Thème . La science
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On a tendance à opposer l’artiste et le scientifique, en insistant sur tout ce qui les sépare. Posons ici le principe contraire. La création artistique et la création scientifique correspondent à deux modes complémentaires de la construction par les êtres vivants en général et par les humains en particulier d’un réel adapté à leurs besoins de survie et résultant de leurs interactions avec la nature.
Pour admettre ceci, il faut d’abord accepter une des définitions que nous avons proposées dans cette revue concernant la science. Au sein de l’univers terrestre (tel du moins que nous nous le représentons) sont apparus il y a environ quatre milliards d’années des organismes vivants qui ont été progressivement dotés par l’évolution darwinienne, vers 600 millions d’années BP, de corps et de cerveaux capables d’élaborer par essais et erreurs des représentations virtuelles (neuronales et culturelles) de leur environnement. Ces représentations leur ont servi et leur servent encore de références pour rationaliser leurs comportements dans le monde, c’est-à-dire dans des milieux dangereux qui leur restent fondamentalement inconnus et toujours périlleux. Ainsi, l’herbivore ayant acquis, dans ses gènes et aussi par apprentissage culturel, la possibilité de se représenter ce qu’est un prédateur, représentation générant des comportements d’évitement, sera mieux armé pour échapper à un carnivore qu’un de ses semblables dépourvu par accident de cette aptitude.
Pour ce qui concerne les animaux dotés de cerveaux, ceci ne fait guère de doute. Mais en étendant le sens donné au mot représentation, on peut montrer que le même processus s’est développé chez tous les organismes vivants, y compris les insectes dont le cerveau est réduit et chez les végétaux qui n’ont pas de cerveau. Si les végétaux résistent généralement à leurs prédateurs (sauf à l’homme), c’est qu’ils ont appris, génétiquement et/ou par des échanges de messages chimiques, à s’en défendre en les identifiant préalablement.
Dans cette façon de voir le monde, tous les êtres vivants sont porteurs de représentations telles que nous venons de les définir. De plus, comme les individus vivent en sociétés rendues cohérentes par des cultures, c’est-à-dire généralement par des échanges de messages symboliques, il existe une très grande variété de ces messages ainsi que de nombre de syntaxes les organisant en discours. Ainsi s’élaborent des langages, supports et moyens de transmission puis de stockage des connaissances sur le monde. L’ensemble constitue le capital d’informations permettant la survie de chaque espèce. Les humains, récemment encore, s'ils connaissaient à peu près leurs propres processus d’acquisition des connaissances collectives, ignoraient ceux des autres espèces. Aujourd’hui, avec un regard plus ouvert sur la biodiversité du monde, ils apprennent à les reconnaître et parfois à les comprendre.
La création artistique
Ceci posé, dans les sociétés humaines, les processus d’acquisition des connaissances collectives dont nous parlons sont très divers et parfois peu apparents. Historiquement, les premiers en date ont relevé de ce que l’on appelle aujourd’hui la création artistique, qui peut paraître ludique ou plus exactement gratuite mais qui a toujours été et demeure fondamentalement une forme collective de création et de transmission de savoir. Mais il s’agit d'un savoir non contraint par des formes strictement codifiées. Sa portée est souvent locale et ne s’organise que rarement en grands systèmes, sauf à travers les mythologies. Toutes les formes et techniques d’expression symbolique sont utilisées : gestes, musiques, images, discours verbaux. Les logiques les plus diverses associent les symboles: juxtaposition, superposition, argumentation pré-logique ou logique... Les productions artistiques sont donc très nombreuses et les processus de création relativement ouverts (sauf lorsqu’ils sont enfermés dans des règles académiques ou de mode auxquelles le vrai créateur sait échapper. En conséquence, les connaissances ne peuvent s’organiser au sein d'un méta-système globalisateur à vocation universelle, faute de normes communes d’interopérabilité et de conservation. Le regard de l’art sur le monde reste très dispersé et très volatil, même s’il exerce à long terme des effets de formatage puissants.
Ajoutons que chez les animaux, les éthologistes mettent en évidence des comportements de type ludique ou apparemment non immédiatement utiles fonctionnellement, qui pourraient être assimilés à certains comportements qualifiés d'artistiques chez l'homme.
La création scientifique
Bien plus tardivement dans l'histoire de l'humanité, avec le développement des comportements rationnels reposant sur la démarche scientifique expérimentale, certaines sociétés ont vu se répandre, en complément des modèles du monde que nous qualifions ici d’artistiques, des modèles bien plus organisés et régulés. Ceux-ci, contrairement aux modèles artistiques, n’ont pu se construire qu’en éliminant la diversité des modes d’expression et des logiques. Des langages très appauvris, souvent sous-tendus par la formulation mathématique, ont progressivement « compilé » l’ensemble des inventions, de façon à les rendre universalistes dans le temps et dans l’espace. La recherche de l'économie d'énergie dans l'expression a progressivement supplanté le goût des ornements et fioritures.
L’avantage acquis en termes de compétitivité, par rapport aux autres formes de savoir, fut considérable. Les modèles scientifiques du monde sont dorénavant le point de passage obligé pour toute nouvelle invention, qu’elle soit scientifique ou technologique. Autrement dit, le chercheur doit s’appuyer sur eux pour élaborer de nouvelles hypothèses et les vérifier, y compris pour tenter de remettre en cause (falsifier) certains éléments du modèle. La contrepartie de ce développement pourrait être l’étroitesse du champ disponible pour de nouvelles inventions. Heureusement, la multiplication exponentielle des solutions technologiques semble capable de relancer en permanence l’imagination de ceux des chercheurs qui gardent les yeux ouverts. Elle suggère de plus en plus de problèmes à résoudre et donne matière en permanence à de nouvelles hypothèses souvent « révolutionnaires » au regard du corpus des connaissances acquises
Un mécanisme générateur commun
Ceci étant, et c’est sur ce point qu’il convient d’insister, fondamentalement, il n’y a pas de différences notables entre l’artiste (agent de la création artistique) et le chercheur (agent de la création scientifique). La production de nouvelles représentations, qui fait l’originalité de la création et l’oppose à la simple transmission, résulte d’un processus commun aux deux type d’innovation: l’étonnement de l’individu face à un monde qui échappe à ses capacités initiales de modélisation et la volonté qui l’anime d’élaborer des représentations lui permettant, ne fut-ce que marginalement, de ramener l’inconnu informulé au connu formulable. On pourrait aussi appeler cela la capacité à se poser des problèmes afin de leur chercher des solutions. Mais pourquoi certains individus disposent-ils de cette capacité qui leur interdit de rester inertes comme des cailloux face à l’inconnu ou au vide apparent du monde? Parce qu’elle a été inscrite dès l’apparition des premières espèces vivantes dans les gènes et dans les cultures et que, au hasard des développements individuels, elle se réalise mieux chez certains que chez d’autres.
Les sociobiologistes n’en ont pas encore identifié les bases neurales ou épigénétiques, mais ils le feront sans doute un jour. L’aptitude à l’étonnement créatif est plus ou moins développée selon les espèces, les sociétés et les individus, mais elle est toujours présente. Chez certains, elle tendra à dominer toutes les autres activités vitales. On parlera alors de créateurs passionnés que rien ne pourra détourner du processus de création. Chez d’autres, les plus répandus sans doute, « amateurs » d’art ou de science, elle sera latente et ne s’exprimera qu’en face d’une oeuvre réalisée par un autre. Celle-ci réveillera le mécanisme créatif latent et pourra induire chez l’amateur un comportement plus ou moins élaboré de création, complémentaire ou alternative.
La création collective spontanée
Notre exposé, à ce stade, présente l’inconvénient de faire principalement reposer le processus de création, qu’il soit artistique ou scientifique, sur les individus. Ce n’est pas très gênant dans les sociétés humaines occidentales modernes où l’individu est « roi ». Il s’agit de sociétés où l’ « individuation » ou « agentification », c’est-à-dire l’acquisition par les individus d’une certaine autonomie, est de règle, au moins chez les couches sociales les plus favorisés. L’autonomie peut être définie comme la capacité d’acquérir une certaine conscience de soi et de ses comportements au sein de son environnement, pouvant se traduire par une volonté d'agir. Malheureusement, peu de personnes en bénéficient. Les autres sont le plus souvent instrumentalisées par de multiples forces extérieures à elles.
Mais avant les individus se trouvent les groupes. Il ne faut jamais oublier que dans l’ordre du vivant (étendu aujourd’hui aux sociétés de robots) ce sont les groupes qui réagissent globalement aux contraintes de l’environnement afin de s’y adapter par la création. Un groupe est constitué d’individus. Mais les connaissances collectives émanant des groupes ne prennent pas en général naissance chez tel individu particulier. Elles émergent spontanément des interactions comportementales et langagières entre individus et prennent la forme d’entités symboliques dotées d’une vie propre relative, que la mémétique qualifie aujourd’hui de mèmes. Ces mèmes sont porteurs de connaissances mixtes, de type artistique et de type scientifique ou pré-scientifique. Ils se répandent au niveau des groupes et à travers les réseaux constitués par les individus et leurs artefacts, selon des modes proches de ceux permettant la diffusion des virus. Ainsi en est-il des grands récits de type biblique, très répandus jadis, ou des romans et films aujourd’hui. Il s'agit de mèmes. Leur effet est à la fois d’ouvrir les esprits et de les formater au profit des groupes dont ils sont issus.
La démocratisation de la création sert l'adaptativité des groupes
Nous avons évoquée l’inégalité des individus et des groupes face aux possibilités de la création, concernant aussi bien l’art que la science. S’agit-il d’une inégalité structurelle ou résultant seulement du hasard. Autrement dit, les activités de création sont-elles réservées à des individus ou à des groupes particulièrement favorisés, par l’imagination, par l’intelligence, par la culture, par la richesse ? Devrait-on au contraire considérer que chacun, individu ou groupe, pourrait et même devrait potentiellement s’y adonner ? Dans les sociétés actuelles, fortement hiérarchisées, les créateurs, artistes ou scientifiques, ont tendance à s’ériger en castes, reléguant les autres dans la vaste catégorie des consommateurs passifs. Ceci est évidemment contraire à la nécessité d’élargir le plus possible le champ de la création, pour favoriser la diversification des hypothèses puis des découvertes. Même si les individus et les groupes sont souvent très différents, il n’y a pas de raison d’accepter une ségrégation de principe entre créateurs et spectateurs-consommateurs. Chacun doit pouvoir alternativement être créateur pour son compte et consommateur des productions des autres. Il s’agit d’une condition indispensable à la démocratie. La démocratie n’est-elle pas considérée comme la forme sociale la plus adaptative, c’est-à-dire la plus compétitive, du fait qu’elle est capable de mobiliser l’énergie créatrice du plus grand nombre de ses membres. On peut donc penser que la "démocratisation" progressive des activités de création s'est révélée comme un facteur favorisant l'adaptativité des groupes. C'est la raison pour laquelle elle semble avoir été sélectionnée au cours de l'évolution.
Pourquoi vouloir rapprocher création artistique et création scientifique?
Nous avons ici souligné les ressemblances entre processus de création artistique et processus de création scientifique. L’intérêt de l’exercice est de montrer que nous sommes en présence d’un mécanisme fondamental par lequel les entités biologiques (voire les entités robotiques) « construisent » un monde adapté à leurs besoins de développement et de reproduction, c’est-à-dire de survie. On pourrait parler d’un processus de « construction de niche » 1) permettant des modes d’évolution de plus en plus orientées vers l’auto-conservation des solutions apparues en premier. On parlera aussi d’auto-évolution 2) ou de « variation facilitée » 3). Le mécanisme de la sélection darwinienne n’est pas supprimé, mais il s’exerce au sein d’un environnement de plus en plus façonné par les générations antérieures. Ainsi, dans les sociétés humaines, si la sélection par les contraintes naturelles continue à jouer (adaptation aux maladies, par exemple), celle imposé par la nécessité de survivre dans l’environnement technologique est au moins aussi déterminante. Ce mécanisme très général est-il propre à l’évolution des entités biologiques telles qu’apparues sur Terre ou se retrouve-t-il ailleurs dans le cosmos ? Nous ne pouvons répondre faute de pouvoir encore observer des modes d’évolution extraterrestres.
Au-delà de cet intérêt qui concerne principalement l’épistémologie, comparer création artistique et création scientifique montre que l’une et l’autre peuvent participer, simultanément mais sur des plans différents, de l’art et de la science. Nous touchons là à la politique. L’artiste est un créateur scientifique involontaire dans la mesure où, laissant libre cours à son imagination, il invente hors des sentiers battus d’innombrables regards sur le monde qui peuvent donner lieu à de véritables processus d’acquisition de connaissance par génération et vérification d’hypothèses. C’est ainsi que la plupart des romans fournissent des matériaux précieux pour la psychologie et la sociologie. Parallèlement, la production scientifique est le plus souvent source d’émotions de type esthétique, que ce soit pour le chercheur ou pour le public. Elle peut aussi se prolonger dans de véritables œuvres artistiques, comme le montrent aujourd’hui la science fiction et les œuvres exploitant les ressources de la vie artificielle et de l'art numérique 4). Dans une société « idéale », trans-humaine, les individus et les groupes, sans exclusives a priori, devraient pouvoir s’adonner en parallèle sinon en simultanéité à l’art et à la science.
L’homme trans-humain ou post-humain moderne, connecté à un grand nombre de réseaux de production et d’information, pourrait ainsi de nouveau ressembler à l’idéal de l’homme cultivé de la Renaissance, un Léonard de Vinci aussi versé dans les arts que dans les sciences.
Jean-Paul Baquiast 18/12/05
Notes
Sur la construction de niches, voir http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/nov/niche.html)
Sur l'auto-évolution, voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2004/60/autoevolution.htm
Sur la variation facilitée, voir http://www.automatesintelligents.com/actu/051031_actu.html
Sur la création numérique et la création artistique en général, voir notre présentation de l'ouvrage du regretté Bernard Caillaux, La création numérique visuelle. http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2003/avr/caillaud.html