre en les identifiant préalablement.

Dans cette façon de voir le monde, tous les êtres vivants sont porteurs de représentations telles que nous venons de les définir. De plus, comme les individus vivent en sociétés rendues cohérentes par des cultures, c’est-à-dire généralement par des échanges de messages symboliques, il existe une très grande variété de ces messages ainsi que de nombre de syntaxes les organisant en discours. Ainsi s’élaborent des langages, supports et moyens de transmission puis de stockage des connaissances sur le monde. L’ensemble constitue le capital d’informations permettant la survie de chaque espèce. Les humains, récemment encore, s'ils connaissaient à peu près leurs propres processus d’acquisition des connaissances collectives, ignoraient ceux des autres espèces. Aujourd’hui, avec un regard plus ouvert sur la biodiversité du monde, ils apprennent à les reconnaître et parfois à les comprendre.

La création artistique

Ceci posé, dans les sociétés humaines, les processus d’acquisition des connaissances collectives dont nous parlons sont très divers et parfois peu apparents. Historiquement, les premiers en date ont relevé de ce que l’on appelle aujourd’hui la création artistique, qui peut paraître ludique ou plus exactement gratuite mais qui a toujours été et demeure fondamentalement une forme collective de création et de transmission de savoir. Mais il s’agit d'un savoir non contraint par des formes strictement codifiées. Sa portée est souvent locale et ne s’organise que rarement en grands systèmes, sauf à travers les mythologies. Toutes les formes et techniques d’expression symbolique sont utilisées : gestes, musiques, images, discours verbaux. Les logiques les plus diverses associent les symboles: juxtaposition, superposition, argumentation pré-logique ou logique... Les productions artistiques sont donc très nombreuses et les processus de création relativement ouverts (sauf lorsqu’ils sont enfermés dans des règles académiques ou de mode auxquelles le vrai créateur sait échapper. En conséquence, les connaissances ne peuvent s’organiser au sein d'un méta-système globalisateur à vocation universelle, faute de normes communes d’interopérabilité et de conservation. Le regard de l’art sur le monde reste très dispersé et très volatil, même s’il exerce à long terme des effets de formatage puissants.

Ajoutons que chez les animaux, les éthologistes mettent en évidence des comportements de type ludique ou apparemment non immédiatement utiles fonctionnellement, qui pourraient être assimilés à certains comportements qualifiés d'artistiques chez l'homme.

La création scientifique

Bien plus tardivement dans l'histoire de l'humanité, avec le développement des comportements rationnels reposant sur la démarche scientifique expérimentale, certaines sociétés ont vu se répandre, en complément des modèles du monde que nous qualifions ici d’artistiques, des modèles bien plus organisés et régulés. Ceux-ci, contrairement aux modèles artistiques, n’ont pu se construire qu’en éliminant la diversité des modes d’expression et des logiques. Des langages très appauvris, souvent sous-tendus par la formulation mathématique, ont progressivement « compilé » l’ensemble des inventions, de façon à les rendre universalistes dans le temps et dans l’espace. La recherche de l'économie d'énergie dans l'expression a progressivement supplanté le goût des ornements et fioritures.

L’avantage acquis en termes de compétitivité, par rapport aux autres formes de savoir, fut considérable. Les modèles scientifiques du monde sont dorénavant le point de passage obligé pour toute nouvelle invention, qu’elle soit scientifique ou technologique. Autrement dit, le chercheur doit s’appuyer sur eux pour élaborer de nouvelles hypothèses et les vérifier, y compris pour tenter de remettre en cause (falsifier) certains éléments du modèle. La contrepartie de ce développement pourrait être l’étroitesse du champ disponible pour de nouvelles inventions. Heureusement, la multiplication exponentielle des solutions technologiques semble capable de relancer en permanence l’imagination de ceux des chercheurs qui gardent les yeux ouverts. Elle suggère de plus en plus de problèmes à résoudre et donne matière en permanence à de nouvelles hypothèses souvent « révolutionnaires » au regard du corpus des connaissances acquises

Un mécanisme générateur commun

Ceci étant, et c’est sur ce point qu’il convient d’insister, fondamentalement, il n’y a pas de différences notables entre l’artiste (agent de la création artistique) et le chercheur (agent de la création scientifique). La production de nouvelles représentations, qui fait l’originalité de la création et l’oppose à la simple transmission, résulte d’un processus commun aux deux type d’innovation: l’étonnement de l’individu face à un monde qui échappe à ses capacités initiales de modélisation et la volonté qui l’anime d’élaborer des représentations lui permettant, ne fut-ce que marginalement, de ramener l’inconnu informulé au connu formulable. On pourrait aussi appeler cela la capacité à se poser des problèmes afin de leur chercher des solutions. Mais pourquoi certains individus disposent-ils de cette capacité qui leur interdit de rester inertes comme des cailloux face à l’inconnu ou au vide apparent du monde? Parce qu’elle a été inscrite dès l’apparition des premières espèces vivantes dans les gènes et dans les cultures et que, au hasard des développements individuels, elle se réalise mieux chez certains que chez d’autres.

Les sociobiologistes n’en ont pas encore identifié les bases neurales ou épigénétiques, mais ils le feront sans doute un jour. L’aptitude à l’étonnement créatif est plus ou moins développée selon les espèces, les sociétés et les individus, mais elle est toujours présente. Chez certains, elle tendra à dominer toutes les autres activités vitales. On parlera alors de créateurs passionnés que rien ne pourra détourner du processus de création. Chez d’autres, les plus répandus sans doute, « amateurs » d’art ou de science, elle sera latente et ne s’exprimera qu’en face d’une oeuvre réalisée par un autre. Celle-ci réveillera le mécanisme créatif latent et pourra induire chez l’amateur un comportement plus ou moins élaboré de création, complémentaire ou alternative.

La création collective spontanée

Notre exposé, à ce stade, présente l’inconvénient de faire principalement reposer le processus de création, qu’il soit artistique ou scientifique, sur les individus. Ce n’est pas très gênant dans les sociétés humaines occidentales modernes où l’individu est « roi ». Il s’agit de sociétés où l’ « individuation » ou « agentification », c’est-à-dire l’acquisition par les individus d’une certaine autonomie, est de règle, au moins chez les couches sociales les plus favorisés. L’autonomie peut être définie comme la capacité d’acquérir une certaine conscience de soi et de ses comportements au sein de son environnement, pouvant se traduire par une volonté d'agir. Malheureusement, peu de personnes en bénéficient. Les autres sont le plus souvent instrumentalisées par de multiples forces extérieures à elles.

Mais avant les individus se trouvent les groupes. Il ne faut jamais oublier que dans l’ordre du vivant (étendu aujourd’hui aux sociétés de robots) ce sont les groupes qui réagissent globalement aux contraintes de l’environnement afin de s’y adapter par la création. Un groupe est constitué d’individus. Mais les connaissances collectives émanant des groupes ne prennent pas en général naissance chez tel individu particulier. Elles émergent spontanément des interactions comportementales et langagières entre individus et prennent la forme d’entités symboliques dotées d’une vie propre relative, que la mémétique qualifie aujourd’hui de mèmes. Ces mèmes sont porteurs de connaissances mixtes, de type artistique et de type scientifique ou pré-scientifique. Ils se répandent au niveau des groupes et à travers les réseaux constitués par les individus et leurs artefacts, selon des modes proches de ceux permettant la diffusion des virus. Ainsi en est-il des grands récits de type biblique, très répandus jadis, ou des romans et films aujourd’hui. Il s'agit de mèmes. Leur effet est à la fois d’ouvrir les esprits et de les formater au profit des groupes dont ils sont issus.

La démocratisation de la création sert l'adaptativité des groupes

Nous avons évoquée l’inégalité des individus et des groupes face aux possibilités de la création, concernant aussi bien l’art que la science. S’agit-il d’une inégalité structurelle ou résultant seulement du hasard. Autrement dit, les activités de création sont-elles réservées à des individus ou à des groupes particulièrement favorisés, par l’imagination, par l’intelligence, par la culture, par la richesse ? Devrait-on au contraire considérer que chacun, individu ou groupe, pourrait et même devrait potentiellement s’y adonner ? Dans les sociétés actuelles, fortement hiérarchisées, les créateurs, artistes ou scientifiques, ont tendance à s’ériger en castes, reléguant les autres dans la vaste catégorie des consommateurs passifs. Ceci est évidemment contraire à la nécessité d’élargir le plus possible le champ de la création, pour favoriser la diversification des hypothèses puis des découvertes. Même si les individus et les groupes sont souvent très différents, il n’y a pas de raison d’accepter une ségrégation de principe entre créateurs et spectateurs-consommateurs. Chacun doit pouvoir alternativement être créateur pour son compte et consommateur des productions des autres. Il s’agit d’une condition indispensable à la démocratie. La démocratie n’est-elle pas considérée comme la forme sociale la plus adaptative, c’est-à-dire la plus compétitive, du fait qu’elle est capable de mobiliser l’énergie créatrice du plus grand nombre de ses membres. On peut donc penser que la "démocratisation" progressive des activités de création s'est révélée comme un facteur favorisant l'adaptativité des groupes. C'est la raison pour laquelle elle semble avoir été sélectionnée au cours de l'évolution.

Pourquoi vouloir rapprocher création artistique et création scientifique?

Nous avons ici souligné les ressemblances entre processus de création artistique et processus de création scientifique. L’intérêt de l’exercice est de montrer que nous sommes en présence d’un mécanisme fondamental par lequel les entités biologiques (voire les entités robotiques) « construisent » un monde adapté à leurs besoins de développement et de reproduction, c’est-à-dire de survie. On pourrait parler d’un processus de « construction de niche » 1) permettant des modes d’évolution de plus en plus orientées vers l’auto-conservation des solutions apparues en premier. On parlera aussi d’auto-évolution 2) ou de « variation facilitée » 3). Le mécanisme de la sélection darwinienne n’est pas supprimé, mais il s’exerce au sein d’un environnement de plus en plus façonné par les générations antérieures. Ainsi, dans les sociétés humaines, si la sélection par les contraintes naturelles continue à jouer (adaptation aux maladies, par exemple), celle imposé par la nécessité de survivre dans l’environnement technologique est au moins aussi déterminante. Ce mécanisme très général est-il propre à l’évolution des entités biologiques telles qu’apparues sur Terre ou se retrouve-t-il ailleurs dans le cosmos ? Nous ne pouvons répondre faute de pouvoir encore observer des modes d’évolution extraterrestres.

Au-delà de cet intérêt qui concerne principalement l’épistémologie, comparer création artistique et création scientifique montre que l’une et l’autre peuvent participer, simultanément mais sur des plans différents, de l’art et de la science. Nous touchons là à la politique. L’artiste est un créateur scientifique involontaire dans la mesure où, laissant libre cours à son imagination, il invente hors des sentiers battus d’innombrables regards sur le monde qui peuvent donner lieu à de véritables processus d’acquisition de connaissance par génération et vérification d’hypothèses. C’est ainsi que la plupart des romans fournissent des matériaux précieux pour la psychologie et la sociologie. Parallèlement, la production scientifique est le plus souvent source d’émotions de type esthétique, que ce soit pour le chercheur ou pour le public. Elle peut aussi se prolonger dans de véritables œuvres artistiques, comme le montrent aujourd’hui la science fiction et les œuvres exploitant les ressources de la vie artificielle et de l'art numérique 4). Dans une société « idéale », trans-humaine, les individus et les groupes, sans exclusives a priori, devraient pouvoir s’adonner en parallèle sinon en simultanéité à l’art et à la science.

L’homme trans-humain ou post-humain moderne, connecté à un grand nombre de réseaux de production et d’information, pourrait ainsi de nouveau ressembler à l’idéal de l’homme cultivé de la Renaissance, un Léonard de Vinci aussi versé dans les arts que dans les sciences.

Jean-Paul Baquiast 18/12/05

Notes
Sur la construction de niches, voir http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/nov/niche.html)
Sur l'auto-évolution, voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2004/60/autoevolution.htm
Sur la variation facilitée, voir http://www.automatesintelligents.com/actu/051031_actu.html
Sur la création numérique et la création artistique en général, voir notre présentation de l'ouvrage du regretté Bernard Caillaux, La création numérique visuelle. http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/avr/caillaud.html

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16 décembre 2005 5 16 /12 /décembre /2005 22:52

Thème. La science

Pour obtenir une vue générale des différentes pages composant ce dossier, consulter le Plan http://www.admiroutes.asso.fr/philoscience/plan.htm

Sur ce thème voir notre présentation du livre de Jean Dubessy, Guillaume Lecointre et Marc Silberstein, Editions Syllepse, Novembre 2004, Les matérialistes (et leurs détracteurs). http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2005/67/materialisme.htm

Pour les spiritualistes, la question de la compatibilité entre science et religion ne se pose pas. Ou bien ils refusent entièrement le recours à la science pour comprendre le monde et se satisfont des explications religieuses, ou bien ils considèrent que les théories scientifiques doivent s’arrêter au domaine du démontrable et que la religion concerne tout le reste. Les premiers sont de plus en plus rares, du moins en Occident. Les autres constituent la généralité. A première vue, cette position relève du bon sens. La science ne doit pas aller au-delà de ses possibilités. C’est d’ailleurs aussi la position des philosophes athées. La philosophie matérialiste, qu’il s’agisse de la philosophie générale ou de la métaphysique (laquelle s’applique à l’au-delà des connaissances scientifiques) propose un regard global sur l’univers et sur l’homme, fondé en grande partie sur le questionnement (c’est-à-dire le refus des certitudes). Elle porte donc sur la science un regard critique, afin de bien distinguer ce que celle-ci peut démontrer et les immenses domaines s’étendant au-delà des connaissances scientifiques, en leur état du moment. Pour ces domaines, elle accepte toutes les propositions, à condition que celles-ci à leur tour ne soient pas érigées en articles de foi et restent soumise au questionnement philosophique.

Mais pourquoi en ce cas, si la séparation entre science et religion ne pose pas de problème de principe, les scientifiques matérialistes s’estiment-ils constamment agressés par les religions ? D’abord parce que la religion tend à s’approprier le domaine de l’au-delà des connaissances scientifiques actuelles pour en faire le sien. Autrement dit, elle cherche à enfermer la science dans l’état actuel de ses connaissances et lui refuser de s’étendre. Ceci consiste à nier la logique même de la démarche scientifique. Aucun scientifique digne de ce nom ne prétendra que la science sait tout ou même, qu'en se donnant le temps nécessaire, elle pourrait tout savoir. L'exercice d'heuristique scientifique le plus utile consiste à explorer sans cesse ce que l'on appellera les limites de la connaissance du moment (voir notre page : Limites actuelles de la connaissance scientifique) étant entendu que ces limites peuvent, ici et maintenant, tenir aux insuffisantes capacités du cerveau humain et reculer si les connaissances globales de l'humanité, grâce aux technologies, s'enrichissent.

Mais reconnaître que la science n'apporte pas, aujourd'hui, de réponses convaincantes à un certain nombre de grandes questions n'entraîne pas qu'il faille combler ces lacunes en introduisant des réponses inspirées de croyances spiritualistes. Celui qui voit la preuve de l'existence de Dieu dans l'apparition de la vie ou dans le fonctionnement de la conscience au prétexte qu'il ne peut « expliquer scientifiquement » ces deux phénomènes, trahit la démarche scientifique d'une double façon : en apportant une réponse sans valeur scientifique aux questions posées et surtout, en fermant le domaine à des recherches scientifiques ultérieures. Pourquoi en effet tenter d'approfondir les mécanismes de la vie et de la conscience si ceux-ci relèvent d'une intervention transcendante à l'égard de laquelle l'analyse scientifique sera considérée comme irrespectueuse ? Pour progresser, la science doit en permanence élaborer des hypothèses sur ce qu’elle ne connaît pas, afin de proposer ensuite des expérimentations susceptibles de valider ou infirmer ces hypothèses. La seule précaution qu’elle doive prendre en ce cas, c’est ne pas prendre ses propres hypothèses pour des certitudes. Ainsi, en matière cosmologique, la science n’a pas de réponse à la question des origines de l’univers. Certaines hypothèses, comme la « théorie » des cordes, tentent d’y répondre. Mais ce ne sont que des hypothèses. Si cependant on fermait le champ de la recherche en affirmant que l’univers a été créé par Dieu, il n’y aurait plus de progrès scientifique possible.

Une deuxième occasion de conflit entre la religion et la science, dénoncée par les scientifiques, consiste à utiliser des protocoles de recherche apparemment scientifiques pour tenter de prouver des affirmations de nature religieuse. C’est le cas aujourd’hui des biologistes chrétiens qui tentent de démontrer par des observations scientifiques leur affirmation selon laquelle la vie est trop complexe pour ne pas avoir été inventée par un créateur (Dessein intelligent ou ID). Comme ceci ne peut pas être démontré, alors que les preuves de l’évolution darwinienne abondent et sont reconnues par tous les scientifiques de bonne foi, la démarche ne fait que jeter le doute sur la science en général. La théorie darwinienne est alors mise en compétition, notamment dans l’enseignement, avec les affirmations de la Bible sur l’origine du monde.

Il y a pire. C’est lorsque des fondamentalistes religieux, reprenant la démarche historique de l’Eglise catholique du temps de Copernic et Galilée, refusent de tenir compte des résultats d’expériences scientifiques indubitables, sous prétexte qu’elles contredisent les affirmations d’écritures, hadiths ou fatwas diverses émanant d’autorités religieuses ou sectaires. La science finit toujours par triompher dans de telles confrontations, mais que de temps perdu, de croyants égarés et parfois encore, que de martyrs. On en a eu un exemple récent lorsque une église sud-américaine avait affirmé que le préservatif ne protégeait pas du sida.

Questionnement de la religion par la science

Les scientifiques doivent donc se battre en permanence pour éviter le détournement de leurs procédures au profit des spiritualistes intolérants. Mais ils ont aussi le droit de riposter. Ils doivent d’abord prendre la parole le plus souvent possible pour dénoncer les intrusions de la religion dans leurs domaines. Mais ils peuvent aussi s’interroger sur les explications scientifiques susceptibles d’être apportées à ce qui demeure un grand mystère, l’omniprésence, dans l’humanité, du besoin de sacré, du besoin de croire à l’existence de quelque chose transcendant les apparences. Pour les spiritualistes, il n’est pas nécessaire de s’interroger, car ce mystère est précisément la preuve qu’il existe une divinité au-delà du monde visible et au-delà de la vie humaine. Mais, pour un scientifique, une telle réponse évite de soumettre au regard de la science un des mystères que celle-ci pourrait peut-être éclairer.

Nous pensons pour notre part que la science doit en ce domaine examiner plusieurs questions complémentaires:

- Pourquoi le besoin de croire en un autre monde (y compris ad absurdum) s'est-il introduit il y a quelques millénaires (ou dizaines de millénaires ?) chez les hominiens et pourquoi il y a survécu depuis ? Est-ce vraiment parce que les hommes devenus conscients de leur propre mort n’auraient pas pu survivre au désespoir de cette prise de conscience si des croyances et comportements relevant du mystique n’étaient pas apparues dans les sociétés d’alors et ne s’étaient pas conservées génétiquement depuis ? On sait que certains spécialistes du cerveau pensent avoir identifié des zones cérébrales dédiées à la croyance et des neurotransmetteurs ou drogues induisant le sentiment de donner accès à la transcendance.

- Corrélativement, pourquoi, si ce besoin de croyance était indispensable à la survie des individus et des sociétés, des athées ou incroyants ont-ils pu apparaître et survivre - le cas échant en transférant leur besoin de croire sur des objectifs de nature matérielle ?

- Comment en termes neurologique l'idée de Dieu - et plus généralement le fait de croire en quelque chose sur le mode de la foi du charbonnier - se manifestent-ils dans l'anatomie et la physiologie du cerveau soumis aux moyens moderne d'exploration fonctionnelle ?

- Peut-on considérer que l'idée de Dieu est un mème ou mèmeplexe (voir notre page La mémétique) qui parasite nos cerveaux ?

- Comment les pouvoirs sociaux et politiques utilisent-ils à leur profit ce besoin de croyance ? On sait depuis longtemps de quelles façons les classes dirigeantes traditionnelles se sont servies des religions pour aliéner les populations (l'opium du peuple). Mais il serait intéressant de voir aujourd'hui quels sont les intérêts précis, géostratégiques, politiques, commerciaux - qui sont derrière les fondamentalismes chrétiens ou islamiques et visent à mettre en tutelle l'esprit des hommes modernes ? On aimera aussi savoir, sans tomber dans les fantasmes de la théorie du complot, quels pouvoirs encouragent la prolifération des sectes au sein des sociétés occidentales?

JPB 16/12/05

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15 décembre 2005 4 15 /12 /décembre /2005 19:46

Thème. La science

Pour obtenir une vue générale des différentes pages composant ce dossier, consulter le Plan http://www.admiroutes.asso.fr/philoscience/plan.htm

Grands concepts de la philosophie des connaissances

A propos de PSEUDO-SCIENCES ET POSTMODERNISME - ADVERSAIRES OU COMPAGNONS DE ROUTE ? - Alan Sokal - Odile Jacob 2005, préface de Jean Bricmont

Ce livre, dont nous partageons globalement les positions épistémiques (relatives au statut de la connaissance) incite à préciser quelques uns des concepts que nous avons plusieurs fois évoqués dans les numéros de cette revue consacrés au sujet.

Les questions de terminologie sont toujours difficiles, car elles génèrent les malentendus. Voici, en faisant très simple, les quelques définitions que nous proposerions nous-mêmes au lecteur:

Déterminisme : s’emploie pour dire que le monde n’est pas aléatoire mais obéit à des lois. Cela ne signifie pas que ces lois soient celles du réel (voir ce mot). Ce sont celles que croit observer celui qui étudie la nature. les lois seront dites scientifiques, si elles sont élaborées au terme d’une recherche conforme à la méthode expérimentale (voir ce mot) respectant les protocoles aujourd’hui admis pour donner valeur universelle au corpus des connaissances scientifiques. Mais beaucoup de gens croiront voir des lois là où il n’y en aura pas, simplement parce qu’ils auront refusé de se soumettre à ces protocoles ou bien parce qu’ils les auront détournés (exemple : les astrologues).

Ceci admis, le déterminisme ne peut être évoqué que dans les domaines où des lois scientifiques complètes ont pu être formulées. Sinon, l’ignorance génère la croyance en l’aléatoire ou hasard. Mais rien ne permet de supposer que l’univers soit partout ou toujours déterministe, notamment à l’échelle quantique. Lorsque des phénomènes se présentent d’une façon indéterminée, il est cependant possible, à notre échelle, de les regrouper en grands ensembles probabilistes. On parle alors de déterminisme statistique.

Réductionnisme : s’emploie pour dire que la recherche scientifique ne peut en général progresser qu’en décomposant les phénomènes complexes en parties plus petites qui lui deviennent accessibles. C’est indiscutable. Mais la démarche réductionniste n’a de sens que si elle s’accompagne de la démarche inverse, le holisme, qui consiste à considérer le tout pour mieux comprendre le rôle des parties. Aujourd’hui, avec le succès de plus en plus grand rencontré par le concept d’émergence (voir la page Emergence), on tend à considérer que l’on ne peut pas reconstituer un tout, quel qu’il soit, en se bornant à analyser les parties, même lorsque celles-ci sont simples et reliées par des règles simples. Des touts très différents peuvent résulter de la combinaison de parties identiques. Ceci oblige, dans des cas bien particuliers et non dans l’ensemble des sciences, à abandonner tant le réductionnisme que le déterminisme.

Méthode expérimentale : c’est, depuis le siècle des Lumières qui a marqué l’abandon des croyances au profit de la raison, le critère de toute démarche scientifique. Elle suppose un observateur qui s’efforce de comprendre un phénomène du monde, une hypothèse (induction ou même abduction) élaborée par cet observateur afin d’expliquer le phénomène, une expérience faisant généralement appel à un instrument qui permette de vérifier ou de rejeter l’hypothèse. Si l’hypothèse est vérifiée, on pourra proposer une loi (loi scientifique) qui en généralisera la portée, loi dont on pourra déduire (déduction) diverses conséquences qui devront être vérifiées à leur tour. Le processus est impérativement collectif. Ceci veut dire que toutes les phases de cette démarche complexe doivent pouvoir être comprises et reproduites par n’importe quel autre scientifique, où que ce soit dans le monde. Dès qu’une expérience invalide les précédentes, au terme d’un nouveau processus expérimental conforme à cette exigence d’universalité, la loi doit être modifiée. On conçoit qu’avec le progrès technique qui multiplie les observateurs et les instruments, le corpus des connaissances scientifiques subisse des modifications (des enrichissements) à un rythme exponentiel.

Ceci dit, ce processus de construction des connaissances (ou constructionnisme, voir ce mot) qui fait la force des sociétés scientifiques, où que ce soit dans le monde, est parfois dénoncé comme « occidental ». Il existe des gens qui, tout en se disant scientifiques, prétendent découvrir le monde par différents processus non reproductibles, par exemple l’intuition ou la révélation. Pour les scientifiques, qu’ils soient occidentaux ou non, ces méthodes ne relèvent pas de la science mais des croyances. Le propre du croyant est qu’il s’accroche à ce qu’il croit, même confronté aux démentis de l’expérience.

Relativisme scientifique : le terme, à multiples sens, prête aujourd’hui à beaucoup d’incompréhension. Disons pour simplifier qu’il peut désigner une banalité : telle connaissance, avant d’avoir reçue une portée à visée universaliste, reste relative aux conditions dans lesquelles elle a été obtenue. On ne peut la généraliser sans précautions. Ainsi les « vérités » de la génétique ne peuvent être étendues aux sciences sociales sans des études approfondies. Le propre de la construction scientifique consiste à généraliser progressivement ce qui au début n’était que relatif.

Mais on qualifie aujourd’hui de relativisme l’attitude, non scientifique, consistant à dire que la science expérimentale n’est qu’une façon parmi d’autres de décrire le monde ? Ce serait simplement un « grand récit ». Il y en aurait d’autres aussi valables qui devraient être enseignées au même titre que la science, notamment les récits des textes « sacrées » ou des révélations prophétiques. La science occidentale pouvait penser qu’un tel discours ne pouvait plus être tenu par des gens se prétendant scientifiques, mais l’actualité , avec la remontée en force des fondamentalismes évangéliques et islamiques, montre qu’il n’en est rien.

Une forme atténuée du relativisme, d’inspiration « gauchiste » consiste à dire qu’il existe une science des pays riches, des bourgeois et des mâles dominants, qui ne peut être celle des pauvres et des dominé(e)s. A eux et à elles de se construire leur propre discours scientifique. Pour le scientifique de bonne foi, ceci n’est pas discutable mais relève du phénomène de construction des connaissances scientifiques reconnu par la science, que nous résumions ci-dessus à propos du relativisme banal : telle connaissance, avant d’avoir reçue une portée à visée universaliste, reste relative aux conditions dans lesquelles elle a été obtenue. On ne peut la généraliser sans précautions. Ainsi l’ambition d’une science véritablement universaliste sera d’obtenir des connaissances élaborées au terme de processus suffisamment contradictoires pour convenir au plus grand nombre d’humains possible, quelque soit leur rang social ou leur sexe.

Réel : le terme désigne ce à quoi s’appliquent les descriptions de la science (voir la page Le réel de la physique est-il celui des autres sciences ?). Avant l’apparition de la mécanique quantique, on considérait que les scientifiques, par les méthodes de la recherche expérimentale, dévoilaient un réel objectif existant indépendamment d’eux. Certes, certaines de ces descriptions pouvaient être marquées de subjectivité, inspirées plus ou moins totalement par le milieu social ou la personnalité de leur auteur. Mais il s’agissait de défaut qu’il fallait à tous prix éliminer, grâce à la critique collective des contenus de connaissances. Ceci étant, la plupart des scientifiques reconnaissaient volontiers que le réel objectif qu’ils décrivaient n’était qu’une image approchée et toujours perfectible d’une réalité en soi à jamais impossible à décrire en totalité. Ainsi l’est une photographie comparée au paysage représenté.

Aujourd’hui, avec la généralisation de l’approche épistémologique découlant de la mécanique quantique, on tend à considérer que le scientifique ne peut pas parler du réel objectif, mais seulement de ce qui résulte de l’interaction entre un sujet observateur/acteur, un instrument et un univers extérieur indescriptible. Ceci aussi bien dans les sciences ordinaires (macroscopiques) qu’en physique quantique. Mais peu importe, car le « réel » ainsi décrit, que l’on qualifiera aussi d’instrumental, suffit largement à la recherche scientifique courante et à la pratique sociale.

Constructivisme : une des acceptions de ce terme, que nous utilisons dans ce dossier,exprime ce que nous venons de proposer au sujet du réel. La science construit progressivement, par interaction entre des scientifiques pratiquant le méthode expérimentale et un réel en soi dont on ne peut rien dire, un réel instrumental (nous avons aussi proposé le terme de réel « humanisé ») qui devient le cadre dans lequel se développent les activités humaines. On lui confronte en permanence les résultats des nouvelles expériences, soit pour invalider ces résultats soit au contraire pour modifier le cadre.

Science : activité de la société humaine construisant un réel instrumental de plus en plus riche en respectant les méthodes de la méthode expérimentale (voir ce mot). Nous avons fait l’hypothèse que, sous des formes extrêmement simplistes, tout organisme vivant construisait son cadre environnemental selon ces mêmes méthodes expérimentales. L’idée serait intéressante, si elle était validée, pour montrer que le constructivisme de type scientifique est un processus profond d’un univers évolutif tel que le nôtre. Mais la « science » des termites ou des poissons ne sera appelée science que par image. On parlerait plutôt d’un processus pré-scientifique, qui se retrouve aussi dans les sociétés humaines primitives.

A côté de la science, les sociétés humaines s’adonnent aussi à des activités collectives mettant en jeu l’esprit et le corps : philosophies (voir notre page consacrée à ce terme), arts, sports. On pourra les considérer, dans la suite de la notation qui précède, comme participants de processus constructivistes préscientifiques.

Scientisme : le terme est généralement employé comme une insulte, dénonçant le scientifique borné qui veut tout expliquer par des connaissances sommaires, parfois abusivement mathématisées. Nous proposons d’appeler scientiste, au contraire, un homme, scientifique ou non, pour qui la démarche scientifique constitue la forme la plus haute et la plus constructive de l’activité de l’esprit humain en groupe. Dans ce cas, l’auteur de ces lignes se revendique comme scientiste.

Matérialisme : par définition, la science est matérialiste puisqu’elle exclue les croyances non démontrables par des expérimentations. Mais cela ne l’empêche pas de tenter d’analyser par les méthodes scientifiques les formes les plus élaborées de l’esprit, de la conscience et de la morale. Ceci posé, un scientifique se reconnaissant dans cette définition du matérialisme peut très bien faire appel à la métaphysique ou à la religion, mais en dehors de sa pratique scientifique.

JPB 15/12/05

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11 décembre 2005 7 11 /12 /décembre /2005 19:47

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Le terme de système est extrêmement général et pour cela il très employé. Il a désigné initialement des ensembles composés d’organes collaborant à l’exécution de tâches précises (système nerveux) ou d’éléments en relation stable les uns avec les autres (système solaire). Ces systèmes peuvent être considérées comme des entités existantes en elles-mêmes, indépendamment du regard de l’observateur. C’est le cas du système solaire. Au demeurant, on sait aujourd’hui que le système solaire n’est pas stable à long terme. De plus ses limites sont indécises.

Mais très vite et par commodité, on a employé le mot de système pour désigner des ensembles présentant une certaine unité organique ou fonctionnelle mais dont n’était pas capable d’identifier ou d’analyser en détail les composants : système météorologique, système capitaliste…La systémique ou science des systèmes a prétendu définir des caractères et des lois s’appliquant à tous les systèmes. Inutile de dire que sa version la plus mathématisée, la théorie générale des systèmes, proposée dans les années 1960, a tourné court.  

 

En fait les systèmes sont des créations de l’esprit humain visant à ordonner le monde en classes aussi stables que possible. Ce travail de classification peut être conduit à l’infini, dans le sens notamment des hiérarchies ascendantes et descendantes. Chaque système peut être décrit comme constitué de sous-système et comme participant à des super-systèmes.  Tout locuteur, sans même le vouloir, crée autant de systèmes qu’il tente de descriptions du monde par le langage organisé.

Est-il intéressant dans ce cas d’évoquer ici le concept de système ? Oui, dans la mesure où nous ne nous laisserons pas prendre au piège de l’apparente objectivité que suggère le terme. Si nous parlons de système, c’est parce que notre cerveau n’est pas armé pour percevoir l’infini diversité des éléments simples du monde (nul ne sait d’ailleurs ce que sont ces éléments simples ) et des relations que ces éléments entretiennent entre eux. Autrement dit, le terme de système, comme d’autres concepts voisins, par exemple celui d’organisme ou de super-organisme (voir la page Les super-organismes existent-ils vraiment ?) ne désigne pas comme le sens commun pourrait l’imaginer des réalités stables, bien descriptibles et prédictibles, mais des ensembles flous, évolutifs, nécessitant de nombreux stratagèmes pour pouvoir être manipulés utilement. Nous en donnerons quelques exemples. 

 

Les Systèmes dynamiques chaotiques 

 

Le terme de système est sans utilité pour désigner des relations stables entre agents non évolutifs (comme pourraient l’être les motifs sur une tapisserie). Il n’a d’intérêt que dans le cas de relations dynamiques  entre agents eux-mêmes évolutifs. On pourrait d’ailleurs en ce cas parler de systèmes de processus, dont certains pourront être analysés en tant que tels, localement, mais sans oublier leurs interactions.

La description de la société humaine satisfait à la définition d’un système dynamique puisqu’il s’agit bien d’un système composé d’une grande quantité d’agents évolutionnaires (les humains, les groupes, leurs idées, etc.) disposant d’une certaine autonomie et réagissant les uns sur les autres, généralement sur le mode du conflit, plus ou moins tempéré parfois de négociations.

Comment définir l’évolution d’un tel système ? On dit qu’elle est chaotique. Ce terme ne signifie pas qu’il s’agisse d’un chaos au sens commun du terme mais seulement qu’il n’est pas possible d’en donner un modèle (philosophique, politique, informatique) prétendant intégrer l’ensemble des activités des agents analysées une par une, ni surtout prévoir l’effet de l’interaction de ces agents. Par conséquent l’évolution du système considéré  ne peut pas non plus être modélisée d’une façon qui laisse prévoir l’apparition d’évolutions éventuellement catastrophiques. En d’autres termes, il ne peut pas  être représenté d’une façon à être prévisible et décidable (en répondant entièrement aux principes à partir desquels le modèle a été construit). Pour nous qui l’observons, il ne fonctionne pas comme une machine dont les différents rouages seraient liés par des processus définis à l’avance et non modifiables. 

Un système chaotique peut cependant être décrit et prédit en termes de probabilités ou de statistiques : probabilité de l’existence d’un phénomène ou d’un agent donné, probabilité de survenance d’un événement donné. Les résultats des calculs de probabilités, toujours approchés, sont plus ou moins utilisables en fonction de la finesse ou granularité du regard porté sur le système. Mais il faut se souvenir qu’un phénomène défini par la probabilité qu’il a de se produire, n’est pas pour autant un phénomène du réel en soi. Il reste un concept construit, comme le système lui-même. 

L’élément perturbant, propre aux systèmes dynamiques, est ce que l’on appelle la sensibilité aux variations des données initiales. Les dynamiciens montrent qu’un système dynamique se développe de façon turbulente ou non-linéaire, en ce sens qu’une petite différence (éventuellement infime) dans les données initiales de deux systèmes pour le reste identiques peut entraîner des conséquences plus ou moins importantes, difficilement détectables au début de leur évolution, difficilement évitables lors de leur plein développement. Il s’agit du célèbre effet dit “ battement d’aile de papillon ”, constamment évoqué en météorologie, notamment à propos des phénomènes tourbillonnaires ou cycloniques. Un battement d’aile de papillon à Rio peut déclencher, de proche en proche et en mobilisant des forces de plus en plus puissantes, un cyclone en Asie. Or cette incertitude sur les données initiales est inévitable, dès que l’on prétend analyser et modéliser un système du monde réel, dont la plupart des paramètres échappent forcément à l’observation humaine. Ceci veut dire que, même si au départ certaines règles de développement et données ont été déterminées avec une bonne précision comme étant ou devant être corrélées, l’évolution ultérieure du système le conduit à diverger profondément à partir d’infimes différences dans la détermination des données.
L’évolution d’un système chaotique peut donner naissance à l’émergence plus ou moins subite et plus ou moins profonde de nouveaux états du système, représentant une réorganisation de celui-ci. En théorie, rien n’interdit que ces nouveaux états conduisent à la mort dynamique du système, par instabilité ou excès de désordre, ou au contraire par stabilité excessive (sur le modèle des cristaux d’un minéral, trop systématiquement ordonnés). Seules les émergences améliorant l’adaptation peuvent survivre.

Les décideurs économiques et politiques sont constamment confrontés à des catastrophes qu’ils n’avaient pas prévues parce qu’ils avaient oublié que les systèmes auxquels ils ont affaire sont de type chaotique, c’est-à-dire non seulement imprévisibles mais susceptibles de changements profonds et dévastateurs. Si elles sont trop rigides, les recettes habituelles, réglementations, mesures d’intervention, sont généralement inutilisables ou peu utilisables, car le phénomène auquel elles sont censées s’appliquer évolue d’une façon pouvant être totalement inattendue, et fort loin des données initiales.
Cette constatation est connue en principe des décideurs, mais toujours oubliée dans l’action de terrain. 
 

 

Les systèmes dynamiques complexes  

 

Il existe de nombreuses définitions de la complexité. Ceci illustre une nouvelle fois que la complexité n’est pas un état en soi de la nature, mais une convention du regard porté sur elle. Parmi ces définitions, on choisira  la plus appropriée aux objectifs que l’on recherche.

La définition la plus simple de la complexité consiste à appeler complexe ce qui ne répond à aucun ordre apparent (en anglais randomness). On pourra dire aussi “ au hasard ”. Les simulations faites par Stephen Wolfram (voir notre dossier http://www.automatesintelligents.com/labo/2002/juin/doswolfram.html) montrent qu’un système construit à partir de règles extrêmement simples peut toujours évoluer, dans certaines versions de telles règles, et de façon non prévisible à l’avance, vers une complexité de plus en plus grande, qui n’est pas du désordre mais dont la logique reste incompréhensible (voir notre page L’émergence). Cette évolution ne signifie pas nécessairement que le système soit devenu instable, au sens où notamment il perdrait toute cohérence et retournerait comme un cadavre en décomposition à l’état de ses éléments initiaux. On dira seulement qu’il n’est pas prévisible et que les règles intrinsèques auxquelles il obéit ne sont pas connues. Le système sera donc difficilement manipulable (sauf à trouver le moyen de réduire à nouveau sa complexité). 

 

Mais on peut donner de la complexité une définition plus classique, de type organisationnel. N’évoquons pas ici les définitions mathématiques de la complexité, qui n’ont pas d’intérêt pratique pour nous. Par contre, on peut retenir la définition de Gerald Edelman (lire http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2004/aout/edelman.html) pour décrire la complexité d’un système composé d’agents en interaction: “ le maximum d’agents organiquement ou fonctionnellement différents, entretenant le maximum de relations fonctionnelles différentes ”. Par exemple, un individu et une entreprise sont des agents différents qui entretiennent des relations fonctionnellement différentes (l’individu comme salarié ou comme consommateur, face à l’entreprise productrice de services ou de pollutions). S’ils sont en relation, leurs interactions créent de la complexité, pouvant prendre des aspects totalement nouveaux et imprévisibles.

Il est toujours possible de décomposer un système complexe global en sous-systèmes, eux-mêmes en principe moins complexes. Mais il ne faut pas oublier que les composants obtenus continuent à entretenir des relations entre eux, même si celles-ci paraissent suffisamment faibles ou distantes pour être négligées. Un effet aile de papillon peut toujours se produire, de façon inattendue, comme nous l’avons vu.

On peut, avec les mêmes précautions, descendre l’échelle de la globalité en individualisant artificiellement tel agent, ou les relations que tel agent entretient avec tels autres agents. On se place alors au plan “ local ”, artificiellement “ séparé ” du reste du système, compte tenu de la valeur considérée comme négligeable des relations qu’il entretient avec le reste. On aura en ce cas généralement avantage à décrire des processus entre agents, plutôt que ces agents considérés dans l’absolu. 
 

Les systèmes dissipatifs ou en équilibre loin de l’équilibre  

 

Un système complexe composé d’agents en interaction compétitive est nécessairement un système désordonné au sens de la thermodynamique. Il n’est pas stable comme l’est par exemple un cristal dont tous les atomes sont rangés pour l’éternité dans un ordre donné, à température constante. Ce n’est pas pour autant un système instable ou erratique, au point que l’on ne puisse y observer la moindre régularité. S’il évolue, il évolue – sauf catastrophes toujours possibles – dans des espaces d’état mesurables. On peut le comparer utilement à un organisme vivant, tel que l’a décrit le physicien belge Ilya Prigogine, c’est-à-dire en équilibre loin de l’équilibre, au moins pendant certaines durées de temps. L’équilibre loin de l’équilibre nécessite la consommation de ressources prélevées dans le milieu ambiant. Il s’inscrit donc dans les comportements “ dissipatifs ” consommateurs de ressources. Mais le système dissipatif consomme pour produire, c’est-à-dire pour durer dans le temps, maintenir son milieu interne (homéostasie) et finalement se reproduire. Il est donc néguentropique, créateur d’ordre, au contraire de la tendance générale des systèmes à dériver vers le désordre ou entropie caractérisant l’évolution sans boucles de rétro-action. 

 

Un système en équilibre loin de l’équilibre présente une morphologie ou forme déterminée. Celle-ci résulte de l’agrégation, au sein de bassins attracteurs, de nombreux comportements d’agents, inanalysables en termes individuels mais perceptibles en termes statistiques, par exemple les comportements de consommation ou d’épargne. Il ne peut être décrit avec un minimum de rationalité scientifique qu’en s’en tenant aux règles du déterminisme statistique. De même, les prévisions relatives à son évolution, d’ensemble ou partielle, reposent également sur le déterminisme statistique. Celui-ci suffit le plus souvent à une bonne connaissance, comme à la définition par certains agents de bonnes stratégies de survie. Mais la possibilité d’un effet aile de papillon, on l’a dit, ne doit jamais être oubliée. S’imaginer qu’un système paraissant en équilibre (loin de l’équilibre) va durer longtemps risque de conduire à des catastrophes. On le découvrira sans doute prochainement lorsque l’on verra les équilibres globaux du système climatologique et biologique terrestre se dégrader, peut-être en quelques décennies.

Il est évident que, plus le déterminisme statistique est affiné par la mise en place d’observations fines du système et de ses sous-parties, plus la prévision a de probabilités d’être meilleure.  

 

Les Systèmes multi-agents

L’intelligence artificielle donne un sens précis à cette expression. Mais n’entrons pas ici dans ces détails. Il suffit de garder en mémoire le concept général. On pourra appeler Système multi-agents un système formé d’agents autonomes, pouvant être dotés de caractéristiques différentes, mais interagissant en permanence les uns avec les autres. L’intérêt du concept est de montrer que dans ce cas, le système global peut se trouver doté d’un comportement adaptatif, c’est-à-dire évoluer dans un milieu changeant en adoptant les meilleures stratégies de survie, en inventant. Il devient plus ou moins autonome. La société humaine évoquée plus haut est un exemple particulièrement complexe de système multi-agents.

Nous verrons que l’une des formules pour réaliser des robots autonomes, se comportant d’une façon plus ou moins proche de celle de l’homme dit intelligent, consiste à les doter d’une unité centrale comportant des milliers d’agents informatiques capables d’interagir (agir les uns sur les autres) en fonction des informations reçues du monde extérieur. On cherche à obtenir l’équivalent du cerveau.  Celui-ci est composé de milliards de neurones qui sont eux-mêmes de petits systèmes de traitement de l’information et dont les interactions, en fonction des informations perçues par les organes sensoriels, permettent d’élaborer des pensées et des sentiments se manifestant au niveau global du système.
Le concept de système multi-agents fait actuellement l’objet de nombreux travaux, applicables à divers domaines scientifiques. Il s’agit notamment de la simulation par l’intelligence artificielle et l’informatique de systèmes naturels complexes, en météorologie, démographie ou sciences de l’environnement. Il semble aujourd’hui que de telles simulations soient désormais possibles sans faire appel à des modèles mathématiques lourds, mais en s’appuyant sur des règles simples inspirées de l’informatique des agents.


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9 décembre 2005 5 09 /12 /décembre /2005 20:11

 

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Le concept d’émergence est de plus en plus utilisé. Il repose sur la constatation que dans un ensemble formé de parties différentes, le tout est davantage que la somme des parties. Si nous regardons une montre, la montre est davantage que la somme de ses rouages. Si nous regardons un organisme vivant, celui-ci est plus que la somme de ses organes. Par ailleurs,  ce qu’indique la montre, la mesure du temps et ce que l’on fera de cette mesure, ou le comportement qu’adopte l’organisme, ne peuvent être déduit de ce que sont les organes, même additionnés.  

 

Ceci paraîtra une banalité, mais la portée philosophique du concept est bien plus grande qu’on ne l’imagine a priori. Elle confirme ce que la science des systèmes indiquait par ailleurs : un système, même composé d’éléments simples, risque d’évoluer dans le temps de façon imprévisible. L’informaticien et  mathématicien américain Stephan Wolfram l’a montré dans le domaine  des Automates cellulaires (voir notre dossier http://www.automatesintelligents.com/labo/2002/juin/doswolfram.html). Aujourd’hui, rien ni personne ne peut expliquer pourquoi telle règle simple appliquée à un automate cellulaire génère (ou non) telles formes compliquées. Il y a là quelque chose de très troublant.  

Mais c’est en biologie et en physique que le phénomène de l’émergence est de plus en plus évoqué. En biologie, cela n’a rien d’inattendu. En physique, il oblige à admettre qu’il n’est pas possible d’expliquer l’apparition des structures complexes en recherchant des lois simples régissant les composants premiers de la matière. C’est tout récemment le prix Nobel américain Robert Laughlin qui l’a montré le mieux [ A different Universe, Robert B. Laughlin
Basic Books 2005 ]. Robert Laughlin est un physicien quantique. Il connaît donc bien le non-réalisme de la mécanique quantique. Il considère que celui-ci, grâce à la prise en considération du phénomène de l’émergence, devrait être importé dans la physique des objets de notre monde, dits macroscopiques. Il en donne des exemples à propos des états de la matière super-fluides ou de la supraconductivité. Bien que ces états soient couramment utilisés, nul physicien ne peut expliquer à ce jour d’où ils proviennent. 
 

 Pour Laughlin, l'émergence remet en cause le primat du réductionnisme. Celui-ci inspire au contraire les grandes théories de la physique cosmologique, notamment   la M. Théorie ou théorie du Tout, puisqu'elle vise à donner en quelques équations les recettes permettant de reconstruire notre univers dans tous ses aspects. La M.Théorie repose sur le postulat qu'en analysant les entités complexes de ce monde, par exemple les atomes, on peut en extraire les éléments fondateurs qui permettront ultérieurement de reconstruire ces entités complexes ou de les modifier. Il s'agit donc d'une démarche réductionniste analytique, conforme à ce que proposait Descartes : réduire le tout à ses parties, pour mieux le comprendre. Mais pour un nombre croissant de physiciens, il s'agit d'une entreprise vaine, reposant sur une erreur de conception fondamentale. Le physicien anglais David Deutsch [voir notre article http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2004/jan/deutsch.html ) avait déjà constaté que la physique théorique, à elle seule, n'était pas capable d'expliquer la génération de complexité correspondant à l'apparition de la vie ou des grands systèmes cognitifs collectifs propres aux sociétés humaines modernes. Il fallait trouver un autre paradigme explicatif. Depuis les travaux fondateurs de Stuart Kauffman (At Home in the Universe, the Search for Laws of complexity and Organisation, 1996), on sait aujourd'hui que ce paradigme existe, c'est celui de l'émergence. En forçant le trait, on dira que la théorie de l'émergence prend acte de l'échec de la pensée scientifique traditionnelle, analytique et mathématique.  

L'émergence ne remplace pas une explication par une autre puisque précisément elle se borne à constater l’inexplicable. Elle ne permet pas en général de comprendre pourquoi tel phénomène complexe apparaît. A fortiori elle ne permet pas de prévoir comment évoluera ce phénomène. Elle permet seulement d'affirmer que cette apparition n'est pas due à un miracle mais qu'elle relève d'un processus physique. Elle est un peu comparable en cela à la théorie de la sélection darwinienne en biologie. La diversification des espèces s'explique en général par la sélection darwinienne, mais le détail de celle-ci comme la façon dont l'évolution se poursuivra à l'avenir ne peuvent être explicités par ce principe général. Ils ne peuvent qu'être constatés a posteriori. 

Au plan d'une vision générale sur l'Univers, le concept de l'émergence ne permet pas de comprendre immédiatement pourquoi le monde est ce qu'il est et moins encore ce qu'il deviendra. Il permet juste de comprendre qu'aucune théorie réductionniste, comme la théorie du Tout évoquée ci-dessous, ne permettra jamais d'analyser et reproduire la complexité du monde. Mais en vérité il fait beaucoup plus. Il  oblige à ouvrir les yeux sur des problèmes non résolus, voire insolubles en l'état, ce qui aura le grand avantage d'éviter que leurs soient données de fausses solutions. Parmi ces problèmes non résolus se trouvent les mécanismes eux-mêmes qui permettent l'émergence. Rien ne dit qu'ils seront un jour explicités par la science. Sont-ils généraux ou propres à tel ou tel domaine de la matière et de la vie ? On ne peut le dire encore. Mais il n'est pas interdit qu'à force de travail et en évitant les fausses bonnes solutions, on puisse en faire progressivement apparaître quelques-uns.  

La « théorie » (qui n’est pas une théorie au sens traditionnel du terme) de l'émergence relève en effet du domaine scientifique. Elle ne se borne pas à constater l'hétérogénéité ou la non-prédictabilité de certains phénomènes, ce qui n'aurait aucun intérêt pratique. Lorsque le scientifique constate l'apparition d'un phénomène émergent, il a tout à fait le droit de l'étudier, en faire la typologie, l'intégrer au corpus des connaissances du moment. Il ne dira pas que le phénomène émergent révèle la réalité en soi du monde, il dira seulement qu'il s'intègre à l'ensemble des relations établies ici et maintenant entre un réel inconnaissable en essence, des instruments permettant de générer des phénomènes nouveaux et des esprits humains générateurs de systèmes de représentation symbolique. Dans cette perspective, le scientifique se doit d'être d'abord un expérimentateur instrumentaliste, aux yeux grands ouverts, comme le demande Robert Laughlin. C'est en effet en observant les phénomènes inattendus générés par le fonctionnement des appareils traditionnels ou nouveaux qu'il peut identifier des émergences pouvant expliquer ces phénomènes. Il ne prétend pas en faisant cela qu'il accède à une quelconque réalité en soi, à un quelconque univers fondamental. Il se borne à dire qu'il construit une réalité relative à lui et à ses observations, s'inscrivant momentanément et parfois localement dans le devenir de la société scientifique humaine, qui constitue elle-même une émergence plus globale.  

Mais on peut penser que, même en ce cas, on ne pourra pas utiliser les mécanismes de l'émergence, à supposer qu'ils aient été compris, à générer tel univers plutôt que tel autre, sauf peut-être sur un plan très local. Les résultats obtenus auraient en effet de grandes chances d'être différents de ceux attendus, ce qui ne permet pas de grandes ambitions. Il faut se résoudre à vivre avec l'incertitude. Mais c'est peut-être ainsi que notre univers est devenu ce qu'il est.

La théorie de l'émergence ressemble ainsi un peu, au plan épistémologique, à la physique quantique. Celle-ci se refuse à postuler l'existence d'un réel en soi. Elle se borne à rassembler les interprétations relativisées des phénomènes que les observateurs voient émerger au travers de leurs instruments. A nouveaux instruments, à nouveaux observateurs, nouveaux phénomènes. Néanmoins, l'émergence de ces nouveaux phénomènes permet de construire un monde qui bien que reposant sur des fondements inexpliqués, existe cependant en termes de réalité relativisée, dans le monde macroscopique qui est le nôtre. La physique quantique est typiquement constructiviste. Elle construit un monde relatif à l'homme. On retrouvera là Protagoras: "L’homme est la mesure de toute chose". Mais l'homme n'est pas la seule mesure des choses. Comme il n'est pas le seul organisme complexe existant sur Terre, et dans la mesure où le processus de qualification des émergences provenant de l'univers quantique sous-jacent est accompli en permanence par d'innombrables organisations physiques ou matérielles en prise avec cet univers quantique, chacune de ces organisation construit sa propre réalité relative. On aura la réalité relativisée du termite ou celle de la bactérie, qui coexistera et éventuellement interagira avec la réalité relativisée construite par l'Homme. Autrement dit, on aboutira au monde complexe tel que la science humaine peut l'observer, résultant de l'activité émergente d'une infinité d'acteurs matériels et biologiques, sur fond d'indétermination quantique.  

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8 décembre 2005 4 08 /12 /décembre /2005 19:16

   Thème. La science

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L'essai de définition du concept de science oblige immédiatement à préciser celui de réel, puisque c'est la conception que la science se fait de celui-ci qui permet de juger de la "vérité" ou valeur scientifique d'une connaissance donnée, laquelle prétend décrire ce même réel

Les différentes conceptions du réel en science

Le concept de réel désigne désormais des objets différents. Il en est de même du concept de réalisme, conçu comme faisant référence à l'existence du réel. 

 - Traditionnellement, on opposait deux extrêmes. D'un côté se trouvait le réalisme dit fort dans le jargon, que l'on peut rattacher au « positivisme » pour qui il y existe un réel extérieur à l'homme, à son action comme à son langage, qu'il s'agisse d'un réel « en soi » réel des ontologies ou des essences, ou qu'il s'agisse du réel empirique auquel on se heurte dans la vie quotidienne. A l'opposé se trouvait le solipsisme, non réalisme ou relativisme absolu, pour qui le réel est une illusion des sens.

- Aujourd'hui, la science semble avoir généralement renoncé à évoquer un réalisme fort ou réalisme des essences, qui relèverait plutôt de la philosophie, sinon de la mystique. Elle se borne à distinguer d'un côté le réalisme dit faible de la science dite macroscopique, pour laquelle les instruments renvoient à un réel dit d' « objectivité partagée », et de l'autre côté le non-réalisme ou réalisme relativisé de la physique quantique ou microscopique. Dans le premier cas, le réel tel que défini par le corpus des connaissances scientifiques s·impose à l'observateur, sauf pour celui-ci à prouver, grâce à des hypothèses vérifiées par la communauté scientifique, que tel ou tel de ses aspects doive être modifié. Dans le second cas, la science ne peut pas décrire le réel mais seulement des relations entre [entité observée / instrument / conscience de l'observateur].  

Le rapprochement contemporain du macroscopique et du microscopique 

 - Les interactions croissantes entre la science macroscopique et la physique quantique, résultant notamment du développement des nanotechnologies, obligent à prendre en considération la possibilité de construire un monde macroscopique bien défini à partir d'un indéterminé quantique. On peut supposer que c'est ainsi dans la nature que s'est construit le monde dans lequel nous nous trouvons. On pourra alors reprendre le terme de constructiviste pour exprimer cette façon de voir les choses. Mais ceci réintroduit un certain relativisme. Le réel construit par le termite ou par une entité extra-terrestre ne sera pas le même que celui construit par telle ou telle société humaine, même s'il provient d'une réalité sous-jacente non descriptible commune. 

 - Au sein de l'humanité, on peut se référer à la construction du monde résultant du travail des différentes sciences, non pas comme désignant un réel en soi mais comme désignant un réel construit par l'homme à partir de l'indéterminisme initial. On pourra parler d'un réel « humanisé » ou « instrumental », le seul susceptible de nous intéresser pour ce qui concerne l'avenir de l'humanité dans le cosmos. 

 - On dira dans ces conditions que le réel humanisé est déterministe, dans la mesure où il obéit à des lois élaborées pour tenir compte des résultats de l'expérimentation. Mais ce déterminisme est sur fond d'indétermination, que celle-ci soit sous-jacente à la nature quantique de l'univers profond ou qu'elle découle des limites actuelles de l'esprit humain. 

 - A quoi bon relativiser ainsi le sens conféré au concept de réel ? Parce que cela entraîne une conséquence méthodologique importante. On ne peut plus prendre au pied de la lettre les scientifiques ou toutes personnes parlant au nom d'un réel existant indépendamment d'eux mais dont ils seraient les découvreurs. Comme en physique quantique, mais avec des exigences moindres en matière de formalisme, ils devraient toujours rappeler qu'ils expriment, non seulement des hypothèse à vérifier par l'expériences, mais aussi que ces hypothèses sont le produit d'interactions entre un réel indéterminé, un instrument et un observateur-locuteur. De la somme de telles hypothèses ne peuvent résulter que des approximations, par exemple de type statistique. Mais ceci suffit en général au développement des sciences et des technologies actuelles. 

 - C'est aussi et surtout la possibilité de garder un ·il ouvert sur les émergences de connaissances qui peuvent à tout moment s'introduire dans le corpus des connaissances scientifiques, y compris celles pour lesquelles le scientifique doit confesser son ignorance du moment (par exemple en physique, qu'est-ce que l'état de super-fluidité ?). On objectera que se comporter ainsi légitimera le retour en force des croyances irrationnelles. Mais il conviendra, comme dans toute démarche scientifique, de distinguer ce qui peut ou non être vérifié ou falsifié par l'expérimentation, actuelle ou future.

- Il existe quand même un problème : comment distinguer l'hypothèse théorique non actuellement démontrable (par exemple en physique la "théorie" 1) des cordes) et l'hypothèse magique ? Seule la discussion au sein de la communauté scientifique permettra de répondre. Ainsi, concernant la valeur scientifique des concepts de mémoire de l'eau ou des pratiques de l'homéopathie, il existe encore des points de vue différents chez les scientifiques. Il n'y a rien là d'inquiétant. Ce n'est pas le cas concernant l'astrologie, que l'ensemble de la communauté scientifique s'accorde pour considérer comme relevant de l'imaginaire.

(1) Que l'on préférera appeler hypothèse ou paradigme, car il ne s'agit précisément pas encore d'une théorie vérifiable par des dispositifs instrumentaux.

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8 décembre 2005 4 08 /12 /décembre /2005 19:06

   Thème. La science

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Autrement dit, certaines connaissances sont-elles plus vraies que d'autres ? Existe-t-il une vérité absolue qui puisse être une référence pour toutes les vérités approchées ?

Cette question en pose une autre, celle du réel. Existe-t-il un réel indépendant de tous les observateurs auquel on puisse comparer les connaissances humaines, qu'elles proviennent de la science, des pratiques empiriques ou des mythologies (voir: Le réel de la physique est-il le même que celui des autres sciences).

La science considère qu'il n'existe pas de vérité absolue car elle ne sait pas décrire un réel qui soit indépendant de ses observations et qui puisse leur servir de référence. La science ne parle que de ce qu'elle peut prouver par l'expérience scientifique. La science est un processus expérimental collectif. Chacun est libre de faire une hypothèse sur ce qu'il croit être la réalité, mais cette hypothèse ne devient vérité scientifique (ou loi scientifique) que si elle peut être prouvée par une expérience scientifique. On appelle expérience scientifique une expérience que chaque homme pourrait reproduire à volonté, dès lors qu'il se placerait dans les conditions de l'expérience, en utilisant notamment des instruments identiques. On dira alors que l'expérience est inter-subjective, c'est-à-dire indépendante des observateurs. On pourrait dire aussi qu'elle a valeur universelle, si on n'oublie pas que les connaissances du monde qui en résultent ne sont pas vraies dans l'absolu. Elles ne sont vraies qu'au regard de l'ensemble des expérimentations inter-subjectives du moment. De plus elles ne valent que tant que de nouvelles expériences, faisant suite à de nouvelles hypothèses, ne les ont pas rendues fausses (falsifiées). La science est un processus cumulatif collectif d'acquisitions des connaissances, qui ne devrait jamais avoir de fin tant qu'existeront des hommes capables de se poser de nouvelles questions, de formuler de nouvelles hypothèses en réponse à ces questions et de disposer de nouveaux instrument pour valider ou falsifier ces nouvelles hypothèses.

Contrairement à la science, les mythologies, notamment les grandes religions, affirment l'existence de réalités extérieures aux hommes, décrites notamment par leurs prophètes ou leurs écritures. Elles ne peuvent pas prouver l'existence de ces réalités dans les conditions de l'expérimentation inter-subjective décrite ci-dessus. Cependant elles font obligation d'y croire et de les préférer aux connaissances scientifiques, si cette croyance ou foi vient en contradiction avec les expériences scientifiques. La foi religieuse tire sa puissance de multiples causes, dont l'une mérite examen par la science elle-même : l'intuition qu'ont certains individus (sinon presque tous les individus) d'accéder à des vérités en soi, échappant à toute démonstration scientifique ou expérimentale. (voir: La science peut-elle expliquer le besoin de croyances religieuses?)

Les esprits religieux sont convaincus de disposer de certitudes sur ce qu'est le réel en soi. Les scientifiques préféreront parler de simples convictions subjectives. En effet, si chaque croyant, chaque religion, croit détenir des connaissances sur le réel bien supérieures à celles permises par les connaissances scientifiques, il existe autant de convictions qu'il y a de croyants ou de religions, et celles décrivent autant de vérités « absolues » qu'il y a de croyants ou de religions. De plus, aucune ne peut être prouvée dans le cadre d'expérimentations inter-subjectives. Elles ne sont donc pas vraies au sens des connaissances scientifiques, ceci même si celles-ci s'avouent elles-mêmes relatives et non absolues.

Les connaissances empiriques

Entre les connaissances scientifiques, soumises à l'exigence de la preuve expérimentale inter-subjective et les convictions religieuses qui refusent la validation expérimentale intersubjective, se trouve l'immense domaine des connaissances empiriques sur le monde, acquises par des sociétés qui n'accèdent pas encore aux connaissances scientifiques et aux moyens instrumentaux permettant de les valider. C'est à partir de telles connaissances d'ailleurs qu'a probablement émergé, par sélection darwinienne, les connaissances scientifiques modernes. On pourra alors parler de connaissances pré-scientifiques. Au regard de la vérification expérimentale scientifique telle que définie plus haut, elles sont, tantôt vraies, tantôt fausses. Elles doivent donc être considérées avec prudence, sans être totalement rejetées. Dans la meilleure des hypothèses, elles peuvent donner naissance à de véritables connaissances scientifiques. C'est le cas de l'herboristerie médicale traditionnelle, que redécouvrent actuellement les entreprises de biotechnologies pharmaceutiques. On se gardera donc bien de condamner a priori les connaissances empiriques, dès lors qu'elles peuvent prétendre à une certaine reconnaissance collective. Les étudier scientifiquement peut donner naissance à de nouvelles connaissances scientifiques. On cite souvent à cet égard la médecine homéopathique. Celle-ci semble soulager certains malades, sans agir sur d'autres. Mais ses processus demeurent inexplicables. La question mérite donc d'être approfondie, avec l'espoir de faire apparaître des phénomènes nouveaux encore incompris. Il en est même de l'hypnose, utilisée en substitut de l'anesthésie par certains chirurgiens. On pourra poser la même question à l'égard de la psychanalyse (voir La psychanalyse est-elle une science ?)

La nécessaire ouverture d'esprit que doit manifester la science à l'égard des connaissances traditionnelles ou de celles ne pouvant entrer complètement dans les protocoles de la vérification scientifique expérimentale actuelle permet aux diverses mythologies d'investir le domaine de la science en prétendant que si la science actuelle ne les reconnaît pas, de futurs scientifiques mieux informés les reconnaîtront pour ce qu'elles affirment déjà être, c'est-à-dire de véritables sciences persécutées par la science officielle. C'est le cas de l'astrologie, qui continue à jouir d'un immense crédit bien qu'aucune de ses prédictions n'ait jamais été vérifiée par l'expérience, non plus d'ailleurs que les prétendus phénomènes naturels sur lesquels elle prétend s'appuyer. On citera aussi la croyance en l'existence des OVNI, qu'il ne faut d'ailleurs pas confondre avec ce qui est désormais une véritable science, l'exobiologie ou la recherche de la possibilité de vies extra-terrestres (voir La recherche scientifique de vies et d'intelligences cosmiques). Pour toutes ces prétendues sciences qui échappent encore à la vérification expérimentale, la réponse de la science est simple : il ne s'agit pas de sciences mais de croyances. Beaucoup donnent naissance d'ailleurs à de véritables groupes religieux, de type sectaire. Chacun est libre de croire ou non à de telles affirmations, mais le scientifique doit combattre pied à pied pour qu'elles ne servent pas à ce que l'on pourrait appeler des détournements de procédures, c'est-à-dire l'envahissement du domaine scientifique par des forces sociales visant à acquérir du pouvoir en empruntant celui légitimement reconnu aux connaissances scientifiques.

Les nouvelles résurgences de l'envahissement du scientifique par le religieux

Si la science, sinon la démocratisation des connaissances scientifiques, n'a pas grand-chose à craindre des offensives permanentes de pseudo-sciences telles que l'astrologie, il n'en est plus de même aujourd'hui des offensives du religieux pour lui dicter ce qu'elle doit enseigner et même ce qu'elle doit rechercher. Pendant des siècles, en Occident, la science débutante a du se battre contre les prétentions de la religion catholique dominante a lui imposer les descriptions de l'univers résultant de ses écritures. L'Eglise voulait ainsi, non pas défendre sa vision du monde, mais défendre le pouvoir temporel que cette vision, imposée aux populations, lui donnait au sein des sociétés de l'époque. On a tout lieu de croire que si la science moderne s'était développée dans les sociétés musulmanes ou asiatiques, elle aurait rencontré les mêmes résistances de la part des religions dominantes. Mais on pouvait penser que dorénavant les croyants, même lorsqu'ils étaient eux-mêmes scientifiques, avaient accepté de distinguer clairement ce qui relevait de la foi et ce qui relevait des connaissances scientifiques. La récente double offensive menée par les fondamentalismes chrétiens (au nom notamment du Dessein Intelligent) et islamiques pour imposer à la science des croyances dérivées de leurs écritures montre qu'il n'en est rien. Plus que jamais, il faut défendre l'autonomie de la démarche scientifique, sans pour autant durcir en dogmatisme le corpus actuel des connaissances scientifiques.

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8 décembre 2005 4 08 /12 /décembre /2005 18:46
   Thème. La science

Pour obtenir une vue générale des différentes pages composant ce dossier, consulter le Plan http://www.admiroutes.asso.fr/philoscience/plan.htm

Admettons l'hypothèse actuelle selon laquelle l'univers ou cosmos a évolué et continue à évoluer à partir d'un évènement encore mal connu appelé le Big Bang. Selon cette hypothèse, l'évolution de l'univers donne naissance à des objets très variés, dont certains sont encore mal connus : galaxies, astres, planètes, nuages de gaz mais aussi particules, matières et énergies dites noires·Sur une de ces planètes, la Terre, l'évolution cosmologique a permis l'apparition, grâce à un certain nombre de circonstances favorables, d'organismes qualifiés de vivants, parce qu'ils répondent à certains critères permettant de les différencier de leur environnement physique et chimique. Il n'y a pas de raison que la Terre soit la seule planète ayant favorisé l'apparition de tels êtres, mais peu importe à ce stade de notre réflexion.

Ces organismes vivants sont dotés de membranes qui les isolent de l'extérieur et au sein desquelles ils maintiennent par divers mécanismes un milieu intérieur stable. Ils disposent également d'organes les mettant en relation avec l'extérieur. Il s'agit soit d'organes sensoriels qui perçoivent certaines des caractéristiques du monde extérieur, soit d'organes moteurs qui peuvent agir sur ce dernier en le transformant. Beaucoup de ces organismes sont également dotés d'un système de mémoire et de pilotage central dit système nerveux leur permettant de mémoriser des informations symboliques plus ou moins riches, relatives à leur propre fonctionnement ou aux évènements résultant de leur interaction avec le milieu. Enfin, comme l'évolution des organismes vivants ne se produit pas au seul plan des individus isolés mais à celui des groupes, l'interaction à l'intérieur de ces groupes a provoqué l'apparition de moyens ou réseaux de communication collectifs. Ces réseaux permettent aux individus d'échanger et mémoriser certaines des informations qu'ils ont acquises. Les groupes, en conséquence, peuvent alors se comporter en super-organismes, ce qui augmente leurs capacités d'adaptation.

Comment les organismes vivants ont-ils acquis ces propriétés ? On considère généralement qu'ils ont évolué selon un mécanisme dit darwinien encourageant, par l'intermédiaire des mutations et de la sélection, l'apparition permanente de nouvelles solutions, dont certaines se révèlent capables d'envahir des zones de plus étendues de l'environnement physique. Ceci se produit à des niveaux différents de complexité. Les colonies de bactéries, les insectes sociaux, les primates, parmi lesquels les hommes, se sont répandus à la surface de la Terre en exploitant les ressources de leurs organes sensoriels et moteurs comme celles de leur système nerveux.

On pourrait penser que la découverte et la conquête du milieu par ces espèces apparemment très différentes se sont faites de façon elles-mêmes très différentes. Quoi de commun entre la construction des termitières par les termites et la construction des civilisations technologiques par les hommes ? Mais quand on regarde de près, on constate que les processus à l'·uvre sont fondamentalement identiques. Dans tous les cas, on trouve des individus se livrant à une exploration du milieu par essais et erreurs, une mémorisation individuelle (génétique) ou collective (culturelle) des solutions ayant réussi et dans beaucoup de cas, sinon dans tous les cas, une communication permettant d'étendre à l'ensemble de l'espèce sur l'ensemble de la Terre les solutions favorables acquises par des innovateurs couronnés de succès.

Un mécanisme commun

Nous pouvons admettre que ce processus d'exploration par essais et erreurs avec production puis mise à l'épreuve d'hypothèses suivies de la conservation des hypothèses confirmées par la vérification instrumentale est exactement celui suivi par les scientifiques dans ce que l'on nomme depuis Claude Bernard la recherche expérimentale : élaboration d'une hypothèse (déduite, induite ou « abduite »), soumission de l'hypothèse à l'expérience, généralisation des résultats de l'expérience sous forme de loi scientifique laquelle conservera force de loi jusqu'à sa « falsification » par de nouvelles hypothèses couronnées de succès· La seule différence entre la pratique expérimentale des termites et celles des humains est que les premiers n'ont pas acquis par l'évolution de moyens très puissants leur permettant de mémoriser et communiquer leur expérience. Ils doivent se limiter, au plan génétique, à l'acquisition de gènes plus ou moins adaptés et au plan culturel à la fabrication de niches plus ou moins étroites. Or ces niches, dont les termitières sont l'aspect le plus visible et le plus « parlant », n'ont qu'une puissance informationnelle limitée, tant au plan géographique et conceptuel. De ce fait, les termites n'ont pas vu apparaître au sein de leurs sociétés d'instruments pour agir sur le monde aussi sophistiqués que ceux s'étant développés dans le milieu culturel humain.

En ce qui concerne l'humanité, que ce soit dans le temps ou dans l'espace, on constate aussi de grandes différences. Des groupes humains primitifs ont élaboré des connaissances limitées et peu transmissibles. On dira qu'ils ont procédé de façon pré-scientifique. D'autres continuent à le faire, en refusant pour diverses raisons de d'agréger au corpus collectif des connaissances. On pourra parler à leur propos, en étant très bienveillants, de connaissances parascientifiques. D'autres enfin, cédant à leur imagination, se refusent à toute vérification expérimentale. Dans ce cas, ils se mettent en dehors du processus scientifique, comme le feraient des termites qui, subitement déréglés, ne seraient plus capables de suivre la trace des phéromones laissées par leurs compagnons. La puissance de la science humaine est évidemment le fait que, grâce à des langages universellement admis, elle peut construire des systèmes informationnels et technologiques bénéficiant d'une forme d'objectivité réduite dite inter-subjectivité.

Mais ce n'est pas parce que les processus de la recherche scientifique expérimentale pratiqués par l'ensemble des espèces vivantes ont profondément divergé que ceux en ·uvre dans les sociétés humaines techno-scientifiques diffèreraient par essence de ceux des sociétés humaines primitives ou de ceux des autres espèces vivantes. L'homme ne devrait pas pouvoir prétendre qu'il se situe grâce à la science au dessus et surtout en dehors du reste de l'évolution cosmologique. En fait, la science humaine et ses produits multiples ne seraient, selon le point de vue développé ici, qu'une forme parmi d'autres des multiples solutions grâce auxquelles l'univers s'est transformé et continue à le faire depuis son origine.

Localement, le cosmos pourrait devenir scientifique

On dira que grâce au langage et la prise de conscience de soi qu'il permet au profit de certains organismes vivants, notamment les humains, l'évolution cosmique terrestre a pris sur la Terre une tournure très particulière. Tout se passe comme si c'était le cosmos tout entier, par l'intermédiaire des constructions instrumentales et des verbalisations symboliques dont l'humanité est prolixe, qui prenait lui aussi conscience de lui-même, tout au moins localement, c'est-à-dire dans quelques régions favorisées de notre planète. Ainsi il deviendrait scientifique et pourrait se gérer selon des méthodes plus élaborées que celle de l'évolution au hasard. Quelques-uns des mécanismes primaires de l'évolution de la matière/énergie au sein de l'univers pourraient peut-être s'en trouver plus ou moins transformés, sur des étendues plus ou moins grandes. Les plus ambitieux des scientifiques pourraient dire alors que l'univers devenu conscient, grâce aux humains, évoluerait d'une façon différente de celle qui aurait été la sienne si l'évolution n'avait pas accidentellement permis l'apparition de l'espèce humaine.

Mais là encore, pourquoi les humains se donneraient-ils le monopole d'être devenus des agents d'une histoire cosmologique éventuellement capable de se retourner sur elle-même afin de modifier éventuellement son propre cours. D'une façon générale, la diversité parait la règle. L'évolution du cosmos s'étant faite de façon buissonnante, dans toutes les directions, il n'est pas étonnant que certaines de ses solutions physiques se soient trouvées bloquées sinon dans des impasses, du moins dans des voies étroites. D'autres au contraire ont bénéficié de conditions favorables qui leur ont permis d'exploser. On constate ainsi au sein de l'univers la coexistence d'objets avortés prématurément refroidis, d'objets évoluant très vite sans guère pouvoir créer de complexité atomique ou moléculaire et d'objets comme la Terre (à supposer comme probable que celle-ci ne soit pas seule de son espèce) encourageant l'apparition de complexités en croissance exponentielle.

Corrélativement, rien ne permet d'affirmer qu'au sein de ces planètes ou ailleurs sur d'autres objets célestes, des entités susceptibles d'évoluer sur le mode du vivant et de créer des formes variées de ce que nous appelons l'intelligence et la conscience ne puissent apparaître ou ne soient pas déjà apparues. Rien ne permet d'affirmer que ces entités ne construisent pas elles aussi, selon des modalités de recherche scientifique expérimentale plus ou moins élaborées, des formes émergentes locales de cosmos dotées de ce que nous appelons la conscience et qui pourraient éventuellement entrer en compétition avec les nôtres.

Les partisans de la vie extraterrestre l'ont affirmé depuis longtemps. Mais il n'est pas besoin d'aller très loin pour en avoir une idée. Il suffit d'imaginer ce qui se passera dans quelques décennies lorsque des robots autonomes entreprendront, probablement en symbiose avec les humains transformés de l'époque, la construction de modèles du monde profondément différents du monde tel que nous l'imaginons actuellement.

Mais alors, à quoi bon cet article? A quoi bon se donner de la science humaine une vue aussi générale? Personne de sensé ne devrait en discuter la pertinence. Nous nous bornerions donc à enfoncer des portes ouvertes ? Nous n'en sommes pas certains. Même parmi les scientifiques matérialistes, ceux qui ne s'imaginent pas inspirés par une quelconque divinité, beaucoup s'imaginent dotés de pouvoirs exceptionnels, ne fut-ce qu'en termes d'aptitude à décrire et à moraliser le monde, grâce auxquels ils échapperaient au lot commun de la matière et de la vie. Nous pensons qu'il ne serait pas mauvais de leur rappeler que ce n'est sans doute pas le cas.

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