Un exemple d'acquisition des connaissances inspiré par la méthode de Mioara Mugur-Schächter: le chômage
Jean-Paul Baquiast
6 janvier 2006
Cet article est extrait et adapté de notre livre en libre accès: Comprendre - Nouvelles sciences, nouveaux citoyens. Introduction à la complexité http://www.admiroutes.asso.fr/baquiast.htm
MCR ou MRC: Method of Relativized Conceptualisation: La Méthode a fait l'objet de divers articles et discussions et d'un ouvrage de présentation détaillé : Quantum Mechanics, Mathematics, Cognition and Action (Kluwer Academic, 2002). Le CNRS vient de décider d'en publier une version française actualisée.
Nous y avons consacré plusieurs pages dans la revue Automates-Intelligents, comme le lecteur pourra le voir en consultant notre tout nouveau moteur de recherche incorporé. A.I.
Abréviations:
- MQ: Mécanique quantique
- MCR: Méthode de Conceptualisation Relativisée, proposée par la physicienne Mioara Mugur-Schächter
- ANPE: Agence nationale pour l'emploi
Les processus de la MQ étant encore mal connus du grand public, proposons au lecteur une application simplifiée de MCR, en nous situant dans le champ des connaissances ordinaires afin d’éviter de laisser croire qu’elle n’intéressera que les physiciens.
Supposons un économiste qui cherche à comprendre le chômage qui persiste dans les économies occidentales malgré la reprise de l’activité. Cet économiste constate que les définitions classiques du chômage ne suffisent pas à expliquer les phénomènes constatés sur le marché de l’emploi dans un pays comme la France. Il en vient à les critiquer. Sont-elles pertinentes ?
Dans une science économique “ réaliste ”, c’est-à-dire persuadée de l’existence d’un réel existant indépendamment de l’homme, on a tendance à considérer qu’il existe des objets en soi, le chômage, l’inflation, la mondialisation, que l’on peut étudier de l’ extérieur et décrire de façon objective, en “ tournant autour ” comme on le fait en étudiant une machine ou un phénomène relativement objectif, par exemple une éruption volcanique. Mais un peu de réflexion montre que le chômage ou l’inflation sont des entités construites pour les besoins de tel ou tel discours. Le chômage n’est pas conçu ni décrit de la même façon par le Medef, la CGT, le ministre des finances ou une personne en recherche d’emploi. En d’autres termes, on ne peut pas “ réifier ” le chômage, c’est-à-dire parler de lui comme s’il s’agissait d’une réalité dont la définition s’imposerait à tous. L’entité chômage ne peut être décrite d’une façon qui fasse abstraction de la personne qui en parle. Les deux sont inséparables.
Que faire alors? Maintenir l’hétérogénéité des discours, reposant sur la diversité des personnes parlant du chômage et sur la non-compatibilité de leurs motivations ? C’est en général ce qui se passe. On aboutit à une sorte de babélisation, chaque personne (chaque locuteur) désignant sous le même mot des choses différentes et surtout, voulant provoquer des réactions politiques différentes. Ceci explique pourquoi la science économique est généralement considérée comme inexacte sinon menteuse, au même titre que la météorologie vue par la soi-disant sagesse populaire.
Mais si l’on voulait introduire de la rigueur dans le discours sur le chômage, il faudrait pour bien faire que celui qui en parle précise qui il est, à qui il veut s’adresser, ce qu’il veut démontrer, la définition qu’il propose de donner au concept de chômage, les raisons qu’il a de considérer que cette définition est scientifiquement pertinente et, finalement, les raisons qu’il a de considérer que les autres définitions ne le sont pas. On constatera alors que la plupart des gens parlant prétendument scientifiquement du chômage refuseront cette façon de relativiser leur discours, non pas parce qu’il s’agirait d’un processus trop complexe susceptible de créer une autre sorte de cacophonie, mais parce qu’ils refuseront d’admettre qu’ils ne sont pas objectifs quand ils abordent la question du chômage. Chacun en fait s’appuie sur la prétendue réalité de l’entité dont il parle pour se crédibiliser, c’est-à-dire pour donner de la “ réalité ” à son discours et à sa personne. Il s’agit, comme nous l’avons dit, d’une tentative de prise de pouvoir sur ceux à qui ce discours est destiné.
Accepter une régression conceptuelle
Que me propose la méthode MCR pour éviter cela ? Il faut d’abord que j’accepte une régression conceptuelle : je dois poser en principe que le chômage n’existe pas en soi. Je décide ensuite de créer une entité virtuelle que j’appellerai chômage, inobservable, puis de la fixer en tant objet d’étude, c’est-à-dire de connaissance. Connaître veut dire décrire et décrire qualifier. Quand il s'agit de qualifications par des opérations physiques, il faut spécifier une " opération de mesure " et l' " appareil de mesure " correspondant. Je réaliserai donc un certain nombre d’appareils non-virtuels pouvant fournir, à partir d'interactions avec cet objet virtuel supposé, des marques ou mesures qui me soient perceptibles. Il pourra s’agir d’enquêtes auprès de l’ANPE ou d’organisations professionnelles, mais aussi de sondages d’opinion ou toutes autres formes d’observation. En préparant ce matériel, par exemple en définissant les questions et les réponses possibles, j’accomplis ce que les physiciens nomment une "opération de préparation d'état" et je pose en principe que cette opération produit un état virtuel "correspondant" qui est précisément l'objet de l'étude que présuppose toute tentative de description.
J'admets a priori que l'entité virtuelle “ chômage ”, lorsqu'elle est soumise au mode d'interaction, change d'une façon que je ne connais pas. Mais ce changement inconnu peut être défini factuellement (objectivement), à savoir "c'est celui qui correspond au mode opératoire mis en action" et que je constate sur l’appareil de mesure. L'interaction ne détecte pas une propriété intrinsèque de l'objet, elle crée une propriété perceptible d'interaction. Si j’enquête auprès de l’ANPE, l’entité virtuelle chômage, susceptible d’innombrables définitions, est modifiée par cette enquête et devient, à travers celle-ci (et seulement à travers elle), le chômage tel que se le représente l’ANPE. Lorsque j’enquêterai auprès de la CGT, l’entité virtuelle sera à nouveau modifiée. Elle deviendra le chômage tel que le voit ce syndicat.
Les manifestations perceptibles de l'observable virtuel sont dénommées ses "valeurs propres". L'ensemble des valeurs propres d'un observable virtuel constitue son "spectre". Le mode opératoire d'interaction qui définit l'observable virtuel crée une valeur propre perceptible de cet observable. Mais l'observable n'est pas une propriété de l'entité virtuelle. C'est une opération d'interaction d'une entité virtuelle avec un appareil matériel. De ce fait la valeur propre créée qualifie l'interaction et non l’entité. Si l’enquête auprès de l’ANPE me dit que le taux de chômage est de 13% de la population inscrite auprès de ses caisses, ce chiffre qualifie l’interaction de l’entité virtuelle chômage avec les moyens d’information dont disposent ces caisses, et non l’entité virtuelle chômage toute entière.
Ainsi, afin de qualifier une entité virtuelle, je définirai des dimensions de qualifications opératoires qui seront des interactions entre cette entité et des appareils d’observations et qui créeront des effets d'interaction perceptibles interprétables selon certaines règles en termes prédéfinis de "valeurs propres d'observables…". On voit que dans le but de connaître une entité virtuelle du type du chômage, je suis obligé d’adopter une attitude de description radicalement active. Je dois créer aussi bien les objets de descriptions que les qualifications.
Imaginons maintenant que je refasse un grand nombre de fois l'opération de mesure, en m’adressant à d’autres interlocuteurs, le Medef, la CGT, le ministère du travail. Imaginons aussi que je change d’instruments de mesure, par exemple en réalisant des sondages individuels auprès d’un échantillon de population, salariés d’abord, chefs d’entreprise ensuite… Imaginons enfin qu'à chaque fois je trouve le même résultat (soit un chômage estimé à tel pourcentage de la population salariale, par exemple 10%). A ce moment je pourrai dire : “ la qualification de l’entité virtuelle chômage, soumise à telles opérations de mesure, conduit invariablement au résultat 10%. Donc la caractérisation du chômage face à ces opérations de mesure est terminée. Elle consiste dans la valeur propre 10% ”.
Mais en général, la réitération d'un grand nombre de fois une opération de mesure et le recours à un grand nombre d’opérations de mesure différentes font apparaître tout un spectre de valeurs propres de l’entité virtuelle chômage, allant par exemple de 8% à 15% et portant sur des catégories de travailleurs ou de chômeurs différentes. La situation se révèle être statistique.
Dans ces conditions, la valeur propre 11%, à elle seule, n'est pas caractéristique du chômage. Je suis obligé de faire un nouveau pas vers la caractérisation de cette entité virtuelle en établissant la distribution statistique des fréquences relatives obtenues pour l'entier spectre des valeurs propres. Mais je dois me souvenir que la distribution statistique du spectre des valeurs propres est elle aussi relative aux diverses opérations de mesure mises en jeu. Aussi, afin d'augmenter les probabilités d'avoir véritablement caractérisé le chômage, je rechercherai la distribution des fréquences relatives des "valeurs" de qualification obtenues par plusieurs biais de qualification différents. Je choisirai plusieurs observables différents tels que les opérations de mesure correspondantes soient mutuellement exclusives.
La fonction d'onde de l'entité virtuelle chômage
On résumera en disant que par un très grand nombre de réitérations d'opérations de mesure mutuellement exclusives, j'obtiens de l’entité virtuelle chômage une certaine connaissance globale, probabiliste, qui est un invariant observationnel pouvant lui être associé et le caractériser. Je puis aller plus loin en établissant un algorithme mathématique prévisionnel donnant une représentation abstraite du résultat obtenu. J’établirai, pour toute opération de préparation, une fonction d'état ou fonction de probabilités qui représentera l'ensemble de tous les résultats expérimentaux en fonction du temps – ce qui s’impose dans le cas du chômage puisque celui-ci est supposé évoluer dans le temps. Une fois que cette fonction de probabilité a été construite, des calculs simples permettront d’obtenir des prévisions quantitatives. Mais il ne s'agira que de prévisions probabilistes globales et pas de prévisions individuelles affirmées avec certitude. Elles pourront cependant se révéler d'une précision déconcertante. Ainsi l’entité chômage qui au départ n'était qu'un simple étiquetage subit finalement une transmutation en un outil mathématique de description probabiliste prévisionnelle, qui me sera fort utile dans la suite de mes travaux économiques. Ce sera en quelque sorte, pour reprendre le terme utilisé par la MQ, la fonction d'onde ou vecteur d’état de l’entité virtuelle chômage. L'opacité qui sépare le supposé niveau virtuel du chômage et mon propre niveau de perception et d'action sera – en ce sens et en ce sens seulement - levée. Une structure descriptionnelle prévisionnelle et vérifiable aura été mise en place.
Malgré les apparences, on voit que la méthode MCR est très différente des méthodes classiques. Ainsi, en ce qui concerne le chômage, l’observateur économique classique affirme a priori l’existence d’un phénomène, le chômage, tel qu’il le définit. Il exclut toute autre définition et c’est à partir de cette définition qu’il travaille. Ainsi tel auteur inclura dans le calcul du chômage les emplois à temps partiel et tel autre en enlèvera les emplois féminins non salariés. Ces auteurs procéderont ensuite à des mesures statistiques qui donneront une apparence de scientificité à leurs définitions, dont ils se garderont bien d’annoncer le caractère relatif. Evidemment, les économistes honnêtes ne sont pas tous incapables d’efforts destinés à exclure la subjectivité et le caractère partisan de leurs travaux. En croisant les points de vue, ils peuvent aboutir à des caractérisations, toujours relatives mais plus générales, des phénomènes qu’ils étudient. Mais dans ce cas, ils retrouveront sans le savoir les procédures de la MQ résumées dans la méthode MCR résumée ci-dessus. Ils courront cependant à tous moments le risque de retomber dans l’erreur de la réification – ce qui est plus difficile, bien que pas totalement impossible, en matière de physique quantique.
La généralisation de la méthode MCR
L'application de la méthode ne se limite pas aux représentations scientifiques du monde mais plus généralement à celles qu'en donnent tous les langages symboliques – y compris le langage politique, grand consommateur de références à de prétendus “ existants ” qui n’existent que par la volonté des acteurs de la vie politique. Sa portée est donc universelle. Selon nous, elle devrait donc être dorénavant enseignée et appliquée partout.
Il faut bien voir que c'est la transposition à la science macroscopique de la pratique épistémologique de la MQ qui représente la nouveauté de ce travail. Divers chercheurs en sciences de la complexité, par exemple Edgar Morin avec ses célèbres notations récursives [E.Morin, op.cit.] avaient essayé de proposer des modèles tenant compte de l'implication de l'observateur dans ses descriptions, mais ces tentatives n'ont jamais été convaincantes ni généralisables. Pour y réussir, il fallait d'abord interroger au fond la démarche du physicien quantique, puis la constituer en méthode utilisable dans tous les autres domaines de l'acquisition de connaissance.
Si on veut l'appliquer constamment, la méthode MCR paraîtra peut-être au premier abord un peu raffinée ou perfectionniste, étant donné que ses performances spécifiques ne sont vraiment frappantes que dans des cas relativement peu courants de la vie quotidienne. Notre lecteur n’aura pas manqué d'ironiser, nous en sommes persuadés, du luxe de précautions méthodologiques que nous avons évoquées pour traiter du chômage. Comme on dit, c’était un peu se noyer dans un verre d’eau. Mais il s’agissait d’une démonstration d’école. Par contre, ces précautions apparaissent comme indispensables quand on est confronté à des paradoxes ou à des faux problèmes qui semblent insolubles (par exemple, qu’est-ce qui existait avant le Big Bang, si on considère celui-ci comme le début de tout ?) ou dans des circonstances qui, suite à telle ou telle pratique particulière (recherches sur des crimes, investigations médicales, etc.) sont d'ores et déjà abordées par des méthodes professionnelles locales qui de fait englobent la méthodologie MCR, bien qu'à l'état implicite et non-systématisé. Mais rien n'empêche d'utiliser MCR comme référence explicite générale, tout en employant les raccourcis que cette méthode définit elle-même, à chaque fois que ceux-ci sont " légalement " acceptables sans introduire des contresens. On disposera ainsi d'une sécurité de conceptualisation permanente.
Dans ces conditions, quel est donc l'apport essentiel de MCR ? En résumant beaucoup, on dira que MCR permet de s'affranchir de ce que l'on pourrait appeler la tyrannie du " réalisme des essences " ou du monde en soi, qui conduit les hommes, que ce soient des scientifiques ou de simples locuteurs ayant recours au langage ordinaire, à oublier inconsciemment ou même volontairement que ce sont eux, à travers la façon dont ils perçoivent et se représentent le réel, qui définissent et construisent ce réel. Cet oubli fait que celui qui parle s'arroge l'autorité de quelqu'un qui serait en relation directe avec un réel objectif pour imposer aux autres ce qui n'est qu'une vue subjective des choses - ceci qu'il s'agisse de l'expression d'un point de vue qui lui serait individuel ou d'un point de vue représentant un consensus interpersonnel ou intersubjectif propre à un groupe d'hommes.
Pendant des siècles, un tel abus d'autorité du locuteur, parlant au nom du réel (on disait aussi "de la nature") face aux créations de l'imaginaire, a permis au rationalisme d'élaborer des représentations du monde échappant aux " vérités révélées " et aux autres mythes imposés par les autorités religieuses ou politiques. Mais aujourd'hui, où la science devrait ouvrir largement les portes de l'imagination créatrice pour répondre aux questions qui naissent du développement exponentiel de ses instruments d'observation et de ses modèles, affirmer a priori qu'un observateur-acteur puisse décrire, ne fut-ce qu'imparfaitement, un réel qui lui serait extérieur ne peut que stériliser la recherche en donnant à une telle description une autorité qu'elle n'a pas. La connaissance ne peut progresser qu'en s'appuyant sur le caractère relatif de ses propositions, considérées comme le produit ici et maintenant de l'interaction de tel observateur, équipé de tels instruments, avec un réel hypothétique dont on n'affirmera rien qui soit extérieur aux résultats de l'observation du moment. Il y a là un message très fort à retenir d'emblée. Il concerne ce que l'on pourra appeler la démocratisation de l'accès à la construction des connaissances. On ne peut plus réserver cette construction à des “ élites ”. Chacun doit pouvoir y contribuer, à condition de respecter une procédure permettant le travail coopératif avec les autres. Le paradoxe vient du fait que la méthode proposée découle de la pratique de la MQ, science réputée jusqu’ici comme la plus ésotérique qui soit.
Nous pensons qu’il faut absolument adopter cette méthode si l'on veut non seulement mieux comprendre et approfondir les travaux de la mécanique quantique et de la cosmologie, dont l'importance grandit tous les jours, mais beaucoup plus généralement, relancer l’heuristique, c’est-à-dire la recherche dans l'ensemble des sciences, en se libérant des barrières a priori imposées par ceux qui s'en tiennent aux vielles façons de se représenter le réel. Certes, comme noté plus haut, si je veux désigner une table ou une chaise, voire construire un pont, je ne serai pas gêné par le fait que ces différents concepts et modèles soient des constructions sociales et ne renvoient pas à d'hypothétiques entités en soi appartenant au monde des essences. Mais si je veux étudier les interactions des " gènes " avec les protéines dans la construction d'un embryon, je dois commencer à remettre en cause l'image naïve que je pouvais avoir de ces gènes à l'échelle macroscopique.
C’est en fait dans les sciences dites molles, la biologie par exemple et plus encore en matière de sciences humaines et sociales, qu’il est urgent de renoncer au réalisme pour faire progresser les connaissances. Les concepts de virus, gène, neurone, pas plus que ceux d'inflation, de libéralisme de terrorisme, d’homosexualité ne sont plus suffisants pour expliquer les faits et conduire les politiques, si on oublie qu'il ne s'agit que de constructions dont chacune est localisée dans le temps et dans l'espace. Ces constructions doivent aujourd'hui être dépassées par des démarches intégratives qui prennent en compte le point de vue de celui qui les utilise. On ne parle pas de la même façon du libéralisme quand on est riche ou pauvre.
Ajoutons que dans les domaines de plus en plus fréquents où le microphysique rejoint le macroscopique (par exemple dans les expériences et systèmes faisant apparaître la possibilité d'intrications entre particules quantiques et éléments de la physique macroscopique), il sera évidemment indispensable de recourir à MCR si l'on ne veut pas se fermer d'emblée à tout renouvellement des représentations du monde actuellement en vigueur.