Le cortex et le fonctionnement du cerveau
Voir http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2005/sept/hawkins.html
Jeff Hawkins, dans son ouvrage Intelligence, (voir ci-dessus) propose une nouvelle vision de la façon dont fonctionne le cerveau humain. Il montre que celui-ci n'est pas un ordinateur (une machine de Turing) mais un vaste système de mémoires qui engrange les expériences accumulées par chaque personne depuis sa naissance (voire depuis le stade foetal). Ces expériences accumulées reflètent la structure du monde tel qu'il est apparu au sujet possesseur du cerveau tout au long de sa vie, sous la forme de séquences d'événements et des relations entre ces séquences. A partir de ces contenus de mémoire, le cerveau fait à tout instant des prédictions qui sont confrontées aux nouvelles expériences et mémorisées à leur tour après modifications éventuelles. C'est ce système de mémoire-prédiction qui constituerait l'essentiel de l'intelligence humaine, en organisant les perceptions, la créativité et même la conscience.
Résumé de la thèse
Le siège de ces propriétés se trouve selon l'auteur dans le néocortex. Celui-ci est constitué de six couches empilées de neurones aux fonctions différentes,sur une épaisseur qui ne dépasse pas 2 mm mais qui recouvre, chez l'homme, l'ensemble de la surface de l'encéphale. Grâce à sa structure hiérarchique, le néocortex reçoit en parallèle les messages envoyés par les organes sensoriels et par les couches plus profondes du cerveau, et les organise sous forme de «patterns». Par pattern, il faut entendre des ensembles d'informations présentant une cohérence au plan géographique et au plan temporel (séquences chronologiques). Ces patterns correspondent, après diverses opérations destinées à éliminer l'accessoire pour garder le permanent, aux représentations que nous nous faisons du monde.
Mais le point essentiel, souvent négligé par les modèles courants du cerveau, est que le néocortex ne fonctionne pas seulement du bas vers le haut - le bas correspondant à la couche recevant les informations primaires et le haut mémorisant des informations de plus en plus globalisées et élaborées. Les patterns se forment dans chacune des six couches de neurones et sont restitués à la couche inférieure en même temps qu'ils sont adressés à la couche supérieure. Ce rétro-feedback prend la forme d'une prédiction renvoyée à la couche inférieure et instantanément comparée et modifiée si besoin est compte tenu des nouvelles informations provenant de l'extérieur. Dans ce modèle d'architecture, on pourrait dire que chaque couche de neurones du néocortex se comporte comme un néocortex à elle seule, à la différence qu'intégrée dans un système hiérarchique, ce qu'elle reçoit et émet influence en parallèle ce que reçoivent et émettent les autres couches. C'est cette architecture qui permet notamment de ne pas confondre le cerveau avec un ordinateur classique ni même avec un systéme complexe comme le web lequel n'est pas hiérarchisé. Contrairement à un ordinateur qui produit une information en sortie à chaque entrée d'information venant de l'extérieur, le cerveau fait, à diverses échelles de complexité, des prédictions basées sur les expériences et les séquences préalablement enregistrées. Ces prédictions provoquent des sorties motrices qui modifient le monde environnant et provoquent en retour le recueil de nouvelles informations au niveau des entrées sensorielles. L'interaction avec l'extérieur résulte du fait que le système global est doté d'organes sensoriels et d'organes effecteurs. Mais ces organes ne fonctionnent pas isolément. Ils s'auto-influencent à tous les niveaux de complexité du cortex, du fait des nombreuses liaisons synaptiques qui les relient.
Deux autres caractères différencient le néocortex des autres fibres et structures neuronales. L'une est l'organisation en colonnes verticales de quelques millimètres de diamètres qui mettent les neurones de chaque couche, à l'intérieur de ces colonnes, en communication avec ceux situés au dessus et au dessous. Ces colonnes (ou groupes de colonnes, car rien n'est unique dans le cerveau) sont en principe dédiées, du fait d'une architecture acquise par l'évolution et commandée à la naissance par les gènes de structure, à des types spécifiques de messages, par exemple transmettre via le cortex visuel, l'information relative à la perception d'une ligne verticale. Mais si nécessaire, en cas d'accident, elles peuvent se remplacer l'une l'autre. Le cerveau n'est donc pas au départ un amas indifférencié de neurones, un «tas de nouilles». Le deuxième caractère est opposé au précédent, ou plutôt complémentaire de celui-ci. Dans toutes les couches, avec une densité de plus en plus grande lorsqu'on s'élève dans la hiérarchie de ces couches, il existe des fibres de liaison qui, grâce aux synapses, permettent d'associer les mémoires et donc les prédictions formulées à chaque niveau hiérarchique. Ce sont ces fibres horizontales qui ont donné d'ailleurs au cortex son qualificatif d'associatif. L'existence de liaisons horizontales était connue depuis longtemps, mais Hawkins montre qu'elles jouent un rôle permanent dans la modulation tant des informations émises en sortie que des informations reçues en entrée, ceci quelle que soit la complexité des patterns et des séquences transitant au sein des couches et à travers elles.
Un autre point important, qui permet au cerveau, malgré la lenteur de ses composants primaires, de réagir vite et de façon régulière, est l'invariance des patterns stockés à chaque niveau du cortex. Il s'agit d'une invariance relative, puisque les séquences mémorisées peuvent être modifiées si elles sont contredites par de nouvelles expériences. Mais lorsque ce n'est pas le cas, elles peuvent être immédiatement mobilisées pour produire des prédictions et entraîner des actions s'appuyant sur ces productions. Ceci ne constitue pas une observation nouvelle. On sait depuis longtemps que le cerveau commande de nombreux comportements sur le mode automatique, par exemple dans le cas de la conduite automobile, l'appel à des solutions plus complexes ne survenant qu'en cas de difficulté inattendue. Cette invariance des patterns ne doit pas être confondue, évidemment, avec les boucles sensori-motrices automatiques caractérisant l'ensemble de la vie organique et ne faisant pas intervenir le cortex. Mais le point sur lequel Hawkins insiste est que ce phénomène de l'invariance des patterns au niveau du néocortex est absolument général. C'est pourquoi il caractérise le cortex comme un ensemble de mémoires prédictives. Dans chacune des couches et des colonnes, le néocortex stocke des séquences de patterns. Il s'agit d'un stockage auto-associatif, tel élément de séquence pouvant suffire à faire apparaître la séquence entière ou des séquences différentes dans lesquelles il figure. Là encore, c'est l'extrême connectivité synaptique du cerveau qui rend possible ces associations.
Enfin, les patterns sont stockés sous une forme invariante et hiérarchique. C'est ce caractère qui assure la permanence bien connue de la mémoire et le fait que les représentations primaires que nous nous donnons du monde s'articulent dans notre esprit en représentations de plus en plus complexes. Plus on s'élève dans la hiérarchie, plus les détails, importants dans les niveaux inférieurs, s'atténuent au profit des lignes générales. On voit ainsi apparaître, au sommet des couches néocorticales, des représentations correspondant à ce que l'on appellera en linguistique des concepts ou des noms. Les concepts sont seulement des abstractions épurées des détails. Ils n'ont pas besoin d'être nommés par le langage social pour exister et servir à orienter le comportement intelligent supérieur. Au plus haut de la pyramide, c'est le concept de « moi » qui synthétisera l'ensemble des expériences passées et actuelles enregistrées par le sujet. Mais de nouveau, on rappellera que la permanence et la hiérarchie ne sont que relatives. Elles peuvent laisser place à des variantes de représentations ou de hiérarchies si de nouvelles expériences imposent ces changements et si la plasticité d'ensemble du système permet d'en tenir compte pour assurer la réadaptation du système à un milieu profondément changé.
Comment s'élaborent les abstractions, au fur et à mesure que les patterns s'élèvent dans la hiérarchie corticale ? L'auteur évoque des processus statistiques (hebbiens), le niveau supérieur ne mémorisant que les données les plus fréquentes et ne tenant pas compte des données plus occasionnelles. Ceci ne paraît pas poser de difficulté conceptuelle, sauf qu'il faudra pour bien faire préciser dans chaque cas le processus neuronal à l'oeuvre dans la fabrication de l'abstraction. Ce pourra être le renforcement des liaisons synaptiques les plus souvent ou les plus fortement sollicitées.
Finalement, on pourra se représenter l'organisation du cortex comme un modèle du monde acquis par le sujet au fur de son développement et tout au long de sa vie. Par organisation, on entendra les patterns et associations entre patterns qui ont été mémorisés dans les couches et colonnes corticales sous forme d'associations de plus en plus stables et hiérarchisées au fur et à mesure que l'on s'élève vers les couches corticales supérieures. Il s'agit de représentations du monde et du sujet lui-même qui sont propres à ce dernier. Mais l'auteur rappelle que l'architecture de base du cerveau lui a été transmise par l'hérédité. Elle correspond à un modèle du monde acquis non plus par l'individu mais par l'espèce au cours de son évolution darwinienne. Les cortex des dauphins ne sont pas analogues à ceux des humains car ces espèces vivent dans des mondes différents. Pour prendre une comparaison informatique, on dira que l'individu reçoit dès le stade foetal, comme tous les membres de son espèce, un ordinateur et un système d'exploitation vides, et qu'il les garnira de logiciels d'application, de fichiers et de données de plus en plus riches tout au long de sa vie. Ces contenus lui seront propres. Ils matérialiseront le monde particulier dans lequel vit le sujet. Mais il s'agit d'un modèle du monde qui est aussi un modèle du «moi» du sujet, ou plus exactement qui constitue très exactement le «moi» du sujet. On retrouve là le "rêve" des nouvelles générations de moteurs de recherche sur Internet: représenter extensivement une personne par la collection de tous les messages émis et reçus par lui pendant une période déterminée. Nous sommes évidemment là en présence d'une description matérialiste ou physicaliste de l'intelligence et de la conscience, c'est-à-dire d'une position philosophique dont Jeff Hawkins ne se cache pas d'être un représentant particulièrement averti.
Comparons le cortex avec une division d'infanterie
L'architecture neuronale décrite par Hawkins rappelle, en infiniment plus complexe, celle des réseaux de neurones formels ou réseaux neuronaux artificiels. Mais l'auteur réfute cette comparaison, tout au moins dans l'acception donnée aujourd'hui à de tels réseaux par les informaticiens. Les réseaux de neurones formels produisent des patterns mais ils n'ont que peu de couches et fonctionnent essentiellement dans un sens, soit en entrée, soit en sortie. De plus ils ne sont pas conçus pour enregistrer des séquences temporelles. Une comparaison plus parlante, bien qu'éloignée de la neurologie, est proposée par l'auteur. C'est celle que l'on peut tirer de l'architecture et du fonctionnement d'une entreprise hiérarchique ou mieux, d'une unité militaire, par exemple une division d'infanterie, manoeuvrant sur le terrain.
On peut regretter que Hawkins n'ait abordé cette comparaison qu'en quelques lignes, au lieu de la développer. D'une part, elle peut rendre plus explicites les descriptions de l'architecture neuronale qu'il nous propose. D'autre part, la similitude entre le cortex et les images de structures sociales organisées que l'on peut en donner conduisent inévitablement à des comparaisons entre le cortex et le fonctionnement d'organisations sociales telles que le web. Nous y consacrerons un autre article.
Développons la comparaison du cortex avec une unité militaire manoeuvrant sur le champ de bataille. Chaque soldat individuel peut être considéré comme un neurone. Il dispose de nombreux organes sensoriels spécialisés qui lui permettent de collecter des informations sur ce qui se passe autour de lui et, dans un premier temps, de les traiter à son niveau. Ainsi il confirmera une image visuelle par la recherche d'un son ou d'une odeur. S'avançant vers l'ennemi, il fait constamment des prédictions sur ce qu'il va trouver, en s'appuyant sur son expérience antérieure. Il confronte ces prédictions à ce qu'il constate. S'il observe des phénomènes correspondants à des séquences classées dans sa mémoire comme non significatives (par exemple l'envol d'un oiseau qu'il dérange), il ne leur donne pas suite. S'il remarque un événement important, auquel il s'attendait, comme la vue d'une mine isolée, mais s'il peut traiter lui-même cet événement, par exemple en neutralisant la mine, il n'alertera pas, en principe, l'échelon hiérarchique supérieur. Il pourra par contre prévenir ses voisins immédiats en utilisant les moyens de communications à courte portée dont il dispose. Si enfin il observe un fait auquel il s'attendait également mais auquel il ne pourra pas faire face seul, comme l'apparition d'un char d'assaut, il alertera aussitôt son chef de section. Il fera de même, a fortiori, s'il note un événement grave auquel il ne s'attendait pas, par exemple une incapacité physique subite pouvant laisser penser qu'il est soumis à une agression chimique.
Le chef de section, à son niveau, fait de même. Tant que le soldat en avant-garde ne signale rien, il ne prend pas de mesures particulières. Mais il s'attend, en fait, à ce que son groupe rencontre une résistance ennemie. Dès que le compte-rendu du soldat lui parvient, il peut préciser l'image théorique de l'ennemi qu'il avait formée dans sa mémoire suite à des expériences précédentes et donner des ordres en conséquence. Ces ordres impliquent l'ensemble des hommes de la section et circulent entre eux immédiatement, de façon horizontale, grâce aux moyens de communication propres à cette dernière. Si la section, en tant qu'unité, peut traiter l'événement, le chef de section n'alertera pas le capitaine. Il le fera au contraire si l'occurrence se révèle dépasser les dimensions de l'événement qu'il avait mémorisées et auquel il était préparé à faire face. Le processus se répète à tous les niveaux de la hiérarchie, jusqu'au général commandant la division. Celui-ci avait prédit le fait, parmi d'autres occurrences possibles déjà mémorisées elles aussi, que sa division rencontrerait une forte résistance. Si les différents niveaux inférieurs lui signalent qu'une résistance effective est observée, il prend un ordre global en conséquence. Cet ordre pourra être de stopper la progression et de s'abriter. L'ordre redescend tous les échelons et est traité, de façon différente, en fonction du terrain, c'est-à-dire des retours d'expérience, par chaque niveau. Le fantassin de base l'exécute à son tour et rend compte, en signalant au besoin les événements nouveaux pouvant rendre l'ordre inopportun.
On voit que dans une telle architecture, chaque niveau est en principe spécialisé. Mais la spécialisation peut s'adapter aux retours d'expérience. Cette possibilité d'adaptation résulte du fait que chaque niveau émet à la fois vers le haut (rendre compte, voire prendre des initiatives) et vers le bas (transmettre les ordres). Elle résulte aussi du fait qu'il existe des communications horizontales entre niveaux permettant aux unités composant ceux-ci de coopérer entre elles et se remplacer si nécessaire. Ces communications sont assurées par des liaisons radio ou autres spécialisées à chaque niveau. Si les soldats étaient dotés d'émetteurs Internet personnels, ils pourraient en principe, comme dans l'Internet civil, correspondre avec tous les autres abonnés au réseau, quel que soit leur niveau hiérarchique. Mais ils ne le feraient que pour des raisons exceptionnelles, signalant l'émergence d'occurrences profondément inattendues.
Si nous poursuivons la comparaison entre le cerveau et une unité militaire opérant sur le champ de bataille, que pouvons-nous ajouter ? La constatation essentielle qui s'impose est la suivante : l'unité, à chaque instant, constitue une mémoire d'ensemble représentant le champ de bataille tel qu'il est à cet instant. D'autres points de vue sur le champ de bataille pourraient être obtenus par d'autres observateurs situés à l'extérieur, mais ces points de vue ne seraient pas plus «vrais» que ceux obtenus par les différents éléments de l'unité, depuis le fantassin à la base jusqu'au commandant de division au sommet, qui interagissent en temps réel avec les évènements du monde survenant dans le cours de la progression de l'unité sur le terrain, au contact de l'ennemi. Ceci ne veut pas dire que l'unité obtient une description objective du champ de bataille, c'est-à-dire du monde en soi hypothétique qui correspond à ce terme. Les patterns ou représentations stables obtenues par l'unité ne sont pas imaginaires, puisqu'elles sont testées en permanence par les différents capteurs sensoriels et actuateurs physique dont dispose l'unité. Mais ils restent relatifs à ces capteurs et actuateurs, c'est-à-dire finalement à l'observateur et à ses instruments observant le monde externe. Ils n'ont donc qu'une vérité relative, mais ceci est suffisant pour permettre à l'unité de naviguer dans le champ de bataille en optimisant ses chances de survie grâce aux échanges permanents entre ces divers composants.
Une autre question intéresse le niveau de connaissance du champ de bataille, c'est-à-dire du monde extérieur, que peuvent obtenir les différents échelons hiérarchiques. Le soldat individuel ne pourra produire qu'une connaissance locale, celle qu'il obtient personnellement ou en communiquant avec ses voisins immédiats. Mais chaque niveau hiérarchique supérieur produira une connaissance plus étendue, dont la combinaison au sommet de la division aboutira à une connaissance globale - aussi globale que possible, tout au moins, compte tenu des moyens mis en oeuvre. Dans le schéma du cerveau proposé par Hawkins, les patterns ou représentations dotés d'une certaine permanence et produits aux différents niveaux hiérarchiques du cortex servent de base aux prédictions qui déterminent les actions et qui sont elles-mêmes soumises à la sanction de l'expérience découlant de la mise en oeuvre de ces actions.
Il en sera de même dans notre exemple. Au reçu des informations provenant des niveaux subordonnés, le commandant de la division donnera un ordre global qui sera exécuté par chaque échelon subordonné pour ce qui le concerne. Mais celui-ci n'obéira pas en aveugle, si l'on peut dire. Il adaptera l'exécution de l'ordre compte tenu des représentations locales du milieu dont il est porteur, et que le commandant de division ne pouvait pas connaître. Tout problème non prévu par le commandement et pouvant remettre en question l'exécution de l'ordre remontera immédiatement vers les échelons supérieurs, si son importance le mérite. Ainsi la division se comportera comme un ensemble d'agents auto-adaptatifs capables de prendre en compte les éléments les plus fins de la réalité du monde. Autrement dit, elle aura un comportement intelligent. Sans avoir nécessairement lu Hawkins, les organisateurs civils et militaires ont compris cela depuis longtemps, ce qui a condamné les structures hiérarchiques à la prussienne, où le soldat ne doit être qu'un exécutant aveugle.
Hawkins explique qu'il a eu la révélation de l'existence de l'architecture «interactive» et adaptative qu'il décrit en lisant une étude du neurologue Vernon Mountcastle, de la Johns Hopkins University (voir http://www.jhu.edu/~gazette/aprjun98/apr2098/20mount.html). Ce dernier avait observé que, malgré les différents rôles fonctionnels des aires du néocortex, celui-ci présentait partout la même structure en 6 couches neuronales elles mêmes organisées en colonnes verticales. D'où l'idée que les différentes parties du néocortex fonctionnent de la même façon, selon un algorithme de base unique. Les différences entre les fonctions remplies par chacune d'elles tiennent non à des différences de structure mais à la façon dont elles sont reliées aux autres parties du cerveau. Et de quel type d'algorithme s'agit-il ? Produire à partir des scènes et séquences préalablement mémorisées des prédictions sur ce que l'action en cours va faire apparaître, afin de mettre en évidence les différences entre ce qui était prévu et ce qui se produit réellement. Une fois ces différences reconnues, de nouvelles mémorisations les intégrant remplacent les précédentes, ce qui permet au cerveau et plus exactement au néocortex d'optimiser en permanence son adaptation aux changements du monde.
La plupart de ces processus de prédiction-mémorisation sont inconscients car le néocortex traite l'information à la milliseconde et ce sont le plus souvent des détails infimes qui font l'objet du mécanisme d'adaptation. De plus, et c'est un point essentiel intéressant la question de la conscience de soi, le cerveau n'est pas organisé pour s'auto-informer de la façon dont ses différents composants fonctionnent - ou cessent de fonctionner (alors que, dans de nombreux cas, il peut être informé de la façon dont fonctionnent un certain nombre de composants du corps, organes sensoriels et moteurs notamment. Mais lorsque les sens font apparaître des éléments importants, par exemple un oeil manquant dans un visage, nous éprouvons inconsciemment un choc qui nous oblige à rechercher la cause du conflit et à lever l'incertitude. Les neurologues modernes ont confirmé que plus de la moitié des échanges d'information entre les couches supérieures du cortex, siège des fonctions nobles, et les couches inférieures en relation avec les entrées-sorties endogènes et exogènes sont dans le sens descendant et non, comme on le croyait jusque là dans le sens ascendant (les sens informant la conscience). Pour illustrer le rôle de ces communications descendantes, Hawkins prend l'exemple de l'audition. Pourquoi parvenons à comprendre un interlocuteur dans une foule dont le bruit de fond dévore la plupart des paroles. Si notre compréhension se construisait uniquement de bas en haut, à partir des messages brouillés que nous recevons, nous ne comprendrions pas grand-chose. En réalité, notre cortex supérieur anticipe, compte tenu de la connaissance que nous avons de notre interlocuteur, ce que sera l'essentiel de son discours. L'information est communiquée au système auditif, de haut en bas. Ce dernier n'aura plus qu'à enregistrer, même à partir de réceptions brouillées, les quelques différences qui permettront de restituer le sens complet du nouveau discours.
Ccommentaires
Le livre s'inscrit dans un domaine de recherche bien connu de nos lecteurs et généralement accepté aujourd'hui par tous les scientifiques et philosophes qui rejettent le dualisme, c'est-à-dire le fait que l'esprit puisse relever d'un tout autre ordre d'explication que le corps et soit en fait d'origine divine et non matérielle. On doit saluer à cet égard le courage de Jeff Hawkins à affirmer son matérialisme au sein d'une société, la société américaine, de plus en plus soumises aux pressions de groupes religieux prônant, même en sciences, le retour aux Ecritures et à leur vision du monde.
Pour nous qui n'avons heureusement pas ces préjugés, il est intéressant de voir grâce à ce livre une nouvelle illustration possible de la façon dont les entités biologiques, à commencer par les plus simples, ont progressivement élaboré sous la pression de sélection darwinienne des représentations ou modèles symboliques du monde. Ces représentations leur ont permis de créer des réponses de plus en plus complexes aux contraintes du milieu et donc d'envahir celui-ci à une vitesse de plus en plus accélérée. Cette évolution a produit l'homme doté non seulement d'un cerveau mais d'un néocortex. Elle n'est sans doute pas près de s'arrêter, d'une part parce que les cerveaux humains ne sont que des unités au sein d'une société de milliards d'équivalents reliés par les langages et les voies de communication des sociétés et cultures modernes. Il n'est d'ailleurs pas impossible que sous la pression de sélection culturelle, l'héritage génétique commandant l'organisation du cerveau humain, dès le stade embryonnaire, puisse encore évoluer. Mais d'autre part aussi, comme le suggère fort opportunément l'auteur, parce que la société humaine est sur le point de créer des cerveaux artificiels qui augmenteront de façon sans doute illimitée les capacités des cerveaux biologiques. Il s'agit de phénomènes qui n'intéressent pas seulement l'avenir de l'homme mais celui de l'intelligence consciente au sein de l'univers global.
Cependant le livre de Hawkins ne se borne pas à répéter ce qui n'est plus pour nous aujourd'hui qu'une constatation triviale. Il essaye de montrer avec précision, en descendant au niveau des neurones individuels, comment l'architecture du cerveau, sous la forme récemment apparue du néocortex, permet de générer, dès le plus jeune âge, les bases de l'intelligence culminant dans la représentation de soi dans le monde et dans l'élaboration de stratégies très larges de survie individuelle et collective. Certes, comme l'auteur le rappelle avec justesse, ces bases existent chez tous les animaux, même dotés de simples amorces de systèmes nerveux centraux. L'intelligence n'est pas le monopole de l'homme. Elle prend des formes très différentes et très subtiles dans l'ensemble des espèces. Mais c'est le néocortex humain qui en permet le déploiement le plus élaboré, du moins tel que nous pouvons en juger à ce jour.
On lira donc avec le plus vif intérêt les descriptions anatomiques et fonctionnelles du néocortex proposées par Hawkins, lequel bien que non neurologue, s'est appuyé sur les constations les plus récentes des neurosciences. Mais il nous semble cependant que l'enthousiasme de l'auteur vis-à-vis de la pertinence de ses propres hypothèses mérite un certain recul. On ne peut pas ne pas poser des questions qui ne contrediront certainement pas ces hypothèses, mais qui devraient pouvoir au contraire les enrichir et les prolonger. L'auteur d'ailleurs nous invite à le faire, sur le site qu'il a consacré à son livre et qui est référencé au début de cet article.
Que pourraient être ces questions ?
La première concerne la validité des descriptions du cortex présentées dans le livre, tant au plan de l'anatomie que du fonctionnement. Sans les contester radicalement, ce dont d'ailleurs nous n'aurions pas la compétence, on se bornera à remarquer qu'il ne s'agit encore que d'hypothèses, restant à vérifier par des études fines menées in vivo. On constate par exemple qu'à toute difficulté intéressant par exemple les capacités de la mémoire et des associations, l'auteur fait appel à la richesse quasi infinie du cerveau en neurones et plus encore en connexions synaptiques. Mais ceci ne suffit pas à montrer comment les associations s'orgnaisent effectivement, certains pouvant subsister indéfiniment et d'autres disparaître. Ce n'est pas parche que notre galaxie comporte cent milliards d'étoiles, autant que de neurones dans le cerveau, qu'elle est intelligente. Or de telles études sont encore très difficiles, compte tenu du manque de précision des méthodes actuelles d'imageries conduites sur des personnes vivantes en action. L'auteur est conscient de ce problème, il suggère d'ailleurs des expériences qui pourraient être menées dans un proche avenir pour vérifier ses hypothèses.
Par ailleurs, la question de la conscience de soi, du Je tel que nous le percevons, n'est pas véritablement traitée. L'auteur s'en tire par une pirouette. Dans l'architecture proposée, on en voit pas comment s'organise ce que Bernard Baars appelle l'espace de travail conscient. Même si celui-ci n'est pas localisé de façon permanente dans le cortex, il doit bien correspondre à des échanges neuronaux spécifiques, qui ne se produisent pas dans les traitements inconscients, fussent-ils «intelligents». Peut-on parler de "neurones-miroirs", concept de plus en plus évoqué aujourd'hui? Les neurones miroirs découverts chez les macaques seraient des neurones qui déchargent en parallèle à l'exécution d'une action. Ils permettraient donc au cerveau de se représenter ses actions et de proche en proche de se représenter lui-même agissant. Comment dans ce cas distingue-t-on le conscient de l'inconscient et du préconscient. Quel apport spécifique au système décrit par l'auteur représente l'intervention du moi conscient et de ce que l'on appelle encore le "libre-arbitre"?
De la même façon, l'auteur évacue bien trop cavalièrement la question des sentiments et affects. Pour la plupart des spécialistes de la conscience, notamment Damasio et Edelman, les sentiments constituent un élément essentiel de la construction des architectures neuronales. Ils modulent souvent de façon très profonde les inputs ou entrées responsables des connexions synaptiques, venant soit de l'extérieur soit de l'intérieur du corps. Ils modulent également les expressions émises en sortie. Aussi bien les concepteurs de conscience artificielle, tel Alain Cardon, leur font jouer un rôle essentiel dans la réponse à une question fondamentale : qu'est-ce qui peut faire penser une machine consciente ? Posons une question incidente : pourquoi Hawkins ne cite-t-il pas les auteurs évoqués ici ?
Pourquoi ne pas évoquer le rôle des mèmes dans la construction de la capacité associative du cortex ? Les mèmes de type langagier, selon les méméticiens, représentent une bonne explication à la croissance extraordinaire du cortex associatif observée depuis 1 ou 2 millions d'années chez l'homme, seule créature capable d'échanges sociaux systématiques à base de messages symboliques. La colonisation du cortex et de ses ressources en connexions synaptiques par des mèmes en compétition darwinienne pourrait aussi expliquer pourquoi les connexions internes au cortex se sont produites si efficacement, en apparence, bien qu'aucun ingénieur n'ait prévu à l'avance le moindre schémas de réseaux. Ne nous trouvons nous pas en présence de phénomènes d'auto-organisation entraînant leur propre optimisation, analogues d'ailleurs - et ce ne serait pas une simple coïncidence - à ce qui se passe au sein du réseau Internet. Lorsqu'en quelques secondes je trouve en utilisant un moteur de recherche puissant l'adresse d'un nom précis, fut-il présent en un seul exemplaire au sein du web mondial, je suis aussi surpris que lorsque je constate que mon cerveau peut se remémorer subitement un fait de mon passé oublié depuis longtemps et qui était pourtant mémorisé quelque part dans les cent milliards de neurones dudit cerveau. (Sur les mèmes, voir Susan Blackmore et Robert Aunger).
Note:
Dans The Wisdom Paradox: how your mind can grow stronger as your brain grows older (Free Press 2005) le professeur de neurologie clinique à la New York University School of Medecine Elkhonon Goldberg montre que le cerveau des personnes viellissantes conserve ou augmente sa capacité à résoudre des problèmes, ceci même si l'âge inflige d'autres pertes de cognition, notamment en termes de mémoire immédiate. Cette propriété découle du fait que la fonction dite "pattern recognition" ou aptitude à reconnaître des patterns ne fait que s'accroître au fur et à mesure que s'accroît l'expérience des personnes âgées. La fonction est complexe et mal comprise, que ce soit chez l'homme ou dans les robots. Cependant, elle apparaît comme générique à la plupart des espèces dotées d'un encéphale et par conséquent ne subirait pas la dégradation des autres fonctions du cerveau humain. Encore faut-il l'exercer, aussi bien par des activités intellectuelles que par des activités physiques obligeant à résoudre des problèmes. Acceptons en l'augure (source New Scientist 13 Août 2005, p. 51).
Jean-Paul Baquiast (relu en février 2006)