Jean-Paul Baquiast - 23/02/2013
Nous avons commencé à publier divers articles sur ce thème. Avant de les réunir d'une façon méthodique, nous comptons
continuer à proposer des approches n'épuisant pas la question mais susceptibles de contribuer à l'éclairer.
La science, accompagnée de sa petite sœur (ou fille) la technologie, offre des champs de réflexions très divers. Ceux qui, notamment au plan philosophique, intéressent semble-t-il le plus le
grand public, concernent la physique, au sens le plus fondamental, rejoignant de fait la cosmologie: de quoi l'univers est-il fait ? Certains formulent la question autrement : quel est le tissu
profond de l'univers ? Autour de quelles lois fondamentales s'est construit l'univers.
Depuis maintenant un siècle ou presque, la physique a proposé deux voies d'approche, la relativité générale (RG) due à Einstein et la mécanique quantique (MQ), due à une poignée d'esprits
remarquables, les plus souvent cités étant Niels Bohr et Werner Heisenberg. Chacune dans son domaine, ces deux approches ont conduit à des découvertes théoriques et des applications qui n'ont
jamais dans leur domaine été remises en cause jusqu'à aujourd'hui.
Mais, comme chacun le sait, elles ne sont pas compatibles. Elles proposent de l'univers des représentations non cohérentes. La RG par exemple définit un espace-temps réglé par la gravitation. La
MQ ignore la gravitation et ne prend pas en compte le temps. Or tous les efforts pour concilier ces deux approches, sous le terme général de gravitation quantique, n'a pas encore clairement
abouti. Cette contradiction entre RG et MQ empêche tout approfondissement de la recherche fondamentale, sauf à supposer que l'exigence d'un univers cohérent soit une revendication anthropique,
née de notre pratique quotidienne et n'ayant pas de fondement dans la réalité.
Une autre critique est plus subtile, mal fondée diront les scientifiques. RG et MQ proposent des représentations du monde lourdement mathématiques. Elles ne peuvent être discutées dans la pratique que par le biais d'ordinateurs numériques de plus en plus puissants. Ces représentations ne peuvent donc, sauf à caricaturer l'esprit des hypothèses et théories, se traduire par des images (disons analogiques) clairement compréhensibles par les humains, scientifiques compris. Ceux-ci s'en accommodent, voire en tirent un certain sentiment de supériorité. La science n'est pas faite pour tout le monde, disent-ils. Il faut la mériter, et donc apprendre à maîtriser les mathématiques et le calcul informatique – d'autant plus, selon certains chercheurs, que l'organisation profonde de l'univers pourrait être mathématique et computationnelle.
Or les cerveaux des homo sapiens ordinaires ont été formés par l'évolution à traiter, non des équations mais des images. Ce traitement prend deux aspects: la reconnaissance de formes (de patterns, selon un terme plus général) et la création de formes, quand des formes pré-existantes ne sont pas identifiables dans l'environnement. Ainsi, le cerveau d'un animal peut juger, de par une longue expérience, génétique et individuelle, du caractère franchissable d'une rivière. Mais lorsqu'ils se trouvent en présence d'une rivière jugée infranchissable par leur cerveau, certains animaux particulièrement inventifs, parmi lesquels des humains, imaginent un pont permettant de la traverser. Il leur reste ensuite à fabriquer ce pont avec les moyens à leur disposition. Ils n'ont pas attendu les mathématiques de l'ingénierie des ponts, venues bien plus tard, pour imaginer puis réaliser des ponts.
Si l'on admettait donc qu'il faudrait, pour critiquer et modifier en profondeur les modèles scientifiques, renoncer à toute imagination (autre que mathématique), on exclurait de la capacité à comprendre le monde et surtout à faire évoluer les modèles que la science en donne quelques 999/1000 des humains. La plupart des scientifiques sincères font d'ailleurs valoir que nombre de leurs idées innovantes leur sont venues non de la computation informatiques de modèles mathématiques, mais d'idées ou intuitions bien plus générales, souvent à base d'images venues d'ailleurs, auxquelles ils ont donné une forme plus méthodique.
On objectera que pour dépasser les non-compatibilités entre RG et MQ, il faudrait que des humains, scientifiques ou non, puissent imaginer (sous forme d'images et non d'algorithmes mathématiques) un ou plusieurs types d'univers résolvant ces contradictions et ouvrant des perspectives sur un univers nécessairement plus riche et fécond que celui bien ou mal décrit par les théories dominantes. Or peuvent-ils le faire ? Plus exactement, leurs cerveaux peuvent-ils le faire?
Bien évidemment ces cerveaux ont toujours été capables de générer des images du monde à caractère non scientifique, mais
religieux, mythologique, poétique. On ne peut pas refuser toute valeur à ces créations, même dans le domaine scientifique. Nous avons vu que beaucoup d'entre elles étaient à la source de grandes
inventions. Mais cela ne suffirait pas à en faire des hypothèses et moins encore des théories scientifiques. Celles-ci exigent des caractères bien reconnus, généralité, falsifiabilité
(possibilité d'être contredites par l'expérience), indépendance des supports, etc. Il faudrait donc que, pour imaginer y compris sous forme d'images virtuelles, un univers offrant une synthèse
entre RG et MQ, les sociétés modernes soient capables de "ratisser large", c'est-à-dire de faire appel à de nombreux humains exclus du champ de la créativité scientifique par les ténors
monopolisant institutionnellement ce domaine de l'esprit.
Carver Mead
Serait-ce possible. Ce serait en tous cas indispensable. C'est ce que vient d'affirmer avec force un inventeur de 78 ans (comme quoi l'âge ne fait rien à l'affaire), dans une "sortie" ayant
fait un certain bruit au sein des geeks ou "fous de technologies" qui font la richesse de la civilisation américaine(1).
Carver Mead(2) est professeur émérite à Caltech, pionnier des composants électroniques et de la micro-électronique. Il a lancé avec succès plus de 20 entreprises dans ces domaines. Ceci ne l'empêche pas de ronger son frein, face aux blocages affectant aujourd'hui selon lui la physique fondamentale, notamment du fait de l'impossibilité à se dépasser qui paralyse les théoriciens de la RG et de la MQ. Il impute ce blocage à quelques poignées de "mandarins" comme l'on dirait en France, qui refusent à tous autres qu'eux la possibilité de présenter des hypothèses nouvelles. Néanmoins, comme ils sont en fin de carrière et assis sur les honneurs, ils ne font en ce qui les concerne aucun effort personnel de renouvellement.
Devant une assistance apparemment séduite de 3.000 jeunes ingénieurs, il a présenté récemment ses solutions à l' International Solid-State Circuits Conference (ISSCC) de San Francisco. Pour lui, il faut se décider à expliquer de façon intuitive comment chaque élément de la matière composant l'univers est en relation avec tous les autres et les affecte. Aujourd'hui les tentatives pour explorer ces interrelations sont enfouies sous "d'énormes piles de mathématiques obscures" dont rien d'utile ne peut être extrait. O combien nous approuvons ce propos, n'étant pas particulièrement à l'aise, comme beaucoup de contemporains, parmi les équations
C'est à vous, a-t-il affirmé, qu'il appartient de sortir de ces impasses. Il faut relancer la révolution scientifique inauguré dans les premières décennies du 20e siècle et bloquée depuis, moins par des difficultés propres que par les égos de ceux qui aujourd'hui se prétendent en être les héritiers. L'approche que Mead préconise semble reposer sur un retour au réalisme, notamment en matière de MQ. Non seulement il faux explorer les interrelations de la matière et des diverses forces, mais mieux comprendre la nature de l'électron. Il faut traiter les fonctions d'onde des électrons comme de réelles fonctions d'onde. Ceci imposera de reformuler les lois de l'électromagnétisme, en redéfinissant à la base la nature quantique de l'électron.
Concernant l'étude des interrelations dans la nature, Mead condamne vigoureusement l'idée fausse que l'on ne peut
comprendre un phénomène qu'en l'isolant des autres, afin d'expérimenter sur lui en dehors de toutes autres influences. Cette méthode a été popularisée par Galilée. Elle a certes permis des
avancées considérables, mais aujourd'hui, elle doit céder la place des approches plus globales, holistes. C'est ce que Ernst Mach avait compris pour sa part et convaincu Einstein de mettre en
application. Il n'y a pas de mouvement dans l'absolu, lui aurait dit Mach. Il n'y a de mouvement que relativement à d'autres objets en mouvement. La théorie de la Relativité, relativité
restreinte et relativité générale, en aurait résulté. Mach avait d'ailleurs élaboré le Principe dit de Mach, selon lequel l'inertie de chaque élément de matière est due à ses interactions avec
les autres éléments de matière de l'univers.
Selon Mead, nous nous sommes écartés de ces principes. Nous traitons aujourd'hui de l'inertie d'un objet, de son énergie de masse, de la vitesse de la lumière et de tous autres concepts comme
s'il s'agissait de constantes fondamentales sur l'origine desquelles nous ne nous posons pas de questions. Si nous voulons sortir d'un blocage de plus d'un siècle, il faudra se demander d'où
viennent ces constantes, découvrir leurs fondements dans leurs interactions et plus généralement découvrir l'interaction de toutes les formes de matière au sein de l'univers. Cette démarche
engagée, nous pourrons considérer l'univers d'une façon beaucoup plus intuitive et vaste.
Carver Mead, pour terminer, a indiqué qu'il comptait consacrer à cette nouvelle tâche toutes les années qui lui restaient à vivre. Nous lui souhaitons de vivre longtemps.
Le non-réalisme constructiviste
Oui mais dans quelles directions pourrait-on lancer ce vaste programme, de telle sorte qu'émergent des hypothèses vraiment révolutionnaires? En fait, ceux qui connaissent l'histoire des sciences contemporaines savent que l'imagination n'a jamais manqué à certains scientifiques, rejoignant en cela les auteurs de science-fiction. La première piste consiste à partir des bases de la RG et de la MQ, en recherchant les solutions théoriques qui pourraient les rendre compatibles. Il s'agirait par exemple d'imaginer ce qui fut le rêve sans solutions d'Einstein, Bohr et de Broglie, c'est-à-dire l'existence de variables cachées non locales. Nous avons montré dans des articles précédents que c'est la voie choisie, dans des directions d'ailleurs très différentes, par Dirk Pons et Ken Wharton, sans parler de nombreux autres intervenants s'exprimant dans les blogs de discussion consacrés à la physique théorique. Rien ne permet au reste de prédire à ce jour que l'une ou l'autre de ces tentatives n'aboutira pas.
La théorie des cordes pourrait être présentée comme une forme, sinon achevée mais en tous cas prolifique, d'une telle créativité théorique. Les dimensions et univers multiples y abondent. Chacun peut y faire un choix. Mais la théorie des cordes ne répond pas à la contrainte posée par Carver Mead: être compréhensible sans mathématiques par l'homo sapiens ordinaire.
D'autres voies pourraient être explorées en rejetant des convictions profondément implantées par l'évolution dans les cerveaux des sapiens, notamment celles relatives au temps et à l'espace. Le temps pourrait ne pas exister, l'espace pourrait être tout autre. Mais que mettre à la place, soit dans les apparences, soit au coeur même des phénomènes? Là encore existent aujourd'hui de nombreuses hypothèses scientifiques. Elles n'ont jamais encore cependant réussi à s'imposer. Elles doivent satisfaire aux contraintes de tous les jours concernant notre existence sur Terre. Elles doivent aussi apporter des réponses crédibles aux grands phénomènes cosmologiques identifiés par les instruments d'aujourd'hui; le rayonnement d'arrière-fond cosmologique, l'expansion apparente des astres et ses causes possibles, les trous noirs, la matière invisible.
Une autre voie de découverte consisterait à remettre en cause les instruments scientifiques et en arrière-plan, l'organisation des cerveaux ou des sociétés qui conçoivent et utilisent ces instruments. Elle reposerait sur un postulat simple: on ne découvre, à peu de choses près, que ce que l'on savait déjà. Pour vraiment bouleverser le regard, il faudrait bouleverser non seulement les concepts et les instruments mais les hiérarchies sociétales qui s'en sont servi pour construire leur pouvoir.
On retrouverait ainsi les propos de Mead. Il s'agit là encore d'une vieille ambition, inscrite dans l'histoire. Mais pour ne pas en revenir aux prophètes et à leurs mythologies, il faudrait rester en conformité avec les bases méthodologiques de la science expérimentale. Une voie souvent évoquée consisterait à patienter jusqu'à la mort des prix Nobel et académiciens des sciences actuels, en attendant que de jeunes générations, convenablement féminisées, les remplacent. Mais la voie serait longue et incertaine. Rien ne permet d'affirmer, sauf dans le cadre d'un jeunisme ou d'un féminisme de principe, que les jeunes générations pourraient – rapidement – voir plus clair que leurs aînées.
Le non réalisme constructiviste pourrait en ce qui le concerne permettre d'avancer plus rapidement. De quoi s'agit-il? Par non-réalisme, entendons la position philosophique selon laquelle il n'existe pas une réalité en soi qui s'imposerait inévitablement aux humains. Ceci au sujet de l'univers comme de tous autres objets étudiés par les sciences. Les non-réalistes dénoncent dans cette prétendue réalité en soi la façon dont les pouvoirs actuellement dominants cherchent à pérenniser les idées qui confortent leur pouvoir. Les non-réalistes ne veulent pas cependant verser dans le solipsisme, selon lequel il n'est de réalité que celle conçue par les esprits des sujets. Ils font donc confiance aux processus constructifs et de mise à l'épreuve auxquels depuis les origines de la vie, les organismes biologiques ont eut recours pour élaborer un milieu "artificiel" conforme à leurs exigences de reproduction et d'expansion.
Aujourd'hui, dans le cadre de ce que nous avons pour notre part nommé des systèmes anthropotechniques, se construisent plus ou moins spontanément, sur le mode darwinien du hasard et de la nécessité, des entités qui pourraient être profondément révolutionnaires au regard des humains, des technologies et des connaissances d'aujourd'hui – révolutionnaires dans un sens dont par définition nous ne pourrions rien dire aujourd'hui. Certains observateurs vont plus loin et suggèrent que ces nouvelles entités existent déjà sous forme cryptique, qu'elles sont déjà discrètement à l'œuvre dans notre jardin, le transformant d'une façon non clairement explicitée mais efficace.
Il est légitime d'imaginer dans cette hypothèse que ces entités, de plus en plus empreintes d'artificialisation, au plan biologique, cérébral et instrumental, pourraient brutalement inventer des façons de concevoir l'univers profond qui lèveraient une partie des indéterminations et des contradictions de la science actuelle au sujet de ce même univers. Ce ne serait évidemment pas alors l'univers qui aurait changé, univers dont nous ne pourrons jamais rien dire de définitif, mais notre façon de le voir, de nous y insérer, notre façon d'y exister, au sens fort de ce terme. Finalement, il s'agirait, que l'on nous pardonne ce jargon, d'un non réalisme constructiviste s'appliquant dans les trois grands domaines de la cosmologie, de la biologie et de la technologie. Ce serait aussi un non-réalisme relativiste, autrement dit renvoyant aux entités qui l'aurait construit et à elles-seules, non à une autorité extérieure prétendant s'ériger en juge suprême.
Notes
(1)
Voir article http://www.theregister.co.uk/2013/02/20/carver_mead_on_the_future_of_science/
(2) Carver Mead http://en.wikipedia.org/wiki/Carver_Mead