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Cet ensemble de textes a été conçu à la demande de lecteurs de la revue en ligne Automates-Intelligents souhaitant disposer de quelques repères pour mieux appréhender le domaine de ce que l’on nomme de plus en plus souvent les "sciences de la complexité"... lire la suite

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21 janvier 2011 5 21 /01 /janvier /2011 15:41

 

 


Les transformations silencieuses

François Jullien
Grasset 2009

présentation et discussion par Jean-Paul Baquiast - 20/01/2011

 

 


François Jullien est philosophe et sinologue, professeur à l'Université Paris Diderot, directeur de l'Institut de la pensée contemporaine ainsi que du Centre Marcel-Granet , membre de l'Institut universitaire de France.

Il a produit une oeuvre importante, riche en ouvrages et articles, visant à mieux faire comprendre la pensée chinoise aux esprits de formation occidentale. Il est traduit en de nombreuses langues.

Le livre « Les transformations silencieuses », daté de 2009, a été suivi par
* Collectif, Philosophies d'ailleurs. Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, sous la direction de Roger-Pol Droit, Éditions Hermann, 2009
* L'invention de l'idéal et le destin de l'Europe ou Platon lu de Chine, Le Seuil, 2009
* Le Pont des singes (De la diversité à venir), Éditions Galilée, 2010
* Cette étrange idée du beau, Grasset, 2010
* Philosophie du vivre, Gallimard, 2011

Pour en savoir plus
* http://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Jullien
* Commentaire du livre par Michel Volle http://michelvolle.blogspot.com/2010/04/francois-jullien-les-transformations.html
* Entretien daté du 25 janvier 1998 http://www.berlol.net/foire/fle98ju.htm
* Voir aussi "Contre François Jullien" [Poche] de Jean-François Billeter

Pour approfondir l'histoire de la pensée chinoise en France, on se référera à l'oeuvre de Marcel Granet (1884-1940)
Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Marcel_Granet

 

 

Texte provisoire, soumis à François Jullien

Une question politique d'actualité


Tous les stratèges et géostratèges occidentaux se posent actuellement une question d'importance : la Chine est elle engagée dans un processus de croissance au terme duquel elle rejoindra les Etats-Unis voire les remplacera comme première puissance mondiale ? Si c'était le cas, l'Europe serait-elle entraînée inexorablement dans le déclin américain ou pourrait-elle conserver une place entre ces deux géants correspondant à son rang actuel de 2e puissance économique mondiale ? Mais pour cela ne devrait-elle pas apprendre à mieux connaître la Chine, au delà des clichés généralement répandus, le plus souvent d'ailleurs par les Américains eux-mêmes.

Pour mieux connaître la Chine, il faut tenter de mieux la comprendre. Est-il suffisant pour cela d'étudier ses performances économiques et certaines des fragilités qui s'accumulent en contrepartie de ses mutations accélérées? Devrait-on compléter cette première approche, relativement aisée, par l'étude de la philosophie et de la langue chinoise, lesquelles nécessitent une pratique longue et difficile ? Une culture complexe risque en effet de rester hermétique si l'on ne fait pas l'effort de retrouver ses sources.

Dans le cas de la Chine, ces sources remontent à plusieurs millénaires et ont généré de nombreux malentendus depuis que l'Occident chrétien et impérialiste s'était efforcé de conquérir l'Empire chinois. Ces malentendus risquent d'être encore très vivants, du fait que la Chine de son côté n'a pas fait beaucoup d'effort pour établir un dialogue de fond avec ce que l'on pourrait appeler la philosophie et la culture occidentale – qui sont d'ailleurs plurielles - comme si elle n'en avait pas besoin.

Une difficulté supplémentaire apparaît à celui qui tente de consulter les rares spécialistes de la Chine ou sinologues accessibles au grand public. Leurs jugements sur la Chine ne sont pas identiques – comme on pouvait s'y attendre. En effet les attributs qu'un observateur confère au sujet qu'il étudie tiennent autant des spécificités propres de son regard que des caractères intrinsèques de ce sujet.

En simplifiant beaucoup, on dira que pour beaucoup de sinologues il existe un irréductible chinois, qui risque de rester tel malgré tous les efforts pour établir des ponts entre cultures. Dans ce cas, il faudra en tenir compte et ne pas se faire d'illusions sur un éventuel partage des valeurs et des objectifs. Pour d'autres au contraire, le mouvement de la mondialisation, marqué notamment par la diffusion de technologies communes, provoque une mise en convergence des cultures – ce qui ne serait d'ailleurs pas exclusif de rivalités profondes pour l'accès aux sources du pouvoir et de la puissance. Nous allons retrouver cette discussion en commentant «Les transformations silencieuses» de François Jullien.

Mais pourquoi sur ce site qui ne fait pas profession de sciences humaines et moins encore de sinologie, théorique ou appliquée, recommander la lecture de François Jullien et la discussion de ses thèses, notamment celles qui sont exposées dans « Les transformations silencieuses »? C'est parce que l'argument de fond développé par ce livre, autant que nous avons pu le comprendre, consiste à démontrer la présence d'un « écart » entre la pensée chinoise traditionnelle et la pensée grecque, celle dont s'inspire en grande partie la rationalité scientifique moderne(1).


La question du "réalisme"

Nous pourrions dire, en simplifiant beaucoup, que la pensée grecque de l'Antiquité s'était démarquée des approches mystiques ou magiques des peuples précédents en posant l'existence d'une réalité en soi, extérieure à l'observateur mais susceptible d'être décrite par lui à travers les instruments de la raison, la logique et les mathématiques. Cette réalité peut être décomposées en entités spécifiques, les «êtres» du monde, dont les diverses sciences étudient les caractéristiques et les relations le plus objectivement possible. Ce faisant, ces sciences ont l'inconvénient de « réifier » les objets de leurs études, c'est-à-dire notamment de prendre pour des réalités en soi de simples hypothèses. Autrement dit, elles confèrent à ces hypothèses un statut qui les immunise contre toutes critiques ou modifications extérieures.

C'est ainsi que, pour des sinologues occidentaux s'inspirant du « réalisme » de la pensée grecque, il existe un être bien défini, par exemple la Chine d'avant la conquête occidentale. Il existe un autre être également bien défini: la Chine de la révolution techno-scientfique. Il existe même un troisième être, moins facile à définir mais que l'on peut cependant étudier, la « Grande Transformation » qui se caractérise par l 'apparition de nouveaux traits et la disparition d'anciens traits, liées à l'entrée de la Chine dans l'ère industrielle. Ces différents «êtres» doivent pouvoir être décrits objectivement par des observateurs (anthropologues, historiens, économistes, stratèges) ne s'impliquant pas dans leurs descriptions. De la même façon, pour reprendre un exemple souvent utilisé par François Jullien, il existe un "être" bien défini, la neige, il en existe un autre, l'eau, il existe aussi un troisième "être", la fonte de la neige, chacun ayant des traits différents et des frontières observables.

Au contraire de la pensée grecque, la pensée chinoise traditionnelle, selon François Jullien, ne pose pas l'existence d'êtres et d'états bien définies, mais de processus de transformations conduisant le monde dans son ensemble à évoluer, d'une façon plus ou moins progressive, lente et silencieuse. Le Sage ne peut pas s'individualiser ou se séparer au regard de ces transformations, puisqu'il les subit lui-même, passant par exemple de la jeunesse à la maturité puis à la vieillesse. Tout au plus peut-il y insérer son action pour profiter des dynamiques évolutives à l'oeuvre dans le monde, au lieu de tenter de s'y opposer frontalement.

Dans cette optique, nous pourrions conclure que la Chine (ou l'Empire du Milieu) ne peut pas être décomposée en une série d'états bien définis. Il s'agit au contraire d'un processus évolutionnaire sans début bien précis et sans fin bien prévisible, dont les transformations, plus ou moins silencieuses à nos yeux, modifient par exemple le poids géopolitique au regard d'autres transformations, prenant la forme d'autres processus, opérant dans le reste du monde. Dans le cas de la neige/eau, ce qui devra particulièrement intéresser le Sage – comme d'ailleurs le scientifique – sera la transformation de l'une en l'autre – et réciproquement dans le cas de transformations réversibles.

François Jullien, qui pratique avec la même compétence la philosophie grecque et la philosophie chinoise, déduit de ce premier écart primordial entre les deux pensées, occidentale et chinoise, l'existence de toute une série d'autres écarts qui selon lui les séparent, ainsi par conséquent que les langues différentes par lesquelles elles s'expriment, sans mentionner les comportements, eux aussi différents, que ces écarts peuvent entraîner.

C'est ainsi que la pensée occidentale relayée par la science « réaliste », insiste sur le « sujet » et sur son « action » alors que pour la pensée chinoise il ne peut y avoir d'actions car il n'y a pas de sujets à qui correspondraient ces actions. Il n'y a qu'un continuum dans la transformation duquel est inséré l'humain et qu'il influence du seul fait de ses propres transformations non volontaires. De même, pour la pensée occidentale, la transformation est marquée par le passage d'un état bien défini à un autre, du blanc au noir, du jeune au vieux. Chacun de ces états correspond à une « réalité » du monde. Pour la pensée chinoise, la transformation est plutôt une transition qui "modifie tout en continuant, qui ferme mais qui ouvre ". La Chine moderne est l'ancienne Chine qui se modifie en se continuant à travers des transitions pouvant être imperceptibles.

Le « parti-pris de l'Etre » propre à la pensée occidentale, entraîne bien d 'autres «écarts». L'Etre n'a de sens, dans le langage philosophique comme dans celui de la science, que s'il est déterminé. D'où la nécessité de multiplier les qualificatifs ou les observations instrumentales. A l'inverse, la transition chinoise qui ne postule pas d'être est indéterminable. Elle ne connait pas de point précis permettant de passer d'un état à l'autre, par exemple de l'ancienne Chine, à supposer que par convention au réalisme on accepte de conserver ce concept(2) à la nouvelle Chine. La pensée chinoise, renonçant à s'exprimer dans le langage de l'Etre, parle à propos de la transition de «ce que l'on regarde mais que l'on ne perçoit pas»(3). Pour François Jullien, qui se revendique comme matérialiste, c'est cette approche qui s'est exprimée par le Tao, dans lequel les Occidentaux ont vu une mystique refusant le concept de dieu personnifiable, mais qui selon lui n'est en rien mystique ou religieux. Il s'agit simplement d'une conception du monde(4).

S'inspirant de cette conception du changement, le langage chinois, contrairement au langage occidental, est non-prédicatif. Il n'attribue pas à ce dont il parle de caractères bien définis et non transposables. De ce fait, il refuse le principe de non-contradiction qui est à la base de la logique occidentale. Dans le logos d'Aristote, à la source de la pensée occidentale, trois partis pris conjoints s'imposent au langage; la détermination (on parle de ceci et pas d'autre chose), la substantialisation (on renvoie à un Etre propre se tenant sous le substantif) et la prédication (on attribue à cet Etre un certain nombre de qualités ou prédicats). Pour la pensée chinoise, qui ne vise pas des objets mais des processus de transformation, le langage doit montrer comment " ce qui est mis en lumière est mis en mouvement, ce qui est mis en mouvement se modifie et ce qui se modifie se transforme". Dans ces conditions, où le langage évacue l'idée d'un être sous-jacent, il n'y a plus lieu de poser la question des origines ni des fins dernière et moins encore d'un démiurge derrière la création ou les fins.

Cette approche paraît un peu obscure quand il s'agit de nommer par le langage un objet concret tel une chaise ou un tigre, mais elle retrouve, y compris pour les Occidentaux, toute sa pertinence quand il s'agit par exemple de considérer le cosmos. Nous y reviendrons ci-dessous. La pensée chinoise est très proche de la cosmologie scientifique moderne, laquelle par exemple refuse de plus en plus le concept de Big bang initial ou de Big shrink final...et qui bien évidemment n'a pas besoin, au contraire des cosmologies primitives, d'un Dieu créateur. Mais la pensée chinoise peut aussi rejoindre certaines façons de se représenter les objets de la vie courante propres à la pensée scientifique occidentale. Ainsi il peut être utile dans certains cas pour cette dernière de considérer qu'un objet tel une chaise ou un tigre représente la phase actuelle d'un processus de transformation, industrielle ou biologique, qui ne commence pas et ne s'arrête pas aux objets en question.

François Jullien met en évidence d'autres différences dans la façon dont les deux pensées, chinoise et occidentale, considèrent les grands thèmes philosophiques. Il en est ainsi du changement assimilé au mouvement pour l'Occident, ce qui suppose à nouveau un point de départ et un point d'arrivée, avec par conséquent une distanciation entre les deux. Or si je change tout au long de ma vie, ce n'est pas, comme dans un voyage, qui est mouvement, le point de départ ou le point d'arrivée qui m'importent, mais les divers changements que j'ai vécus au long de ma vie. La destination finale, c'est-à-dire la mort, ne m'importe pas. Il en est de même du vieillissement, qu'il faut considérer tout de son long et non pas au regard de la mort qui est son terme final. On pourrait dire que la civilisation occidentale est une civilisation de la mort, s'opposant à la civilisation chinoise qui serait celle de la vie.

François Jullien évoque aussi le concept de temps, qui pour lui, là encore, est une invention occidentale, dont la pensée chinoise traditionnelle n'a pas vraiment besoin. Certes, la civilisation chinoise a toujours mesuré l'écoulement du temps avec des techniques très avancées, mais elle ne personnalisait pas ou ne déifiait pas le temps. Ce qui mesurait son écoulement étaient les changements manifestés par les lieux ou les personnages.

Nous arrêterons ici l'étude des écarts entre les deux pensées en évoquant le concept d'événement. Pour l'Occident, la culture de l'Evènement, qui fonde les Grands Récits, fait là encore disparaître celle de la transformation, grâce à laquelle du nouveau peut apparaître. La réification de l'Evènement vient pour elle rejoindre la mystique dans le Christianisme, autour de grands Evènements fondateurs, Création, Incarnation, Résurrection. Aujourd'hui, l'actualité prosaïque est vécue non comme un ensemble de transformations, mais comme une succession d'événements médiatiques. L'attention y saute de l'un à l'autre, en perdant le sens de leurs significations en tant que transformations.

 

Observations

Le court aperçu que nous venons de tenter de faire ne doit pas être considéré comme résumant d'une façon suffisante « Les transformations silencieuses ». Il s'agit d'un livre lettré, complexe, riche et qu'il faut donc aborder sans intermédiaire. De même, nous n'avons pas pu replacer cet ouvrage dans l'ensemble de l'oeuvre de l'auteur, faute d'avoir étudié celle-ci dans sa perspective historique. Notons seulement que, comme indiqué dans les références, certains sinologues ne partagent pas tous les jugements qu'il porte sur la pensée chinoise. De même certains intellectuels chinois que nous avons pu approcher disent ne pas y reconnaître leur propre pensée. Mais peu importe.

Nous voudrions pour notre part proposer quelques observations, qui devraient permettre de faire le lien entre les travaux de François Jullien et l'actualité de ce que nous pourrions appeler les sciences cognitives:

 

1. Il n'y a pas lieu, comme d'ailleurs l'auteur le suggère, d'opposer radicalement la pensée chinoise et la pensée occidentale, héritée de la pensée grecque. Elles manifestent sans aucun doute des écarts, mais on a tout lieu de croire que souvent elles se conjuguent dans l'appréhension du monde extérieur.

Si l'on tente de remonter à l'archéologie des processus de formation des connaissances par un système cognitif, quel qu'il soit, animal, humain ou artificiel, on retrouve nécessairement les mêmes contraintes sélectives. Une partie de l'activité du cerveau consiste à percevoir des entités « discrètes », événements, phénomènes ou objets. Sous la pression d'impératifs de survie, l'organisme associe à ces perceptions des significations et des qualificatifs exprimant l'intérêt de l'objet perçu au regard de cette survie. Il est impératif de distinguer un lion d'un arbre. Il s'ensuit qu'il est impératif d'associer au sens donné à la perception de cet objet un message permettant par le langage de transmettre aux congénères la signification que l'expérience a permis de lui attribuer, afin de s'en écarter ou au contraire de s'en rapprocher.

De là à réifier l'objet, voire à le diviniser, il n'y a qu'un pas. On peut penser à cet égard que la création d'objets cognitifs à partir de perceptions expérimentales n'a pas attendu la pensée grecque. Dès les origines de la pensée symbolique, elle a fondé les origines d'une connaissance préscientifique ou empirique du monde. Ceci même si parallèlement, ces connaissances donnaient lieu à des réifications ou des divinisations dont le risque était évidemment de faire perdre contact avec l'évolution des perceptions découlant de transformations dans les conditions de l'expérience.

Mais parallèlement il n'y a pas lieu d'exclure que les cerveaux, y compris dans le monde animal, puissent percevoir spontanément des phénomènes de transformation de type qualitatif, et plus généralement des traits du monde extérieur appréhendables sur un mode global, indifférencié, voire affectif. Le cerveau (on pourra parler de cerveau droit), et plus généralement le corps tout entier de l'observateur, est alors sensible aux processus de transformation silencieuse décrits par la pensée chinoise. De ce fait, il peut s'y insérer afin d'y jouer sa partition.

Les aléas de cette insertion des observateurs/acteurs dans un monde extérieur complexe et évolutif feront que, selon les besoins de la survie, les deux modes de représentation, que François Jullien attribue l'un à la pensée occidentale, l'autre à la pensée chinoise, seront sollicités en alternance, sinon même en superposition. Il suffit d'observer comment se forment aujourd'hui les connaissances, dans la vie quotidienne comme dans le monde scientifique, pour prendre conscience de ces superpositions – et des conséquences en termes d'enrichissement des contenus cognitifs et des comportements globaux pouvant en résulter.

 

2. Si l'on voulait cependant comprendre pourquoi dans l'ensemble, la pensée réifiante et computationnelle que François Jullien attribue à la philosophie grecque s'est écartée de la pensée de type analogique(5) propre à la pensée chinoise, il serait important de rechercher un facteur causal. Il s'agirait alors d'un travail d'historien des philosophies et des sciences que nous ne pouvons pas faire ici, comme on le conçoit.

Disons seulement que les causes à évoquer ne semblent pas à rechercher dans la découverte de telle ou telle technologie, puisque les deux civilisations en avaient plus ou moins partagé les origines. Peut-être ces causes ont-elles tenu à des caractères géographiques entraînant des divergences géopolitiques, ceci dès au moins cinq millénaires avant notre ère. Mais qu'en était-il alors des civilisations ayant précédé la civilisation grecque, en Egypte, au proche Orient et en Asie mineure ? Plus en amont encore, les amorces de divergences entre les deux civilisations étaient-elles présentes dès le néolithique supérieur, vers – 35.000 ans, au temps des grottes ornées de l'Europe occidentale ? Les peintures pariétales symbolisaient-elles des objets réifiés ou des transformations qualitatives suscitant des approches chamaniques de type mystique ?

Ce débat n'intéresserait pas que les historiens. Il donnerait peut-être des éléments permettant de répondre à la question que nous avons évoquée en introduction: les écarts entre la pensée chinoise et la pensée occidentale vont-ils se poursuivre aujourd'hui, dans le cadre unificateur de la mondialisation technologique ? En résultera-t-il des écarts voire des oppositions voire des conflits ouverts, en termes géopolitiques?

 

3. Un troisième point, déjà signalé dans le cours de cet article, doit être évoqué. Il s'agit des convergences de plus en plus grandes entre la pensée chinoise telle que décrite par François Jullien et les représentations du monde résultant du relativisme non-réaliste hérité de la physique quantique et qui se répandra inévitablement dans toutes les sciences macroscopiques. Nous nous bornerons une nouvelle fois ici à évoquer les travaux véritablement fondateurs de Mme Mugur-Schächter et la méthode de conceptualisation relativisée (MCR) qu'elle a proposée(6).

Plus généralement l'épistémologie découlant des recherches actuelles en physique quantique, en cosmologie et même, à une autre échelle, en biologie, conduit à prendre en considération des « objets » sans commencement ni fin bien arrêtés, comme le cosmos ou la vie. Les superpositions d'état remettent par ailleurs en cause l'idée d'objets bien définis ou invariants. De même, nous avons vu dans des articles précédents que le temps était de plus en plus considéré comme une construction ou émergence résultant de circonstances locales.

Pour prendre un autre exemple, il nous semble qu'une pensée telle que la pensée chinoise, fondée sur la relation, est particulièrement adaptée à la gravitation quantique en boucles, qui repose sur le postulat que l'univers est fait de processus et non de choses, entre lesquels s'établissent des relations (7).

Ceci ne veut pas dire qu'il faille en revenir à des approches mystiques du monde, tel que le font certains physiciens d'esprit New Age. Cependant, on peut penser que les physiciens et cosmologistes chinois devraient se trouver plus à l'aise que ceux de leurs collègues occidentaux encore attachés au réalisme, quand ils se confrontent aux nouvelles approches scientifiques découlant des découvertes contemporaines.

 

Notes
(1) Par le terme d'écart, l'auteur veut marquer une différence sensible entre la pensée occidentale et la pensée chinoise, mais il ne veut pas affirmer une différence qui risquerait d'être comprise comme irréductible.
(2) Certains préféreront parler de « la Chine de toujours ».
(3) Nous dirions plutôt que l'on ne verbalise pas, car intuitivement sans doute on perçoit, avec le langage du corps par exemple.
(4)Selon Wikipedia, source à laquelle nous nous limiterons dans cet article, le Tao est la force fondamentale qui coule en toutes choses dans l’univers, vivantes ou inertes. C'est l’essence même de la réalité et par nature ineffable et indescriptible. Il est représenté par le tàijítú, symbole représentant l’unité au-delà du dualisme yin-yang soit respectivement l'entropie négative et positive. Le Tao a été édifié ou systématisé dans le texte Tao Tö King attribué à Lao Tseu. http://fr.wikipedia.org/wiki/Tao. Nous reviendrons sur l'abus, selon nous, du concept de Tao fait depuis une trentaine d'années par les mysticismes et sectaires occidentaux, ainsi que sur les emprunts qu'en ont fait certains physiciens quantiques, tels Fritjof Capra, Le Tao de la physique, 1994.
(5) Ces attributs sont de nous.
(6) Voir http://www.mugur-schachter.net/
(7) Voir nos articles concernant Lee Smolin
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/oct/smolin.html
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2007/juil/troublewithphysicshtml.htm

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12 décembre 2010 7 12 /12 /décembre /2010 17:35

Jean-Paul Baquiast 12/12/2010

Décidément, la question de savoir si et comment quelque chose pourrait apparaître à partir de rien est à l'ordre du jour. Cette apparition bien sûr ne procéderait pas de l'opération du Saint Esprit, mais de processus physiques reproductibles. Dans un article précédent, nous avions signalé ici les hypothèses d'un physicien et d'un biologiste pour qui des états extrêmes de la matière, dits de la matière condensée, pourraient faire émerger au sein de l'univers des formes physiques capables de se répliquer (et sans doute aussi de muter) sans faire appel, au moins dans un premier temps, aux composés de la chimie organique développés par la vie biologique terrestre.

Les recherches relatées ci-dessous vont encore plus loin. Elles sont présentées comme une véritable petite révolution théorique (theoretical breakthrough). Un point intéressant, pour nous Européens, est qu'elles impliquent, bien que menées principalement aux Etats-Unis, des physiciens français. De quoi s'agit-il ?

Les auteurs du papier présenté par les Physical Review Letters et référencé ci-dessous n'ont pas réalisé un dispositif expérimental concret qui permettrait de tester leurs idées. Il s'agit seulement d'un modèle théorique. Mais comme on le verra, il pourrait être mis à l'épreuve dans des conditions accessibles. Nous sommes loin des théories mathématiques intestables qui foisonnent dans la physique et la cosmologie théorique, autour notamment de la théorie des cordes.

Selon les auteurs, en utilisant un rayon laser de très forte intensité et un accélérateur linéaire de deux miles de long, il serait possible de créer quelque chose à partir de rien. Leurs équations montrent comment un flux d'électrons hautement énergétiques propulsé par un puissant laser pourrait faire apparaître la matière et l'antimatière inclues dans ce que les physiciens nomment faute d'autre terme plus adéquat le vide. Ce vide est si peu vide que dissocié par le rayon laser mentionné, il peut générer des paires de particules et d'antiparticules, c'est-à-dire de la matière à proprement parler.


Rappelons que les électrons de haute énergie sont ceux émis par une source elle-même très énergique, par exemple une lampe à arc comparée à une lampe de poche. Quant au laser, "Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation" il s'agit d'une source émettant une lumière monochromatique, très directionnelle et dont les faisceaux sont quasi parallèles. On peut la guider sur de longues distances et la concentrer (grâce à des lentilles ou tout autre dispositif analogue) pour obtenir de très grandes puissances.

Un des auteurs de l'article et responsable de la recherche, Igor Sokolov, annonce qu'il est dorénavant possible de calculer comment plusieurs centaines de particules peuvent être produites à partir d'un seul électron. On suppose que c'est ce qui se passe dans l'univers autour des pulsars et des étoiles à neutrons. Pour comprendre cela, écrit Sokoloff, il faut se persuader que le vide, ou le rien, ou le néant, n'est pas vide. Comme l'avait prédit le physicien théoricien Paul Dirac (photo ci-dessus), il résulte d'une combinaison très dense de matière et d'antimatière, de particules et d'antiparticules.

Les particules composant l'antimatière ont des charges opposées à celles des particules jouant le même rôle dans la matière. La matière comprend les protons, positifs, et les électrons, négatifs. L'antimatière comprend donc les antiprotons, négatifs, et les antiélectrons (ou positrons), positifs. On trouve aussi des particules d'antimatières de charge nulle (par exemple les antineutrons). Dans le modèle standard des particules élémentaires, à chaque particule correspond une antiparticule. Une particule élémentaire de charge nulle peut être sa propre antiparticule : c'est le cas du photon. Les particules de matière et d'antimatière s'annihilent lorsqu'elles entrent en contact dans les conditions ordinaires. Elles sont alors intégralement converties en énergie radiative (deux photons) suivant le total des masses en interaction (conformément à la formule E=mc2 )

Dans le vide de Paul Dirac, la densité des particules et antiparticules est considérable. On ne peut les distinguer les unes des autres car leurs effets observables, tenant notamment à leurs annihilations, s'additionnent. Par contre, dans un fort champ électromagnétique, leurs interactions peuvent être la source d'émission de nouvelles particules observables, des photons gamma de très haute énergie, pouvant produire des électrons et positrons supplémentaires.

Une expérience conduite dans un accélérateur de particule à la fin des années 1990 avait permis de générer à partir du vide des photons gamma et quelques paires électron-positron occasionnelles. Les nouvelles équations proposées par les chercheurs montrent, en s'appuyant sur ces résultats, comment un fort champ laser pourrait provoquer la création d'un plus grand nombre de particules que celles injectées dans l'accélérateur.

Si, selon Sokolov, un électron peut se transformer en 3 particules dans un très court laps de temps, cela prouve qu'il n'est pas un électron tel que défini par la théorie actuelle. Selon cette dernière, il serait condamné à rester un électron quoiqu'il arrive. Ce qui ne serait plus le cas en application des équations proposées, puisque un électron à forte charge électrique se révèlerait composé de trois particules additionnées d'un certain nombre de photons.

Des retombées philosophiques considérables

Les chercheurs ont proposé de développer un instrument permettant de mettre ces équations en applications à très petite échelle. Il s'agirait d'un laser de type HERCULES (University of Michigan Center for Ultrafast Optical Science) considéré en 2008 comme le plus puissant du monde. Il devrait être associé à un accélérateur de particules tel que celui dont dispose le Standford Linear Accelerator Center (ou SLAC National Accelerator Laboratory).

Un accélérateur linéaire, comme son nom l'indique, accélère les particules dans un très long couloir et non dans un cercle, comme le fait le LHC européen. Le projet d'un tel très grand accélérateur linéaire a été présenté par les physiciens des particules. Mais il faudrait pour le réaliser réunir un consortium d'Etats qui n'a pas pu encore être constitué. On le comprend. Le soutien aux banques est d'une toute autre urgence.

Quoiqu'il en soit, bien qu'elle soit de bien moindre coût, l'installation proposée par les auteurs de l'article n'est pas actuellement prévue. Elle pourrait cependant avoir des applications industrielles nombreuses, notamment dans le domaine de fusion atomique par confinement. Mais si les résultats des expériences confirmaient les hypothèses théoriques, ses retombées en physique théorique et même dans la perception philosophique de l'univers seraient d'une toute autre importance. Une réponse pourrait enfin être apportée à la question des origines de l'univers: comment le Tout a-t-il pu provenir de Rien.

Nous allons présenter prochainement le dernier ouvrage du physicien Etienne Klein qui aborde cette question: (« Discours sur l'origine de l'univers », Flammarion. 2010) . Il y montre comment les croyances traditionnelles concernant le Big Bang sont actuellement profondément remises en cause et actualisées. Resterait cependant à démontrer expérimentalement comment du vide, ou plutôt du plein initial, pourrait provenir la matière ordinaire, celle dont nous sommes tous composés, celle dont d'éventuels entités vivantes extraterrestres pourraient sans doute aussi être composées. Il seraitégalement possible dans ce cadre d'imaginer comment pourraient apparaître et se développer, éventuellement dans notre propre galaxie, des mondes composés entièrement d'antimatière.

C'est pour répondre à de telles questions qu'il apparait urgent de mettre en place le dispositif suggéré par les auteurs de l'article, même se ceci devait exiger des dépenses de quelques millions de dollars.

Pour en savoir plus sur les auteurs:
* Igor Sokolov, Space Physics Research Laboratory, University of Michigan, Ann Arbor, Michigan 48109, USA
* Natalia Naumova, Laboratoire d’Optique Appliquée, UMR 7639 ENSTA, Ecole Polytechnique, CNRS, 91761 Palaiseau, France
* John Nees, Center for Ultrafast Optical Science and FOCUS Center, University of Michigan, Ann Arbor, Michigan 48109, USA
* Gérard Mourou, Institut de la Lumière Extrême, UMS 3205 ENSTA, Ecole Polytechnique, CNRS, 91761 Palaiseau, France

Références
* Phys. Rev. Lett. 105, 195005 (2010) Pair Creation in QED-Strong Pulsed Laser Fields Interacting with Electron Beams
http://prl.aps.org/abstract/PRL/v105/i19/e195005
* Voir aussi http://ns.umich.edu/htdocs/releases/story.php?id=8167

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11 décembre 2010 6 11 /12 /décembre /2010 16:36


Jean-Paul Baquiast 11/12/2010


Image. Simulation d'un mitraillage au sol (source www.simulation-france-magazine.com/)

Deux thèses s'opposent généralement concernant le rôle du sujet dans l'interprétation de ce qu'il perçoit sensoriellement. Pour la première thèse, les sujets ont tendance à percevoir ce que pour des raisons diverses ils s'attendent à percevoir ou ont envie de percevoir. Pour la seconde thèse, les sujets sont généralement sans opinions préconçues. Ils sont donc ouverts à ce que leurs sens leur font percevoir, même si ces perceptions contredisent leurs opinions préalables. On peut soulever la question quel que soit le message sensoriel perçu (image, son...) et quels que soient les domaines d'intérêt en cause (philosophie, politique, sentiments, etc. ).

Inutile de dire que la première thèse est la plus répandue. La plupart des psychologues et cogniticiens considèrent que l'esprit n'est pas une page blanche, ni à la naissance, ni ensuite dans la vie (blank slate). Chaque cerveau s'est doté au long de son existence d'un stock de plus en plus riche de données et d'interprétations mémorisées, auquel il fait appel pour interpréter ce qu'il perçoit et s'en servir pour définir de nouvelles opinions ou de nouveaux comportements.

Ce « poids du passé » ou de l'expérience acquise est tel qu'il peut conduire certains sujets à interpréter de façon totalement contraire à l'expérience commune telle ou telle donnée nouvelle. Il peut même conduire certains à la refuser complètement, dans un véritable déni de réalité. Bien évidemment, si ces interprétations subjectives a priori se révèlent systématiquement en contradiction avec de nouvelles perceptions, le cerveau du « négationniste » finit en général par se résoudre à modifier son point de vue.

Mieux vaudrait cependant faire preuve d'emblée de ce que l'on nomme dans le langage courant l'ouverture d'esprit face aux perceptions ou aux idées nouvelles. Il s'agit d'un facteur essentiel d'adapatabilité et de survie. Sinon, les individus et les groupes resteraient enfermés dans des comportements incapables d'évoluer. Mais l'ouverture d'esprit n'est-elle pas contre nature, autrement dit un voeu hors d'atteinte, parce que contraire à la faon dont le cerveau se comporte aux niveaux le plus élémentaire des neurones du cortex ?

Pour répondre à cette question, il est intéressant d'observer, en utilisant les ressources les plus récentes de l'imagerie cérébrale fonctionnelle, comment se comportent les cerveaux de sujets volontaires confrontés à de nouveaux messages sensoriels. C'est ce que viennent de faire des chercheurs de la Duke University, dans le cadre d'une étude pilotée par le cogniticien Tobias Egner dont les résultats viennent d'être publiés. Selon des observations utilisant l'imagerie fonctionnelle par résonance magnétique (f/MRI), l'équipe est conduite à proposer un changement de paradigme concernant la façon dont procèdent les neurones visuels du cerveau confrontés aux perceptions provenant de l'appareil visuel. Les auteurs proposent de remplacer ou tout au moins de compléter le concept jusqu'alors le plus utilisé, celui de « détection des caractères » (feature detection) par celui de « codage - ou décodage - prédictif »  (predictive coding).

Concrètement, ceci signifie que les neurones visuels développent en continu des prédictions relatives à l'interprétation ou à l'utilisation de ce qu'ils perçoivent, quitte à modifier les suppositions se révélant erronées si de nouvelles perceptions se montrent en contradiction avec les premières interprétations. L'expérimentation a ainsi montré que lorsque des sujets s'attendent à percevoir un visage, ils mettent plus de temps que ceux ne s'y attendant pas à distinguer l'image de ce visage de celle de l'image d'un immeuble – et réciproquement.

Le rôle important du décodage prédictif

Much ado for nothing, beaucoup de bruit pour rien, dira-t-on. N'est-ce pas ce que l'on pouvait effectivement supposer? L'étude de la Duke University n'est pas cependant inutile, au contraire. Elle conduit à une conclusion plus générale, qui éclaire la façon dont le cerveau travaille. Nos neurones prédisent et « publient » ce que nous voyons avant que nous n'ayons pris conscience de l'avoir vu. Il s'agit d'un processus dit top down, s'opposant au processus jusqu'ici couramment admis dit bottom up. Les neurones visuels traitent les informations provenant de la rétine à travers des couches hiérarchisées. Dans le processus bottom up, on suppose que les couches les plus basses détectent d'abord des formes élémentaires, telles que des lignes horizontales ou verticales, avant de les envoyer aux couches supérieures qui les assemblent en figures plus complexes. L'image voyagerait ainsi de couches en couches jusqu'à se présenter sous une forme élaborée interprétable par le reste du cerveau, c'est-à-dire par la conscience du sujet.

Dans le modèle top down au contraire, les neurones de chaque couche élaborent des prédictions relatives à ce que devraient être les images perçues par la couche immédiatement inférieure. Les prédictions sont comparées avec les données entrantes dans les couches inférieures, de façon à éliminer les erreurs de perception ou de prédiction de ces couches. Finalement, selon Egner, une fois éliminées toutes les erreurs de prédiction, le cortex visuel ne conserve que l'interprétation la plus certaine de l'objet perçu, à partir de quoi le sujet voit effectivement cet objet. Le total de l'opération s'exécute de façon inconsciente en quelques millisecondes. Le concept de « codage prédictif » était utilisé depuis plusieurs décennies, mais ce serait la première fois qu'il serait vérifié indiscutablement grâce à la f (MRI). De ce fait serait au moins en partie remis en cause le concept de « détection des caractères ».

Les chercheurs de la Duke Université n'ont pas semble-t-il étendu en termes plus généraux les conclusions que l'on pourrait tirer de leurs expérimentations. En ce qui concerne l'intelligence artificielle, sans avoir la prétention de le faire à leur place, nous pourrions peut-être suggérer l'intérêt d'organiser sur le modèle mis en évidence par Egner la façon dont les cerveaux des robots se construiront des cartes de leur environnement. C'est d'ailleurs semble-t-il ce que font déjà beaucoup de roboticiens.

Dans le domaine plus général de la connaissance, nous pourrions retenir des travaux de la Duke University le fait que le poids attribué aux modèles interprétatifs conservés en mémoire par notre cerveau et utilisés pour donner un sens à de nouvelles entrées sensorielles paraît plus important encore que l'on pourrait spontanément penser. Même si des prédictions erronées se trouvent corrigées en quelques millisecondes par le cortex visuel, on pourrait difficilement exclure que globalement, elles ne puissent entrainer des conséquences sur la façon dont certaines erreurs pourraient être conservées et se propager de proche en proche, fussent-elles progressivement corrigées.

On comprendrait mieux alors comment ce qu'il faut bien nommer des préjugés conduisent le cerveau à donner un sens à ses perceptions puis à ses actions – c'est-à-dire en fait à construire un monde conforme à ces préjugés. Certes, on peut penser que le cerveau saura distinguer à temps un visage humain d'une silhouette de maison lors d'une expérience de laboratoire, mais en sera -t-il de même lorsqu'il s'agira de distinguer un ami d'un ennemi lors du mitraillage d'une troupe au sol à partir d'un avion de combat.

On peut supposer que les mêmes erreurs d'interprétation doivent se produire dans la perception de fragments de discours. Si l'on attend de moi que je tienne un discours belliqueux, sans doute sera-t-on tenté de conférer un sens agressif au moindre de mes propos. Si l'on en conclut trop vite que je suis un homme à abattre, mes chances de survies seront sérieusement compromises.

Références
Journal of neuroscience 8 décembre 2010 Expectation and Surprise Determine Neural Population Responses in the Ventral Visual Stream
Voir aussi:
http://www.dukenews.duke.edu/2010/12/egner_vision.html

 

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4 décembre 2010 6 04 /12 /décembre /2010 11:39

 


Le mot fait peur aux humanistes, qui y voient le risque de dresser des hommes les uns contre les autres. Mais quand on constatent que certains hommes attaquent délibérément, au nom de leurs valeurs, les valeurs qui sont les nôtres, il serait non seulement lâche mais mortel de ne pas réagir.

C'est bien de telles attaques qui continuent de se produire aujourd'hui aux Nations Unies. Une majorité de membres ont fait voter à la 15e session (septembre-octobre 2010) de la Commission des droits de l'homme (United Nations Human Rights Council) une résolution «interdisant la diffamation de la religion (forbidding « defamation of religion »). Cette résolution a été soutenue par le Pakistan au nom de l'Organisation des Etats islamiques (OIC) regroupant 57 Etats censés défendre la solidarité islamique dans les domaines économiques, sociaux et politiques. C'est la 3e année qu'elle a été présentée et votée, cette fois-ci par 23 oui, 11 non et 13 abstentions.

Les 11 pays qui défendent la liberté de pensée et d'expression vis-à-vis des religions se sont réjouis du fait que ce vote a été acquis à une majorité un peu moins large que les précédentes. Il reste que ces pays demeurent une étroite minorité au plan mondial. Cette minorité regroupe la plupart des Etats où la rationalité scientifique est considérée comme une valeur majeure. Or la tolérance censée devoir y régner ne devrait pas conduire à fermer les yeux sur les menaces que font naître de telles résolutions non seulement sur la liberté de pensée mais sur la laïcité au plan institutionnel et sur l'athéisme au plan philosophique.

Ces menaces font en premier lieu peser des dangers de mort sur les rares personnalités libérales qui dans les Etats de la Conférence islamique sont emprisonnés et torturés au nom de la défense de la religion. Mais les scientifiques et les athées sont aussi potentiellement menacés dans les démocraties occidentales. Rien n'y empêche que des organisations islamiques, s'appuyant sur cette résolution, tentent de criminaliser devant les tribunaux nationaux ou la Cour européenne toute critique de l'islam. Il n'est pas impossible que certains juges s'appuient sur une interprétation large du droit international pour donner raison à de telles plaintes. Plus vraisemblablement on risque de voir des illuminés procéder à des agressions ou des attentats contre tel ou tel chercheur ou écrivain qui affirmerait le caractère non-scientifique des textes dits révélés, qu'il s'agisse d'ailleurs du Coran ou de la Bible.

Les défenseurs de la rationalité scientifique, d'une part, les athées d'autre part (lesquels ne comptent guère dans le monde semble-t-il que quelques millions de représentants) devraient trouver là de quoi se mobiliser en défense de leurs droits. Si de tels retours aux haines primitives se généralisaient, ils auraient tout lieu de parler de conflit de civilisation. La civilisation qu'ils représentent et défendent n'aurait aucune raison, fut-elle minoritaire, de se laisser détruire par des civilisations aux valeurs totalement différentes.



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30 novembre 2010 2 30 /11 /novembre /2010 16:53

 

 

Le secret des femmes. Voyage au coeur du plaisir et de la jouissance
Elisa Brune et Yves Ferroul
Odile Jacob septembre 2010
présentation et discussion par Jean-Paul Baquiast 30/11/2010

La sexualité de la femme reste de nos jours en France un thème si tabou qu'il paraît sulfureux d'en faire l'objet d'un livre scientifique, voire simplement de le commenter. Lorsque l'on sait cependant l'ignorance qui persiste sur le sujet, et les conséquences sociales et politiques du maintien de cette ignorance, on ne peut que féliciter les auteurs, Mme Elisa Brune et le Dr Yves Ferroul, d'y avoir apporté les nombreux éléments nouveaux contenus dans leur livre Le Secret des femmes.

Elisa Brune est romancière et écrivain scientifique. On verra, en consultant la page que lui consacre Wikipedia, qu'elle s'intéresse à un large domaine de connaissances, allant de l'astronomie à la psychologie militante.

Yves Ferroul est peut-être moins connu du grand public, mais cela tient en partie au phénomène que nous indiquons, l'ignorance volontaire à l'égard de la sexologie. C'est dommage car il a été vice-président du Syndicat national des médecins sexologues et membre du conseil d'administration de l'Association hospitalo-universitaire de sexologie. Il a par ailleurs créé un site web, http://www.sexodoc.fr/, qui se présente comme une quasi-encyclopédie personnelle sur la question de la sexualité, ses implications scientifiques et sociales, ses relations avec l'histoire des sociétés et des religions. Il y présente également un certain nombre d'ouvrages récents abordant de près ou de loin la question.

On notera un point intéressant. Le site lui a permis, ainsi qu'à Elisa Brune, de consulter en ligne un nombre respectables de femmes intéressées par la question et acceptant d'en parler. Lorsque l'on sait les réserves que suscitent des sondages même anonymes touchant à ce point la partie intime des psychismes, on doit saluer l'exploit. Concernant le site, nous voudrions mentionner un regret, son architecture étrange qui le rend très peu maniable. C'est dommage.

Un survol des 6 premiers chapitres

Le livre se présente, comme il se doit chez un éditeur aussi austère que Odile Jacob, sous la forme d'une véritable petite thèse interdisciplinaire. Que ce terme ne fasse cependant pas fuir les lecteurs. La forme et les contenus sont particulièrement accessibles. Disons seulement que les différents chapitres abordent des questions tellement riches d'implications scientifiques, voire évoquent tant de problèmes non encore résolus, qu'ils mériteraient d'être développés sous forme d'ouvrages à eux seuls.

Le livre comporte plus de 320 pages dont toutes justifient une lecture attentive. Nous n'allons donc pas le résumer ici. Nous proposons un bref commentaire des 5 premiers chapitres, suivi de quelques réflexions plus générales ou portant sur des points non abordés explicitement dans l'ouvrage mais qui justifieraient pensons nous d'être traités ultérieurement.

Il faut bien comprendre le thème du livre, afin de ne pas y chercher ce qui ne s'y trouve pas. Il ne s'agit pas d'étudier la sexualité en général ni même la sexualité de la femme, mais comme le titre l'indique, le plaisir et la jouissance chez la femme, autrement dit l'orgasme. Chez l'homme, l'orgasme est communément éprouvé et connu. Chaque humain de sexe masculin sait en principe ce dont il s'agit. L'orgasme masculin est à peu près défini en termes sinon psychologiques du moins physiologiques. Chez la femme, comme l'ouvrage le rappelle, il a été longuement ignoré, nié ou instrumentalisé par ce qu'il faut bien nommer le pouvoir mâle. Ceci parce que l'orgasme féminin est nécessairement lié non seulement à la conquête par la femme de son autonomie sexuelle mais à la construction de son autonomie individuelle, souvent loin des rôles imposés par les forces dominantes. Nous allons y revenir. Les auteurs ont donc pleinement raison d'en faire le thème pivot de leur démarche de redécouverte.

Comme il se doit, un premier chapitre « L'orgasme avant l'humanité » recherche les formes que pourraient prendre l'orgasme chez les femelles des innombrables espèces qui paraissent accorder au plaisir sexuel un intérêt propre, pas nécessairement en accompagnement du rapport reproductif. Le non biologiste sera étonné de voir le nombre des manifestations qui accompagnent la recherche du plaisir, y compris dans des activités d'auto-érotisme, chez de très nombreuses femelles n'appartenant pas aux espèces dites supérieures. Ceci par contre ne surprendra pas nos lecteurs. Ils sont habitués à lire ici les compte-rendus de recherche montrant comment les pratiques comportementales dont l'homo sapiens veut s'attribuer le monopole sont communément répandues dans la nature. Ce qui vaut pour la sexualité des mâles doit nécessairement aussi valoir, mutatis mutandis, pour celle des femelles.

De là on peut supposer que des formes plus ou moins paroxystiques (ou acme) terminant par exemple une activité masturbatoire, s'accompagnent d'un plaisir plus ou moins bref et fort de type orgasmique, ressenti par les centres nerveux de la femelle. Lorsque l'imagerie cérébrale sera devenue suffisamment accessible, on verra ce qu'il en est dans les centres nerveux des petites femelles animales, rattes ou lapines. Mais même sans IRM, on peut supposer que le plaisir existe chez de nombreuses femelles de nombreuses espèces, soit en tant que tel, soit en réponse au plaisir masculin, soit pour le provoquer.

Malheureusement nous ne disposons pas des langages animaux permettant de nous en rendre compte.L'orgasme doit vraisemblablement s'accompagner de manifestations provenant d'un langage du corps que nous sommes en général incapables de comprendre, nous étant coupés de nos racines animales. On renverra sur ce point aux travaux de Dominique Lestel, référencés sur ce site (voir Lestel, L'animal est l'avenir de l'homme).

Le second chapitre, « L'orgasme féminin dans l'évolution humaine », fait très logiquement la transition entre l'orgasme féminin supposé chez l'animal et celui qu'auraient pu éprouver les femmes de la préhistoire, à des époques où vraisemblablement la tyrannie mâle n'avait pas encore pris les formes excessives développées dans les époques historiques. Il est difficile d'en traiter savamment, faute de preuves très explicites. Cependant, les auteurs, en bons évolutionnistes, considèrent qu'une propriété telle que l'aptitude au plaisir et à l'orgasme, fut-elle fonctionnellement inutile à la reproduction, n'aurait pas pu apparaître tout de go chez les femmes modernes. Si elle préexistait chez certains animaux proches de l'homme, elle existait déjà nécessairement durant les 2 millions d'années où certaines lignées d'hominiens ont évolué en homo sapiens.

A cet égard, les auteurs abordent la question du rôle sélectif que pouvait avoir en ces temps anciens le potentiel orgasmatique éventuel des femelles. Aucun rôle, répondent-ils. Le trait se serait conservé y compris sous la forme de l'organisation génétique et neurale qui le rend possible, simplement parce qu'il était là. On reconnaît une hypothèse de Stephen Jay Gould. Des caractères fonctionnement inutiles peuvent persister longtemps, tant qu'ils ne créent pas de contraintes insupportables aux espèces qui en sont dotés.

Pour notre part, nous préférons penser que, de même que des formes plus ou moins invisibles à nos yeux de plaisir féminin doivent exister chez les animaux, l'équivalent devait se trouver chez les femelles préhistoriques. Ces processus pouvaient au moins servir à renforcer la cohésion sociale, ne fut-ce que dans des échanges de type masturbatoire partagés entre les femmes. Ceci d'autant plus que, comme le souligne les auteurs, le passage à la bipédie a entraîné un remodelage progressif de l'architecture des organes sexuels féminins, avec modification de la place du clitoris. Si comme à juste titre, l'on fait de cet organe un des acteurs de la construction de l'orgasme, on peut penser que son existence, de plus en plus invisible aux yeux des mâles adultes, restait connue et utilisée par les petites femelles, ceci depuis leur plus tendre enfance.

Le troisième chapitre, « Petite ethnologie de l'orgasme », survole ce qui là aussi pourrait faire l'objet d'un livre tout entier, sinon d'une collection, la façon dont différentes sociétés antiques ont reconnu ou nié le plaisir féminin. Le coup d'oeil est étendu aux sociétés contemporaines dites primitives, notamment celles des archipels Pacifique. D'une façon générale, les auteurs rappellent une évidence, qui aujourd'hui ne peut plus être affirmée sans de multiples précautions oratoires: le fait que les jeux sexuels entre enfants des deux sexes ou entre enfants et adultes avaient un véritable rôle symbolique et pratique dans la construction des identités sociales et individuelles. Cependant, à partir d'une probable égalité de départ relative entre les sexes, le rôle prédominant du mâle s'est affirmé très tôt dans l'histoire de l'antiquité grecque et romaine, au profit bien sûr des individus socialement dominants.

La sexualité et le plaisir de la femme n'ont cependant jamais été niés sous l'Antiquité, jusqu'à ce que survienne cette véritable catastrophe que fut à cet égard le succès du Christianisme en Europe. La question a été abondamment documentée et commentée. Inutile d'y revenir. Ce fut le sexe tout entier, et pas seulement la sexualité féminine, qui furent persécutées et condamnés au silence. Un minimum de bon sens avait survécu à cet égard dans les populations rurales, mais il n'a pas résisté longtemps aux assauts des prédicateurs.

Sur ce point, nous aurions aimé que les auteurs présentent quelques hypothèses permettant de comprendre une telle apocalypse. Pourquoi selon eux, dans l'Occident chrétien, des visions aussi terrifiantes de la sexualité en général, de la sexualité féminine en particulier, ont-elles pu prendre l'importance qui est restée en grande partie la leur. D'autres régions du monde, où ce sont aux mêmes époques édifié les pouvoirs des princes ou des dignitaires religieux, n'ont pas hébergé de telles dérives. Même si la femme, en Chine ou en Inde, n'a jamais été véritablement reconnue en tant que personne dotée de droit, la haine féroce du sexe féminin, de véritables démonisations, allant jusqu'à la mise à mort par milliers de présumées sorcières, ne semblent pas avoir ensanglanté à ces échelles le reste du monde.

Il est vrai qu'aujourd'hui la même question peut être posée à l'égard de la haine de la femme manifestée par l'islam radical. Superposée à une domination du mâle présente depuis des siècles dans le bassin méditerranéen et au Moyen-orient, elle commence désormais à faire de sérieux ravages en Europe même. Peut-on alors parler d'une véritable incompatibilité entre les religions monothéistes et le féminisme, et si oui pourquoi? Il serait temps d'examiner la question avec le sérieux qu'elle mérite.

Le chapitre 4, « L'orgasme et les médecins », est consacré non à l'étude de l'orgasme féminin par les sciences modernes, présentée au chapitre suivant (« Que dit la science ») mais aux efforts laborieux des premiers anatomistes et thérapeutes pour traiter le sujet. Certains de ceux-ci étaient d'honnêtes chercheurs utilisant pour décrypter les mystères du plaisir féminin les moyens de leur époque. Mais d'autres étaient les représentants de ce que l'on nomme aujourd'hui le pouvoir médical. Celui-ci se déployait aux détriments des faibles, femmes, enfants et personnes au psychisme déficient. Il imposait – et impose encore parfois - la domination des classes dominantes et des mâles détenteurs du pouvoir économique et politique. Il en est résulté le traitement asilaire de ce que l'on appelait l'hystérie. Bien pire en un sens, il en est résulté ce que les auteurs nomment la catastrophe freudienne.

On sait ce qu'il en est. Inutile de reprendre ici le procès légitime fait à Freud et à tous ceux qui ont repris et reprennent encore ses idées sommaires sur la frigidité, l'orgasme féminin (qui ne saurait selon le Maître être clitoridien), l'envie de pénis et autres mythes. Michel Onfray a entrepris comme l'on sait avec un certain succès de déboulonner l'idole. Mais la encore reste posée la question du pourquoi? Pourquoi sur des bases aussi arbitraires que celles proposées par Freud, reprises depuis sans en changer une ligne par des milliers de disciples, certaines femmes acceptent-elles encore de confier ce qu'elles pensent être leurs troubles sexuels à des psychanalystes freudiens?

A partir du chapitre 5, « Que dit la science? », le lecteur trouvera l'essentiel des apports du livre, comprenant de nombreux points originaux, non précisés à ce jour par une littérature clinique restée encore dans l'enfance. Ce chapitre fournit les informations correspondant à l'état des connaissances actuelles sur des questions généralement résolues en pratique par les personnes ayant un minimum d'expérience sexuelle mais sur lesquelles continue à flotter un brouillard théorique et idéologique regrettable: le rôle essentiel du clitoris dans la construction de l'orgasme (ainsi que l'anatomie de cet organe, dont beaucoup de lecteurs découvriront avec surprise la place qu'il occupe au sein de l'appareil génital féminin); le vagin et son rôle dans le plaisir, moins important que ne le prétendait Freud mais à ne pas négliger cependant; le point G; les orgasmes multiples; le rôle du cerveau inconscient dans la création de l'orgasme, tant chez l'animal que chez l'humain; l'intérêt de l'orgasme pour la santé physique et morale; l'importance des instruments simulant le partenaire sexuel dans l'activité masturbatoire ou dans la relation bilatérale (nous reviendrons sur ce point ci-dessous)...

La conclusion de ce chapitre important est cependant nette: les sexologues et à plus forte raison les individus ordinaires savent encore très peu de choses sur l'anatomie, la sexualité et l'orgasme chez la femme. Les recherches scientifiques sont récentes et restent très mal financées, contrairement à ce dont bénéficient les recherches équivalentes portant sur l'homme. Le sujet en fait n'intéresse pas l'institution. Nous avons dit pourquoi. Ceci est d'autant plus dommageable que, contrairement aux hommes, les femmes doivent apprendre à atteindre l'orgasme. Il ne se produit pas automatiquement. Or, à défaut d'y arriver, beaucoup de femmes considèrent, comme le montre la seconde partie du livre, qu'une part de leur vie a été manquée.

Le chapitre 6 enfin « Quand les femmes en parlent », est sûrement le plus original, car il rassemble et met en perspective les témoignages reçues par les auteurs sur le site internet ouvert dans ce but. On ne peut que se réjouir de voir pour la première fois en France Internet servir à favoriser des paroles qui sans cette technique ne pourraient se faire entendre publiquement. Les puristes ferons sans doute remarquer que rien n'identifie réellement les voix qui se font entendre. Cependant, dans l'ensemble, rien ne permet de suspecter l'authenticité des propos. Nous ne pouvons évidemment pas, mieux que ne le font les auteurs du livre, résumer les conclusions pouvant être tirées de toutes ces contributions. Nos lecteurs devront en prendre eux-mêmes connaissance.

Quelques commentaires

Dans le cadre du présent article, nous nous limiterons à quelques remarques et questions revenant sur certains des points abordés dans le résumé du livre auquel nous venons de procéder.

1. Pourquoi a-t-on si peu parlé du « Secret des femmes » ?

C'est la première question qui vient à l'esprit. Elle met en évidence le poids permanent de la censure volontaire ou inconsciente pesant sur un tel sujet. Pourquoi un livre traitant d'un thème aussi important et aussi mal connu que le plaisir (et plus particulièrement l'orgasme), chez la femme, ait été pratiquement passé sous silence? Certains rares média ont mentionné l'ouvrage, mais le buzz, comme l'on dit, mérité n'a pas eu lieu. La réponse la plus simple venant à l'esprit est que, pour les pouvoirs masculins qui, répétons-le, dominent la société française, la femme ne doit pas avoir de personnalité  propre. Tout ce qui peut contribuer à lui donner de l'autonomie face aux hommes doit être censuré. Elle ne doit pas se convaincre qu'elle peut et doit se construire sa personnalité sexuelle, comme elle devrait le faire de sa personnalité professionnelle et sociale.

On pourrait penser que la société française, réputée pour son ouverture, après 50 ans de féminisme militant, n'en serait plus au point de conservatisme caractérisant en ce domaine d'autres pays européens, sans mentionner les sociétés anglo-saxonnes ou musulmanes. Mais ce serait une erreur. Plus grave, la France est aujourd'hui soumise à un retour en force des religions et des cultures reposant sur l'assujettissement de la femme. Elle régresse très vite par rapport aux Trente Glorieuses. Les femmes qui ne se voilent pas la face (c'est le cas de le dire) le constatent tous les jours. C'est là que la sexologie, la science politique et les autres sciences humaines ne doivent pas être séparées d'un regard véritablement féministe.

2. L'ignorance où l'on est, même lorsque l'on se croit informé, du nombre infime des recherches sérieuses sur la sexualité en général, sur la sexualité de la femme en particulier.

Le livre produit à cet égard l'effet d'une douche froide. On y apprend que, pratiquement, depuis les travaux fondateurs d'Alfred Kinsey et de Masters and Johnson, le sujet n'a pas fait l'objet d'analyses approfondies. Qui plus est, on découvre que ces chercheurs courageux, aussi prudents sinon traditionnels qu'ils aient été dans leurs concepts et leurs propos, ont subi un véritable rejet mondial. Cela les a conduit au silence et à la misère. Naïvement, ceux qui ont beaucoup appris tant du rapport Kinsey que du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir pensaient que le premier bénéficiait de la même reconnaissance sociale que la seconde. Il n'en était rien.

Certes, la bibliographie du « Secret des femmes » mentionne un petit nombre d'ouvrages et d'articles généralement anglophones et non traduits sur la question. Mais quelles sont les Françaises, jeunes ou moins jeunes, qui ont pu se les procurer et y réfléchir? D'où le caractère bienvenu de l'enquête et du livre de Brune et Ferroul, d'où l'urgente nécessité qu'il y aurait à les faire mieux connaître.

3. A l'opposé,il faut rappeler l'omniprésence des rôles et des images asservissantes imposés aux femmes par le pouvoir masculin mondial.

Il s'agit d'une constatation souvent faite, mais qui entraîne la plus grande passivité aussi bien chez les femmes qui en sont nécessairement les victimes que chez les rares hommes voulant échapper à un enrégimentement dont ils constatent parfois les effets néfastes dans leurs relations sexuelles ou professionnelles avec les femmes.

Les observateurs et observatrices lucides observent parfois avec regret que la prétendue libéralisation des moeurs et des contenus culturels dont se vante le monde dit occidental marque en fait un maintien sinon un retour en force de l'aliénation historique imposée à la femme. Mais que fait-on pour faire perdre de l'argent, au sens propre du terme, à tous ceux qui profitent de cette aliénation? Qui refuse d'acheter les magazines, voir les films, consommer les produits vivant de la marchandisation de la femme? Fort peu de gens.

Quant aux hommes se prétendant féministes, renonceraient-ils sauf par peur de s'adresser à des prostituées importées d'ailleurs s'ils en avaient l'occasion? Certes, par rapport à des pays où la nudité d'une femme, la vue de son simple visage, provoquent des scènes d'hystérie religieuse, l'Occident paraît un havre de tolérance et de mixité. Mais nos femmes mériteraient mieux, au siècle de l'hyper-science, que d'avoir à choisir entre la peste et le choléra.

4. Jouets sexuels et robots

Le livre réhabilite, aux yeux de ceux qui n'osent pas s'en servir, le rôle des médiateurs matériels ou artificiels utilisés dans la masturbation ou dans les relations à deux ou plusieurs partenaires. Il n'y a là rien pour étonner les défenseurs de la thèse que nous avons pour notre part nommé anthropotechnique. Des les premiers stades de l'hominisation, des « outils » ont été employés par les primates pour augmenter le champ d'action de leurs organes corporels et de leurs représentations neuronales. Ils ont ainsi tissé avec ces intermédiaires extérieurs des liens sans doute génétiques mais en tous cas culturels qui les ont progressivement conduits à construire un monde jamais apparu jusqu'alors dans la nature.

En fait, nous l'avons vu, les animaux ont compris comment utiliser les objets du monde matériel en simulacre de partenaires sexuels, mais ils n'en ont pas fait des outils individualisés et transmissibles comme tels. Il reste évidemment peu de traces des outils sexuels employés aux époques préhistoriques. Mais des l'Antiquité les exemples abondent. Les femmes n'étaient pas les dernières à en faire usage. D'où à nouveau la question de savoir pourquoi le rayon des outils et jouets sexuels reste aujourd'hui encore si mal vu par les sociétés contemporaines – ce qui fait évidemment l'affaire des négociants qui profitent du monopole que leur confère la censure officielle.

Ajoutons pour notre part que les choses changeront sans doute très vite du fait des progrès de la robotisation. Les spécialistes savent que des robots anthropoïdes des deux sexes, robots de plus en plus « humains », seront un jour prochain disponibles à des prix abordables. Leur usage comme partenaires sexuels obligera une nouvelle fois à s'interroger sur les limites de l'humain « artificiellement augmenté » ( Voir à cet égard « Love and sex with robots » de Daniel Levy et notre article « la révolution du zootechnocène »

5. La question du rôle déclencheur des fantasmes dans la production de l'orgasme.

Il est dommage que « Le secret des femmes » n'aborde pas cette question d'un très grand intérêt pratique et théorique. Il est évident (la presse féminine elle-même n'hésite pas à le dire) que pour la plupart des femmes, des images ou représentations imaginaires à fort potentiel érogène accompagnent généralement l'orgasme. Beaucoup de femmes disent même que, sans de tels fantasmes, elles ne pourraient pas accéder au plaisir final. Plus ces images sont réprouvées par la morale et les bonnes moeurs, plus leur effet érogène serait puissant. Il s'agit donc bien là d'une revanche de la nature sur des conventions sociales imposées sans discussions possibles.

Savoir ce qu'il en est, explorer le champ immense des interdits et de leurs franchissements symboliques présente donc un intérêt pratique pour toutes celles et ceux qui veulent favoriser l'orgasme féminin. Mais la question présente un intérêt théorique encore plus grand, car elle touche au coeur même des questions qui se posent aujourd'hui aux neurosciences. Le livre a rappelé que la stimulation par voie d'électrodes des centres nerveux dits pour simplifier du plaisir et de la récompense provoque des orgasmes aussi consistants que ceux obtenus par les processus naturels. Ceci aussi bien chez les animaux que chez les humains. Ce mécanisme à lui seul mériterait d'être étudié plus en détail. Que se passe-t-il alors dans le cerveau? Quelles conséquences en découlent-elles sur l'organisme ou sur le psychisme.

Au delà de la stimulation électrique ou chimique dont on peut plus ou moins facilement comprendre l'effet sur les aires cérébrales, se pose la question de la stimulation apportée par la vue d'une image érotique (la couverture du livre « Le secret des femmes » par exemple – voir photo ci-dessus) et, phénomène plus mystérieux encore, par une stimulation encore plus « immatérielle », lorsqu'une femme à la recherche du déclenchement de l'orgasme imagine par exemple être nue et contemplée par tous lors d'un repas officiel.

Une double question se pose alors:

1. Comment agit exactement ce fantasme qui n'a bien évidemment pas la consistance d'une stimulation électrique? Réactive-t-il des souvenirs enfouis acquis par le sujet? Provoque-t-il une véritable hallucination avec construction d'une scène encore plus réelle pour le sujet qu'une scène réelle ?

2. Le sujet peut-il comme il le croit évoquer consciemment et volontairement ce fantasme de nudité  dans le but d'accélérer la venue de son propre orgasme? Il faudrait en ce cas concilier cette affirmation avec les thèses généralement reconnues aujourd'hui selon lesquelles la volonté consciente n'est jamais un mécanisme premier susceptible de déclencher un comportement. Selon ces thèses, que nous avons plusieurs fois défendues ici, la prétendue conscience volontaire serait toujours seconde dans une chaîne de déterminismes. D'où proviendrait alors le mécanisme de production de fantasme primo-déclencheur de l'orgasme, s'il ne provenait pas seulement des stimulations génitales physiques ?


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23 octobre 2010 6 23 /10 /octobre /2010 22:19
La chancelière d'Allemagne Angela Merkel a provoqué l'étonnement et la suspicion en déclarant le 15 octobre devant les jeunes de l'Union des chrétiens démocrates (CDU) à Potsdam que les politiques visant à créer une société multiculturelle en Allemagne ont « totalement échoué ». Elle a précisé que faire coexister des populations aux origines culturelles différentes sans chercher à les intégrer n'a pas fonctionné.

Mme Merkel a semblé donner raison aux membres de la CDU qui estiment qu'on avait par le passé trop peu demandé aux immigrés. Elle pense que les nouveaux arrivants doivent apprendre l'allemand afin de profiter du système scolaire et de trouver leur place sur le marché de l'emploi.

Le système multiculturel ou « multikulti » est d'origine anglo-saxonne et a été très développé en Allemagne. Il partait de l'idée que les différentes communautés devaient vivre les unes à coté des autres dans le cadre de l'espace allemand. Ce n'était donc pas une politique d'intégration des cultures étrangères, telle que celle supposée être suivie en  France,  mais au contraire une cohabitation des différentes communautés.  Ce système a relativement bien fonctionné dans certaines grandes agglomérations mais il a rapidement montré ses propres limites puisqu'il a produit des quartiers d'étrangers. L'exemple le plus patent étant celui de Berlin avec le quartier turc de Kreuzberg.

Le système multiculturel est également très développé en Grande Bretagne. Il ne provoque pas pour le moment les mêmes réactions de rejet qu'en Allemagne, en partie parce qu'il s'exerce surtout au profit des Pakistanais et des Hindous, traditionnellement bien accueillis au Royaume Uni parce que représentants d'un Commonwealth encore inscrit dans les esprits. Mais les choses peuvent changer avec les excès des fondamentalistes musulmans venant notamment du Bangladesh, bien illustré par le cas actuel de la Madani Girls'School, école privée, suivie actuellement par d'autres, à qui certaines municipalités voudraient donner le statut d'écoles publiques. Cette école impose le voile intégral à ses élèves, ainsi qu'un enseignement conforme à la charia. Ceci était clairement précisé sur le site web de l'école, mais celui-ci, coïncidence ou non, est actuellement annoncé comme étant en réfection.

En France, la déclaration de Angela Merkel, « Multikulti ist kaputt » a suscité le rejet général de la gauche. On y a vu la  tentative pathétique d'une Chancelière en perte de soutien pour se raffermir sur sa droite. Il est vrai que rappeler comme elle l'a fait que les valeurs de l'Allemagne sont chrétiennes l'a tout de suite fait entrer dans le « club de plus en plus fréquenté (selon le journal l'Humanité) des populistes anti-musulmans » . Elle s'était pourtant empressée de citer le président de la République Christian Wulff selon qui  « le christianisme fait partie de nous, le judaïsme fait partie de nous. Mais l'islam a aussi sa place en Allemagne. ».

Nous pensons que la question évoquée par Madame Merkel est trop grave pour pouvoir être évacuée avec des arguments démagogiques. Elle intéresse toute l'Europe, au plan le plus profond, c'est-à-dire aux fondements de ce qui devrait être intouchable dans sa civilisation. Y compris par ce que la Chancelière n'a pas dit, la question de la place de la femme dans la société. Ceci a été bien précisé, dans l'émission Répliques  de France Culture du 23 octobre 2010 (http://www.franceculture.com/emission-repliques-le-choc-des-cultures-2010-10-23.html), par Mme Jeannette Bougrab, présidente de la Halde, Haute Autorité contre la discrimination. Celle-ci a parfaitement résumé un point essentiel: le multiculturalisme est inacceptable dans une république laïque telle que prétend l'être la France lorsqu'il entraîne l'abaissement et la sujétion des femmes. Or cet assujettissement est un trait propre à de nombreuses sociétés dans le monde, notamment arabo-africaines.

Jeannette Bougrab est une femme remarquable. D'origine algérienne, comme l'on sait, elle a été totalement acquise aux valeurs d'égalité entre femmes et hommes qui sont officiellement celle de la France et d'un certain nombre d'autres pays européens. Mais elle constate que ces valeurs sont de plus en plus battues en brèche, même en France où le combat féministe, y compris à gauche et y compris chez les femmes, semble dorénavant une affaire d'arrière garde. Jeannette Bougrab devrait sur ce point retrouver Malika Sorel que nous citons par ailleurs. On a reproché à la Halde de condamner les observations portant sur la violence et la criminalité dans les quartiers sensibles, sous prétexte de ne pas « stigmatiser les immigrés ». Sur la question du féminisme pourtant,  Jeannette Bougrab a été très claire et la Halde devrait l'entendre.

Pour elle, le modèle républicain français  devrait ne souffrir aucune exception, particulièrement quand il s'agit de l'égalité entre citoyens et plus particulièrement encore de l'égalité entre les femmes et les hommes. Ceci veut dire que sur ces points, l' « assimilation » des immigrés aux valeurs et au droit français devrait s'imposer sans discussion. L'assimilation en ce cas signifie nécessairement l'abandon des pratiques culturelles d'origine et l'acceptation des lois et coutumes françaises.  En France, la femme est l'égale de l'homme et doit être reconnue et protégée comme telle. Les discours bien pensants sur le multiculturalisme et la tolérance à l'égard des valeurs de religions telles que l'islam ne tiennent plus quand il s'agit du droit des femmes. Lorsque des fondamentalistes prêchent la  soumission de la femme à l'homme, pratiquent  le voile intégral  et l'excision, admettent la lapidation, ils se mettent volontairement en dehors du droit français, fussent-ils français eux-mêmes. On ne peut que regretter le fait que Angela Merkel n'ait pas  jugé utile de préciser ce point dans son rejet du multiculturalisme.

Il faut cependant rappeler que l'égalité entre femmes et hommes, conquête du féminisme français après les combats menés par des femmes trop oubliées aujourd'hui telle que Simone de Beauvoir, se heurte partout dans le monde à des obstacles permanents, entraînant souvent un véritable reflux. Le refus de cette égalité semble soutenu par une profonde haine de la femme, à laquelle les anthropologues et les psychologues peuvent trouver des racines, mais qui reste révoltante. Une telle haine, s'exprimant de façon plus ou moins ouverte dans les  milieux professionnels en Europe même, y compris dans les classes dites aisées, a reçu depuis des dizaines de siècles l'appui des religions. Celles-ci, faites par des hommes et pour des hommes, rejettent tout autant la liberté sexuelle qu'elles rejettent les femmes.  Elles font des hommes n'ayant pas su se libérer de ces interdits des victimes à vie d'un refoulement destructeur.

Comme on le sait, l'islam, l'hindouisme ou des formes primaires de judaïsme ne sont pas seuls en cause. Le christianisme, sous la forme traditionnelle du catholicisme et sous la forme plus virulente aujourd'hui du protestantisme évangélique en plein développement aux Etats-Unis, continue à répandre dans de nombreux pays, souvent avec l'appui des institutions,  les consignes d'abstinence sexuelle hors du mariage,le refus du contrôle des naissances, le rejet du féminisme, la chasse à l'homosexualité  qui constituent les fondements des Etats islamistes. En Europe et notamment en France, des musulmanes et musulmans courageux n'acceptent pas ces discriminations. Or avec la tolérance ambiante en faveur du multiculturalisme, ces personnes  sont de moins en moins bien tolérées par leurs coreligionnaires, de plus en plus mises en danger physiquement. C'est ce contre quoi s'indigne précisément Jeannette Bougrab.

Mais si l'on admet que l'Europe devrait imposer, au coeur de ce qu'il faut bien nommer sa civilisation, le principe d'une égalité absolue entre femmes et hommes, on n'a pas résolu la question que lui posent les milieux sociaux et les individus (masculins ou féminins)  qui, en son sein même, repoussent ou combattent ouvertement ce principe.  C'est le problème des quartiers dits sensibles, où se trouvent ségrégées des populations entières d'origine nord-africaine ou africaine, qui doit alors être évoqué. On ne peut qu'approuver Jeannette Bougrab quand elle affirme que les propos véritablement criminels rapportés par le documentaire « La Cité du mâle » à l'encontre des jeunes filles tentant d'échapper à l'aliénation imposée par leur entourage relèveraient du droit pénal. Encore faudrait-il savoir comment , dans l'Europe actuelle et dans celle qui est en train de se mettre en place, de tels propos et les comportements en découlant pourraient être efficacement combattus. Sur cette question essentielle, que les bonnes consciences à gauche se refusent d'aborder, au prétexte de ne pas encourager le populisme et le rejet des immigrés, un certain nombre de points mériteraient d'être discutés:

1. On ne peut nier, en suivant en cela le sociologue Hughes Lagrange, dont nous avons présenté ici même le livre  courageux, Le déni des cultures, que l'assujettissement de la femme soit ue caractéristique très répandue, comme nous venons de le rappeler, au sein des cultures régnant encore dans la plupart des pays non-européens. Il s'accompagne souvent de polygamie. On pourrait admettre que l'Europe n'engage pas, au nom des droits de l'homme, de campagnes pour faire changer les mœurs de ces pays sur leur propre sol. Mais à l'inverse, on ne saurait admettre qu'au nom du multiculturalisme, ceux  prétendant se reconnaître dans ces cultures puissent les mettre en pratique en Europe. Ceci d'ailleurs quelle que soit leur nationalité officielle. Très clairement, une personne qui posséderait l'état-civil d'un pays européen, mais qui se réclamerait  d'une culture acceptant la polygamie ou toutes autres formes d'aliénation de la femme, ne devrait pas se voir reconnaître en Europe le droit à de telles pratiques. C'est en cela que l'assimilation s'impose. En Europe, les comportements contraires aux lois nationales ou européennes  et aux usages civilisationnels du Continent devraient être laissés à la porte.

2. Comment faire cependant pour que les pays européens qui se doteraient à titre officiel de tels principes puissent les voir respectés par des immigrés récents ou anciens, sans mentionner les clandestins, qui se comptent par dizaines de millions et dont le nombre s'accroît sans cesse. Pour les optimistes, il ne devrait pas y avoir de problèmes. Avec le temps, soit deux générations environ, les anciennes pratiques se perdent au profit de celles des pays d'accueil. Mais ce qui était peut-être vrai à l'époque de la prospérité européenne ne l'est plus maintenant. Tous les acteurs sociaux travaillant au sein des banlieues dites sensibles dénoncent à juste titre le chômage, la sous-éducation, la disparition de l'encadrement culturel, sans parler de la disparition de la police de proximité, qui rejettent dans l'exclusion les candidats les plus volontaristes à l'assimilation.

3. Ces constatations devraient être rappelées aux forces politiques de gauche comme de droite qui promettent au niveau des Etats des « plans Marshall » pour les banlieues et qui ne font rien, laissant à des élus locaux dépourvus de moyens le soin de tenter de maintenir les valeurs républicaines. Si l'Europe voulait survivre, alors que tous les experts pensent indispensable qu'elle accepte un métissage ethnique, elle devrait consacrer dorénavant l'essentiel de ses forces à la reconstruction en profondeur des banlieues urbaines, dans tous les sens du terme. Cette reconstruction devra être en grande partie conduite sous la responsabilité des résidents, mais elle devra disposer de moyens budgétaires et humains sans commune mesure avec ce qui est fait jusqu'à présent. Des formes d'administration et de gestion participative inédites devront à cette occasion être expérimentées, en fonction des traditions propres à chacun des pays européens concernés. Les investissements correspondants, qui seront nécessairement rentables à terme, ne pourront être financés que dans le cadre d'une véritable révolution économique et sociale à l'échelle de l'Europe toute entière, comme nous le montrons dans d'autres articles.

4. Il est indispensable d'ajouter que de tels investissements ne pourront profiter aux populations européennes que si le niveau de l'immigration est stabilisé en ne tolérant qu'une légère hausse. Sinon, un tant soit peu d'amélioration du sort des résidents déjà installés ne pourra que susciter de nouveaux candidats à l'immigration, venus des pays dont le  revenu ne dépasse pas le dollar par jour fatidique. Ceci pourra satisfaire un temps les employeurs des pays européens, mais leur satisfaction ne durera pas longtemps car ce seront tous les citoyens européens qui  verront, la crise mondiale ne pouvant que s'aggraver, leurs revenus tendre vers le bas, jusqu'à ce qu'ils s'équilibrent à l'échelle du monde autour du dollar par jour. Mais si cela se produisait, la civilisation européenne aurait, comme indiqué ci-dessus, depuis longtemps disparue.

C'est notamment en ce sens que le concept de Forteresse Europe devrait être précisé. Si l'Europe se décidait à investir pour développer ses industries, ses laboratoires, ses équipements et ses universités, tout en respectant son système social et son environnement,  elle devrait sous couvert de réciprocité se protéger contre les importations provenant de pays ne respectant pas les normes correspondantes. Il en serait de même dans le domaine des flux migratoires. Une Europe conservant un minimum de croissance durable pourrait en faire bénéficier les pays dont proviennent ces immigrations. Elle ne pourrait plus rien faire si elle les rejoignait dans une misère généralisée. En ce sens, le renforcement des contrôles portant sur l'immigration, bien qu'ils paraissent insupportables à certains, devrait se poursuivre, si possible bien sûr dans le cadre d'accords négociés avec les pays de provenance. 
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15 octobre 2010 5 15 /10 /octobre /2010 21:00

Le rôle des croyances dans les sciences
par Jean-Paul Baquiast 15/10/2010
NB: Sur ces diverses questions, on pourra lire notre ouvrage "Pour un principe matérialiste fort" éditions Jean-Paul Bayol 2007.

Deux livres récents conduisent à s'interroger sur la nature et le contenu de la croyance des scientifiques en la « réalité » de ce qu'ils décrivent, au delà des constatations qu'ils peuvent faire en s'appuyant sur l'expérimentation immédiate. Nous allons les présenter rapidement dans cet article, quitte à y revenir plus en détail dans des chroniques ultérieures. Mais avant de les résumer, il peut être utile d'indiquer pourquoi la question de ce que « croient » les scientifiques est importante pour comprendre, non seulement les modalités à travers lesquelles la science s'est construite à travers les âges, mais les soubassements sur lesquels elle repose aujourd'hui.

Première partieI. Quelques généralités concernant les croyances des scientifiques

On considère généralement que le scientifique, tout au moins dans son activité de recherche, devrait rester sceptique en tout, y compris vis-à-vis de ses propres hypothèses, tant qu'elles n'ont pas été vérifiées par l'expérience sous le contrôle de ses pairs. Autrement dit, il ne devrait pas s'appuyer sur des croyances préconçues susceptibles de déformer les informations fournies par ses instruments. La recommandation s'inscrit dans la démarche visant à garantir l'objectivité et l'unicité de la science au regard des subjectivités diverses de ceux qui la produisent ou qui l'utilisent.

C'est évidemment par rapport aux croyances religieuses, philosophiques ou politiques des chercheurs que cette question se pose. En quoi de telles croyances, que nous pourrions qualifier de fondatrices, influencent elles ou non leurs travaux? Un(e) bon(ne) scientifique, dit-on, devrait être capable de prendre du recul par rapport à ses croyances, aussi bien dans le choix des thèmes étudiés que dans la conduite des recherches et la formulation de leurs résultats. Ceci qu'il ou elle soit athée(e) ou théiste, se situe politiquement à gauche ou à droite, milite ou non pour l'égalité des sexes... Beaucoup ne le font pas, mais tous, en principe, tout au moins dans une conception universaliste de la science (de plus en plus abandonnée il est vrai) devraient le faire.

Bien plus, le bon scientifique devrait savoir détecter et combattre en lui toute croyance relative en la validité des postulats généraux dont s'inspirent ses propres recherches. Postuler est une chose indispensable, croire ensuite dur comme fer en la validité de ce que l'on a postulé en est une autre. La croyance, même lorsqu'elle porte sur des points apparemment de portée limitée, est généralement aveugle, parce qu'elle découle de déterminismes et motivations se situant en amont de la raison. Elle ne favorise donc pas la prise en compte d'hypothèses ou d'expériences susceptibles de la remettre en cause. On pourrait inscrire au fronton de la science une sentence transposée de celle immortalisée par la Divine Comédie à propos de la porte de l'enfer « Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate » : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute croyance ».

C'est bien ce que fait la science, dira-t-on. Prenons l'exemple des mathématiques. Certains mathématiciens postulent qu'il existe un univers mathématique extérieur à eux. Ils pensent qu'ils doivent le découvrir comme le font les autres scientifiques chacun dans son domaine. Certains mathématiciens au contraire postulent que ce sont les cerveaux qui ont progressivement élaboré les bases des mathématiques, au cours d'une longue évolution où les premiers animaux dotés de cerveaux ont été confrontés pour survivre à la nécessité de disposer d'outils permettant notamment de compter les objets ou de mesurer les distances et les étendues. Il se trouve cependant que, dans l'ensemble, les mathématiciens, indépendamment de leurs croyances relatives à la nature profonde des mathématiques, les utilisent globalement de la même façon.

Or prétendre que la science doit se construire indépendamment des croyances des scientifiques relève d'une illusion. Si ceux-ci avaient laissé leurs croyances à la porte de la science, l'édifice de celle-ci serait resté vide. Les études de psychologie cognitive évolutionniste paraissent montrer que, chez tous les humains – nous pourrions dire chez tous les animaux disposant d'un cerveau - les fonctions de type rationnel s'entrelacent en permanence avec les sensations, les affects et l'imaginaire. En simplifiant, on pourrait dire que le cerveau gauche de l'homme, plus particulièrement responsable des fonctions de calcul et de raisonnement logique, ne serait rien sans une coopération permanente avec le cerveau droit, plus particulièrement en charge des affects. Pour adhérer complètement à un projet de recherche mobilisant toutes les ressources de l'organisme, il faut « y croire » et pour y croire, il faut disposer de fortes motivations, dépassant largement l'ordre du rationnel. Il est donc utile, pour comprendre les raisons d'un travail scientifique de quelque importance, de découvrir l'arrière plan affectif et imaginaire dans lequel il s'insère.

Ceci s'impose aussi au plan collectif. Comme les historiens des sciences l'ont montré depuis longtemps, les grands systèmes de connaissance caractérisant une époque s'inscrivent dans les systèmes de croyance dominant à cette époque. Les influences s'exercent d'ailleurs dans les deux sens. Aujourd'hui, mettre en évidence les croyances individuelles ou collectives des scientifiques dont les recherches ont contribué à former les opinions publiques à travers les âges n'intéresse pas seulement les historiens et épistémologues, mais chacun d'entre nous. La science est dorénavant vulgarisée et commentée par les philosophes, les hommes politiques et finalement par le grand public. Soulever la question des croyances des scientifiques pousse donc chacun d'entre nous à nous poser pour notre compte la question complémentaire de ce que nous retenons de leurs travaux. Acceptons nous et dans quelles limites les postulats à base de croyances généralement mal explicitées qui ont inspiré leurs travaux, qui inspirent encore par ailleurs les bailleurs de fonds qui les financent? Qu'en retenons-nous dans la construction de nos propres croyances, relatives aussi bien à ce qu'est le monde qu'à ce que nous sommes nous-mêmes au sein de ce monde?

En préalable à la présentation des deux ouvrages cités au début de cet article, nous allons donc présenter ici quelques considérations personnelles – donc subjectives - concernant la nature et le poids des principales croyances susceptibles d'inspirer les scientifiques d'aujourd'hui.


1.1. La question de la divinité

Une question que se pose généralement en arrière plan le lecteur d'un article ou d'un essai scientifique consiste à se demander si l'auteur de celui-ci est ou n'est pas athée, c'est-à-dire si, au delà du monde matériel que ses recherches le conduisent à décrire ou à construire, il exclut ou non l'existence d'une divinité. Dans ce dernier cas, cette divinité serait-elle intervenue ou interviendrait-elle encore dans la « création » ou dans le fonctionnement du monde matériel?

On admet que la plupart des scientifiques de tradition occidentale sont athées ou agnostiques. L'athée exclut, même dans les domaines où la science du temps n'offre pas de réponses, la possibilité qu'existe un ou des dieux responsables de l'ordre du monde. L'agnostique ne croit pas, avec la même fermeté qu'un athée, à la non existence de Dieu. Il se borne à dire qu'en l'absence de toute preuve il ne se prononce pas, tout en se tenant à l'écart des religions, quelles qu'elles soient. Il reste cependant ouvert à toute découverte pouvant, tout au moins dans le domaine de la science, le conduire à suspecter l'existence d'une « cause première ». On admet depuis longtemps que l'athéisme comme l'agnosticisme reposent sur des croyances, dans la mesure où n'existent pas de preuves véritablement scientifiques de la non existence d'un ou de plusieurs dieux. Mais dire qu'il s'agit de croyances ne dévalorise pas ces positions philosophiques. Cela montre seulement que les croyances sont inséparables du fonctionnement normal du cerveau, que ce soit au niveau du groupe ou à celui de l'individu.

Quant les scientifiques se disent théistes ou « croyants », se reconnaissant dans telle ou telle religion, ils considèrent en général qu'ils doivent établir une barrière étanche entre leurs croyances religieuses et leurs recherches. Tous n'y réussissent pas, cependant ils s'y essaient. Pourtant, la tentation de réintroduire la divinité comme facteur causal des phénomènes observés par la science renait toujours, comme le montre le succès actuel des créationnistes chrétiens ou musulmans. Ceux-ci en sont conduits à refuser d'admettre les observations les plus évidentes de la biologie ou de la paléontologie. Ils s'excluent par ce fait de la communauté scientifique mondiale, puisqu'ils prétendant s'exprimer au non d'une « science » chrétienne ou islamique que la majorité des scientifiques ne prennent pas au sérieux. De telles prétendues sciences nient ou déforment les résultats les plus avérés de l'expérimentation.

Beaucoup de scientifiques, en dehors de leurs recherches ou même à l'occasion de celles-ci, s'adonnent par ailleurs à des croyances mythologiques de toutes sortes. Faire la liste de leurs écrits et propos constitue le passe-temps jamais à court de thèmes pour ceux qui s'amusent à débusquer les « fausses sciences ».

1.2. Comment définir la science au regard des croyances?

Aborder la question des relations entre les croyances et la science oblige à préciser la façon dont on convient de définir celle-ci. On peut admettre en préalable que la science d'aujourd'hui prolonge et institutionnalise, notamment grâce aux réseaux mondiaux par lesquels s'échangent et sont critiqués les produits des recherches scientifiques, des comportements d'exploration du monde par essais et erreurs présents jusque dans les formes de vie primitives. Les protocoles extrêmement rigoureux par lesquels doivent passer les chercheurs pour être admis dans la communauté scientifique ne doivent donc pas faire mépriser les nombreux comportements de recherche relevant de la pratique pré-scientifique empirique. Encore faut-il que ceux qui se livrent à celle-ci ne refusent pas, quand la possibilité leur en est offerte, d'entrer dans le processus scientifique – ce que ne font pas les responsables des fausses sciences évoquées ci-dessus.

Comment les scientifiques définissent-ils la science? En quoi telle pratique, telle hypothèse, telle loi peut on non être dite scientifique? Très globalement, on considère qu'elle doit reposer sur l'expérience, expérience sensori-motrice non appareillée ou expérience découlant de la mise en œuvre d'équipements instrumentaux, lesquels sont aujourd'hui souvent de plus en plus complexes. La science expérimentale propose ainsi des conclusions qui sont soit « déduites » d'expérimentations déjà faites, soit susceptibles d'être soumises à des expérimentations futures. Celles-ci en ce cas permettraient de vérifier des hypothèses « induites » à partir de ce qui est déjà admis par la science.

Rappelons que la déduction consiste à tirer une règle générale d'un certain nombre d'observations concordantes. Je n'observe que des cygnes blancs, j'en déduis que tous les cygnes sont blancs. La règle ne demeure valable qu'aussi longtemps que je n'observe pas de cygne noir. L'induction consiste à étendre la règle déduite de mes observations à de nouveaux phénomènes non encore observés. J'observe que les cygnes et les goélands sont blancs, j'en induis que tous les oiseaux aquatiques sont blancs. La encore la règle ne conservera de valeur scientifique qu'aussi longtemps que je n'observerai pas d'oiseau aquatique d'une autre couleur que blanche.

La science est donc nécessairement expérimentale. On peut toujours critiquer les conditions selon lesquelles seront définies ou réalisées les expériences permettant de valider les hypothèses, mais une prétendue science qui refuserait systématiquement de tenir compte du résultat des expériences n'en serait pas une. Il s'agirait seulement d'une croyance de type métaphysique.

Pourquoi la science doit-elle être obligatoirement expérimentale? Parce que, au vu des études menées par la biologie et les neurosciences évolutionnaires , les cerveaux et plus généralement les corps, qu'ils s'agissent de ceux des animaux ou de ceux des humains, ont été sélectionnés par l'évolution pour mémoriser les expériences traversées par les générations successives d'individus. Cette mémorisation se fait sous plusieurs formes: l'anatomie et la physiologie du corps et du cerveau, transmises héréditairement (génétiquement), un ensemble de comportements transmissibles au sein du groupe et finalement au plan des individus une architecture neuronale propre à chacun et fonction de son expérience personnelle. Les individus et groupes acquièrent les nouvelles données nécessaires à leur survie à l'occasion de leurs interactions avec un environnement lui-même changeant.

Nous avons rappelé que progressivement au cours des deux derniers siècles, les scientifiques se sont mis d'accord sur des processus permettant d'éliminer au maximum la subjectivité, autrement dit en particulier les biais introduits par telles ou telles croyances individuelles ou locales. Ainsi épurés, les résultats des recherches ont été mémorisés sur des supports externes permettant de les tenir à la disposition de tous, livres, revues, fichiers numériques. Ils sont évidemment mis à jour en permanence.

Il est évident par contre que les produits des connaissances du moment ne peuvent pas être affranchis des grands ensembles de croyances caractérisant l'époque. Ces ensembles de croyance évoluent eux-mêmes, mais plus lentement et de façon collective. On dit que cette évolution se traduit par des changements de paradigmes. La mémoire collective de la science ainsi obtenue ne garantit pas qu'il s'agisse de connaissances véritablement objectives. Nous allons préciser plus loin ce que l'on pourrait entendre par ce dernier terme. Disons seulement qu'il s'agit de connaissances inter-subjectives, c'est-à-dire reconnues comme valables par tous le sujets s'intéressant d'une façon ou d'une autre à la science.

Ce ne sont pas seulement les scientifiques qui doivent établir entre eux un consensus relativement à ce qu'est ou n'est pas la science, mais les philosophes, les pouvoirs politiques et plus généralement les citoyens. Dans une société se voulant scientifique, telle que la nôtre, la science bénéficie de nombreux avantages qui justifient d'en écarter ceux dont les pratiques ne seraient pas reconnues par la communauté scientifique. Ce serait notamment le cas lorsque ces pratiques relèvent d'une volonté avérée de détournement, pour des raisons religieuses, politiciennes ou bassement commerciales.

Néanmoins la définition que l'on donne de la science doit être assez ouverte pour ne pas faire exclure a priori les auteurs d'hypothèses venant en contradiction avec les faits observés ou les lois de la science telle qu'elle se présente aujourd'hui. La science, on le sait, évolue en permanence. Les hypothèses ayant donné naissance aux découvertes les plus fécondes ont généralement été refusées à leur apparition. Il faut considérer les références de ceux qui les émettent et la qualité de leur argumentation avant d'affirmer qu'elles relèvent de la fausse science. Ceci même lorsque, pour des raisons tenant à la nature du domaine, elles ne peuvent pas faire l'objet de vérifications expérimentales immédiates, comme c'est le cas en physique ou en cosmologie théoriques.

Les non-scientifiques, notamment les militants des religions de combat, désirant mettre la main sur les résultats des recherches scientifiques sans se soumettre à la déontologie que nous venons de rappeler, réfutent souvent les critiques que leur font certains scientifiques, quant ils leurs reprochent de vouloir s'appuyer sur leurs croyances pour remettre en cause les acquis de la science. Ainsi, quand il s'agit de l'évolution, ils prétendent avoir toute légitimité à juger de cette dernière à partir des formulations de la Bible ou du Coran: «  Nous croyons dans nos textes dits révélés, mais vous, de la même façon et tout aussi aveuglément, vous croyez en ce que vous appelez la science ».

Les scientifiques auraient tort de réfuter cet argument en affirmant qu'ils ne « croient pas » en la science. S'ils ne croyaient pas en la science, ils s'occuperaient de toute autre chose. Croire, nous l'avons dit et y reviendrons, est inséparable de la façon dont les humains et les animaux apprennent à interagir avec le monde afin d'y survivre. Mais si les scientifiques croient à la science – on pourrait dire aussi qu'il lui font confiance – c'est de façon critique, selon le cahier des charges méthodologique et déontologique que nous avons rappelé ci-dessus. Cette attitude n'est en rien comparable à la foi du charbonnier, refusant toute mise à l'épreuve des faits expérimentaux, caractérisant en général la croyance religieuse.

La science, cependant, est-elle exempte de défauts méthodologiques. Les auteurs de science-fiction et le grand public à leur suite lui reprochent souvent de manquer d'imagination. Le désir légitime de ne rien avancer qui ne puisse être confirmé par l'expérience conduit à décrire un monde très terre-à-terre, en oubliant que bien d'autres solutions auraient pu résulter d'une évolution issue de bases très peu différentes. Plus grave, bien d'autres solutions existent peut-être quelque part que la science actuelle s'interdit de voir.

On a employé le terme d' « espace des possibles » pour désigner tout ce qui, à partir de quelques paramètres très légèrement changés ou même à partir des paramètres actuels, aurait pu ou pourrait se développer. L'évolution biologique, telle qu'elle s'est déroulée sur Terre, a découlé d'une suite d'innovations naturelles qui n'étaient pas contenues dans la soupe primitive. Mais aussi riche qu'elle ait pu être, elle s'est cependant traduite par l'élimination d'un grand nombre d'autres solutions qui auraient pu conduire à des mondes très différents. La science contemporaine, qui s'enferme par prudence dans ce qu'elle est en mesure de voir et de comprendre, contribue à restreindre encore l'espace des possibles.

On objectera que ce n'est pas le cas, notamment aujourd'hui. La mise en réseaux des connaissances multiplient les occasions de voir surgir de nouvelles inventions et de nouveaux usages, parfois à l'insu des premiers inventeurs eux-mêmes. Les « exaptations », consistant à utiliser pour de nouveaux usages une connaissance ou une pratique ayant réussi dans un domaine précédent, sont une caractéristique de l'évolution, qu'elle soit biologique ou sociale. Dans certains domaines, l'apparition contemporaine de nouveaux outils ou de nouveaux comportements va beaucoup plus loin, elle pourrait conduire à des mondes très différents de ceux que nous connaissons. C'est le cas des sciences et technologies de l'artificiel, appliquées à la biologie ou à l'intelligence. Certains y voient l'amorce non seulement d'un homme nouveau mais d'un « vivant » très différent de l'actuel. Nous avons pour notre part utilisé le terme de systèmes anthropotechniques, dont les comportements futurs seraient non seulement imprévisible mais « ingouvernable » .

Faut-il cependant attendre que les nouvelles inventions se produisent par hasard, dans le cadre d'une sérenpidité non dirigée. Ce n'est pas l'avis du neuroscientifique David Engleman (NewScientist, 25/09/2010, p. 34), auteur d'un livre à succès, Sum: Forty Tales from the Afterlives, dans lequel il explore différentes situations susceptibles d'apparaître après la mort. Sans prétendre que ces jeux d'imagination pourraient décrire des mondes que la science devrait explorer, il refuse cependant de s'en tenir à l'athéisme pur et dur d'un Richard Dawkins ou d'un Daniel Dennett. C'est moins d'ailleurs leur athéisme qu'il conteste que leur certitude de connaître en tant que scientifiques les réponses à toutes les questions qui pourraient être posées dans l'espace des possibles. David Engleman se qualifie lui-même de « possibilien ». Il reproche à certains scientifiques se disant athées (nous pourrions dire aussi en français « matérialistes ») , de ne pas reconnaître que nos connaissances sont largement inférieures à nos ignorances.

Pour lui, la science devrait reposer sur une sorte de terreur émerveillée face à l'inconnu (awe) et un désir permanent d'exploration. Il précise cependant que cela ne le conduit pas à en revenir aux religions, qui sont pour lui des archaïsmes « pétris de cultes de la personnalité, de xénophobies et de pathologies mentales multiples ». Leurs Livres saints ignorent tout des progrès de la science accomplis depuis quelques siècles, comme d'ailleurs des conceptions métaphysiques d'autres civilisations. Ils ne peuvent en aucun cas servir de guides, sauf à des fanatiques.

Ce qu'il voudrait serait de voir la science faire appel à l'imagination créatrice pour explorer l'espace des possibles, ne fut-ce qu'en utilisant d'une autre façon des données ou des concepts existants. Des univers différents sont peut-être bien plus proches de nous que nous ne l'imaginons. En d'autres termes, David Engleman s'en prend à la croyance - c'en est bien une et des plus dangereuses – qu'ont certains scientifiques de déjà tout connaître sur tout. On peut parler de croyance, mais le terme de dogmatisme serait tout autant pertinent.

1. 3. Faut-il « croire au réel »? La question du « réalisme »

La question suivante est beaucoup plus difficile à traiter. Elle concerne la portée de la croyance apportée par un scientifique, ou par ceux qui s'inspirent de ses travaux, en la « réalité » du phénomène qu'il observe ou du monde dont il déduit ou induit l'existence à partir de ses observations. S'agit-il de quelque chose existant en soi ou d'un produit de l'imagination?

Cette question qui remonte à l'Antiquité oblige à évoquer un préalable, devenu un point de passage obligé avec le développement de la physique quantique à partir des années 1930. Il s'agit de ce que l'on nomme le « réalisme ». Au sens employé ici, le réalisme en science consiste à postuler l'existence d'un « réel », indépendant de l'observateur scientifique, existant en dehors de l'observation, mais que celui-ci peut décrire, à partir de ses hypothèses et observations instrumentales, d'une façon de plus en plus approchée, sans pour autant cependant jamais pouvoir épuiser la totalité de ce qu'est, a été ou deviendra ce réel. Ainsi le réalisme en astronomie conduit à postuler que la planète Mars existe indépendamment des humains qui l'observent et des théories par lesquelles ceux-ci expliquent sa présence ou sa nature. L'astronomie ou l'astronautique peuvent cependant en donner des descriptions de plus en plus approchées, valables pour tous les observateurs humains.

En ce sens, le philosophe et généralement avec lui le scientifique considèrent qu'il existe un être en soi », un « étant », qu'ils nomment « Mars » et qui correspond au moins sur certains points aux descriptions qu'ils en donnent. Cet Etre fait partie d'un Etre encore plus général, auquel on donnera le nom de Nature ou de Réel, au sein duquel toutes les entités se retrouvent.

Quand il s'agit d'objets plus ou moins directement observables par les sens, qu'ils relèvent de la matière ou du vivant, postuler l'existence d'une entité en soi correspondant aux observations paraît relever de l'évidence. Si je vois un être vivant correspondant de façon approchée à ce que la science décrit comme « cheval », j'en déduis d'une part que la description est pertinente: il existe bien une catégorie d'êtres répondant à la description du cheval. D'autre part, et réciproquement, j'en conclu que cet animal que je vois n'est pas un chien ou un oiseau mais un cheval. De ce fait, je suis conforté dans l'idée que le cheval est une réalité en soi, existant indépendamment de ceux qui l'ont observé puis décrit. On pourra aussi parler d'un être en soi ou d'une ontologie, dont les multiples chevaux vivant de par le monde représentent des matérialisations. L'être « cheval » n'est pas matériel, mais il appartient néanmoins au monde réel, lequel est constitué de l'ensemble des autres « êtres » identifiés ou identifiables le composant. Je peux parler de l'être « cheval », en m'appuyant sur les descriptions que la science en donne, avec autant sinon plus de sécurité que je le ferais en décrivant le cheval vivant que mes sens observent.

Le propre de tout langage un peu complexe est de créer des catégories ou concepts regroupant les entités individuelles répondant à un certain nombre de définitions communes. La pensée moderne se refuse à personnifier ou personnaliser les concepts. Mais la pensée religieuse primitive, animiste ou polythéiste, n'hésite pas à voir des entités vivantes, ressemblant peu ou prou aux hommes mais cachées, derrière chaque catégorie intervenant dans le vie quotidienne.

Lorsque cependant, les objets décrits par la science n'ont pas d'existence matérielle observable par les sens, postuler leur existence réelle soulève beaucoup plus de difficultés. C'est notamment le cas dans les sciences sociales et humaines. Je peut qualifier de chômeurs tous les travailleurs sans travail que j'observe faisant la queue au guichet de Pôle-emploi. Je peux en déduire qu'il existe une réalité commune que je nommerai chômage affectant toutes ces personnes. Je peux ensuite, par différentes enquêtes et études statistiques, décrire de plus en plus précisément cette réalité, comme je le ferais de l'être « planète Mars » ou de l'être « cheval », il restera que je ne pourrai jamais montrer une entité matérielle personnifiant le chômage. Je pourrai montrer des personnes sans travail, mais je ne pourrai pas personnaliser le chômage d'une façon directement perceptible par les sens.

Cependant, le concept de chômage me sera indispensable si je veux mesurer la situation économique et sociale d'un pays. J'aurai donc de bonnes raisons pour affirmer que le chômage existe comme « être en soi », indépendamment de ceux qui l'observent. L'être « chômage » sera néanmoins beaucoup plus susceptible de mises en doute ou de critiques que l'être cheval ou que l'être planète Mars. Je ne pourrai pas en effet prouver son existence en invitant ceux qui discutent de sa « réalité » à faire appel à leurs sens. Je serai obligé pour le définir d'utiliser divers caractères abstraits, non directement observables. Il deviendra alors possible de critiquer la pertinence de la définition que j'aurai donnée du chômage. Faut-il par exemple considérer comme des chômeurs les jeunes adultes entretenus par leurs parents?

Les sciences humaines et sociales ont inventé un nombre considérable de concepts représentant les objets non matériels qu'elles étudient. Elles ne pouvaient faire autrement. Le propre du discours scientifique, nous venons de le rappeler, comme d'ailleurs celui du discours philosophiques et plus généralement du langage ordinaire, consiste à créer des catégories abstraites au sein desquelles regrouper les objets et faits observables. Ce faisant il multiplie le nombre d'entités dont il devient tentant d'affirmer le caractère d' « être en soi », même s'il est impossible de rencontrer physiquement de tels « êtres ». Il en est ainsi par exemple des concepts d' « intelligence » ou de « conscience ».. Certaines personnes pourront affirmer qu'elles se reconnaissent dans la définition donnée de la conscience et donc que celle-ci correspond à une réalité du monde. D'autres au contraire refuseront la définition au prétexte qu'elle sert principalement à défendre des intérêts de ceux qui s'y réfèrent.

Ces contradictions ne rendent pas impossible le discours scientifique, mais oblige à justifier en permanence les raisons que l'on peut avoir d'utiliser tel ou tel concept, en lui donnant tel ou tel sens. Ce faisant, on mettra en évidence une des bases de la connaissance en physique quantique, celle selon laquelle il n'est pas possible de séparer l'observateur, la « réalité » observée et l'instrument d'observation. Pour reprendre l'exemple du chômage, on admettra que les définitions qui en sont données et les moyens d'observer ses manifestations peuvent différer selon les intérêts professionnels ou politiques de ceux qui utilisent ce terme. On ne pourra faire de travail scientifique sérieux au sujet du chômage qu'après avoir précisé ces intérêts et s'être accordé sur des préalables communs. "Qui es-tu, pour parler ainsi?".

On sait que la physique quantique, pour sa part, a généralisé le principe selon lequel on ne pouvait pas observer les « objets » ou entités du monde dit microscopique, celui des particules subatomiques, comme on le fait d'objets du monde macroscopique, par exemple le cheval ou le chômage évoqués ci-dessus. L'expérimentation a montré d'une façon considérée encore de nos jours comme indiscutable qu'il n'est pas possible d'isoler de tels objets pour les décrire individuellement. Autrement dit, il n'est pas possible de les séparer de l'observateur, non plus que de l'instrument et du processus d'observation. De plus, ils ne se manifestent que de façon probabiliste. Il n'est pas possible de leur assigner des positions déterminées dans l'espace et dans le temps, au moins à titre individuel. Si la mécanique quantique peut légitimement utiliser le concept de photons pour décrire les échanges d'énergies lumineuse entre les corps, elle doit renoncer à décrire un photon individuel. Selon les types d'instruments, le photon se comportera soit comme une onde soit comme une particule. On ne pourra jamais préciser simultanément sa position et sa vitesse, mais seulement les probabilités d'observer l'un ou l'autre de ces paramètres.

Les objets du monde quantique, à supposer que l'on veuille continuer pour des raisons pratiques à les nommer des objets, font apparaître un si grand nombre de propriétés étranges (weird en anglais) que la plupart des physiciens ont renoncé à y voir des objets conformes au réalisme généralement adopté quand il s'agit de décrire des objets macroscopiques. Ils se bornent à décrire leurs comportements de groupe, c'est-à-dire en utilisant des données statistiques. Si un cheval, dont nul ne conteste qu'il soit dans ses profondeurs constitué de particules quantiques, nous apparaît comme bien réel, c'est parce que ces particules, en groupe, se comportent de façon déterministe, autrement dit sont observables sans implication de l'observateur et de l'instrument.

Il en résulte que la physique quantique a contribué à diffuser, en science comme en philosophie des sciences, le non-réalisme. Ce terme signifie que les objets étudiés par la science n'existent pas comme des êtres en soi, ils n'appartiennent pas à un monde qui serait « réel », doté d' «êtres en soi », d' «essences » ou d' « ontologies » que l'on pourrait considérer indépendamment de l'observateur et de l'instrument.

Certains physiciens cependant ne désespèrent pas de trouver des « variables cachées » qui permettraient de faire rentrer le monde quantique dans la catégorie des phénomènes existant en soi et indépendamment de l'observateur, mais leur entreprise n'a pas encore abouti. Au contraire l'approche relativiste non réaliste de la physique quantique se répand de plus en plus dans les sciences macroscopiques. Nous avons vu qu'aujourd'hui, il n'est plus guère de scientifiques pour utiliser des concepts censés renvoyer à des réalités en soi indépendantes de l'observateur. Même dans les sciences les plus dures ou les plus exactes, il paraît indiscutable de préciser qui parle et au nom de qui.

Si le non-réalisme s'impose en physique quantique, s'il paraît nécessaire dans les sciences macroscopiques traitant d'entités non directement observables comme le chômage ou la conscience, doit on admettre qu'il devrait être généralisé à l'ensemble des sciences de la nature, notamment quand elles étudient des objets comme un cheval ou la planète Mars qui de l'avis général existent indépendamment de ceux qui les observent.?

Nous répondrons à cette question difficile que le réalisme fait partie d'une croyance mythologico-religieuse qui perdra de plus en plus ses justifications scientifiques. On peut certes admettre que la planète Mars puisse être définie sans mentionner l'observateur et l'instrument qui l'observent. Mais ceci n'est valable qu'à une certaine échelle, découlant précisément de notre regard et de nos instruments. Ceux-ci caractérisent un humain d'aujourd'hui, aux capacités sensorielles et cognitives nécessairement limitées par l'état de développement acquis au cours de l'évolution. Si dans la suite de l'évolution scientifique, nous étions conduits à voir le monde dans son ensemble comme constitué de champs de forces en interaction, alors nous-mêmes, le cheval et la planète Mars nous apparaîtraient comme formant des noeuds inséparables.Nous nous apercevrions que nous ne pourrions pas étudier l'un de ces centres de gravité nodaux sans tenir compte de l'influence de tous les autres, se traduisant par la non séparabilité entre l'objet observé, l'observateur et ses instruments, ceci même aux échelles macroscopiques. Or ce sera peut-être ce qui résultera prochainement de l'apparition de nouvelles théories physiques. Mieux vaudrait s'y préparer en relativisant le réalisme.

Mais comment alors relativiser le réalisme tout en évitant le relativisme? On appellera ici relativisme la position philosophique consistant à dire que, puisque toute observation ou toute hypothèse dépend d'un observateur ou d'un instrument particulier, aucune ne peut légitimement s'imposer aux autres. Le relativisme absolu conclura que toutes les opinions sont valables. Le concept de science conçue comme une connaissance collective du monde risque alors de se diluer dans le désordre des positions particulières. Le seul point permettant alors de distinguer la science de l'idéologie collective ou de la rêverie subjective consistera en la présence d'une communauté scientifique, appuyées sur des bases de connaissances mises à la disposition de tous, veillant à la compatibilité des hypothèses nouvelles avec les savoirs déjà acquis. Il ne s'agit pas de refuser les idées neuves, mais de s'assurer qu'après des procédures de contrôle adéquates, la communauté scientifique les reconnait comme valides.

Nous avons vu que la diffusion actuelle des connaissances en réseau à l'échelle planétaire permet à la science d'éviter les excès de la subjectivité de ceux qui la font ou l'utilise. Elle ne la rend pas pour autant objective dans l'absolu, c'est-à-dire en « communion avec un Etre » supposé de l'univers, . Elle la rend intersubjective. Grâce à ces réseaux se constitue à l'échelle de la planète, une cognosphère ou sphère de connaissances. Elle est ouverte en principe à tous, à supposer qu'elle ne soit pas monopolisée par des forces politiques particulières ne conservant de la démarche scientifique que ce qui peut servir leurs intérêts.

Dans ce panorama, qu'en est-il des croyances des scientifiques, non en Dieu ou en quelque entité extra matérielle, mais en la validité de ce qu'ils pensent avoir découvert? De telles croyances, indispensables sur le moment pour permettre la poursuite de leur travaux, ne risquent-elles pas de leur inspirer des comportements ou idées les conduisant à déborder largement du champ de la science expérimentale pour s'engager dans les voies de la métaphysique (métaphysique signifiant après ou au delà de la physique) ?

Nous avons précédemment abordé cette question, en indiquant que le dogmatisme, c'est-à-dire la croyance au fait de tout savoir sur tout, est le pire ennemi de la science. Nous avons rappelé une évidence, celle affirmant que la science ne pourrait pas progresser sans l'imagination des chercheurs. Cette dernière les conduit à élaborer des hypothèses allant au delà de ce qui est reconnu au moment présent par la communauté scientifique. Le scientifique doit donc disposer d'une imagination métaphysique. Celle-ci le conduira, s'il veut rester sur le terrain de la science expérimentale, à proposer la réalisation d'expériences qui lui permettront en cas de réponse positive de réintégrer ses hypothèses dans le champ des connaissances établies et reconnues. Si par contre il fonde ses hypothèses sur la croyance que des forces non encore identifiées mais aussi non identifiables sont à la source des phénomènes qu'il veux expliquer, il se mettra en dehors du champ de la science. On est ainsi conduit à distinguer une métaphysique scientifique, qui s'insère dans la méthode scientifique, et une métaphysique extra-scientifique, qui conduit à s'en éloigner.

Prenons l'exemple d'un astronome qui observe des perturbations inexpliquées dans l'orbite d'un astre. Il pourra imaginer que celles-ci résultent de la présence d'un astre plus petit non encore découvert. Mais il pourrait aussi imaginer que ces perturbations traduisent la manifestation d'une force mystérieuse, résultant par exemple d'une déformation locale de l'espace-temps, sinon du diable lui-même. Dans l'un ou l'autre cas, il croira en la validité de ses hypothèses et, au delà de celles-ci, en la validité de son jugement. S'il n'y croyait pas, en y mettant un minimum de conviction et d'engagement personnel, il ne ferait aucun effort pour tenter de prouver par des expérimentations adéquates la validité de son hypothèse, quelle qu'elle soit. Mais l'auteur de l'hypothèse la plus exotique, celle de la force mystérieuse, ne la retiendra pas si rien ne lui permet de la vérifier. Il se rabattra sur l'hypothèse la plus simple, celle d'un astre perturbateur, même si celle-ci lui paraît moins glorieuse ou plus triviale. Il essaiera donc d'identifier et localiser l'astre supposé être la cause de la perturbation

Il se trouve cependant des domaines, dans toutes les disciplines scientifiques, où certaines hypothèses ne sont pas immédiatement vérifiables compte tenu de l'insuffisance des outils expérimentaux. C'est le cas en cosmologie s'agissant par exemple de l'hypothèse des univers multiples. Celle ci permet de répondre à diverses questions théoriques restant sans solutions à ce jour, mais elle n'est pas et ne sera peut-être jamais testable. La retenir ou au contraire l'exclure fera nécessairement partie d'une attitude métaphysique à l'égard de ce que pourrait être un univers en soi, existant indépendamment de l'observateur. Mais on pourra dire qu'il s'agit d'une métaphysique scientifique dans la mesure où la décision relative à la validité ou non validité de l'hypothèse des univers multiples restera conforme aux bons usages de la recherche scientifique.

Comme la science pose plus de questions qu'elle n'offre de réponses, éliminer les hypothèses relatives aux causes naturelles susceptibles d'expliquer ce qui est encore inconnu, alors même que ces hypothèses ne sont pas encore démontrable, serait tuer la science. A l'inverse, l'attitude, constamment pratiquée par les religions, aujourd'hui encore, consistant à faire appel à des causes divines pour répondre aux questions laissées sans réponse par la science du moment, représente une attitude non seulement métaphysique mais définitivement non scientifique. Elle s'interdit en effet la recherche ultérieure de causes naturelles, qu'il s'agisse notamment de l'origine de l'univers, de l'apparition de la vie ou des mécanismes de la conscience. Elle enferme le chercheur dans l'interprétation des textes dits sacrés servant de fondement aux religions.

Faut-il cependant que la philosophie des sciences ou plus généralement la science s'intéressent aux croyances et convictions des scientifiques du passé pour comprendre la genèse des grandes théories. Au plan historique, c'est utile car on comprend mieux ainsi les raisons pour lesquelles de grands hommes ont développé les théories qui les ont rendus célèbres. Mais ce n'est pas indispensable. Pour la science d'aujourd'hui, seul compte ce que sont devenues ces théories au fil du temps, confrontées à de nouvelles observations et à de nouvelles hypothèses scientifiques.

Qu'en est-il des croyances philosophiques voire politiques manifestées implicitement ou explicitement par des chercheurs contemporains ? On est souvent tenté de le faire pour comprendre leurs choix, surtout lorsque l'on veut remettre partiellement ou totalement en cause leurs hypothèses ou leurs théories. Mais on prend alors le risque de s'engager dans des investigations quasi policières peu compatibles avec la sérénité souhaitable de la recherche.

Prenons un exemple d'actualité, celui de la climatologie. La très grande majorité des chercheurs qui observent un réchauffement des températures l'attribuent, au moins pour l'essentiel, à l'accélération très récente de l'utilisation des combustibles fossiles. Une petite minorité, sans nier le réchauffement, considère qu'il découle en grande partie de causes dites naturelles – ce qui déculpabiliserait les producteurs de charbon et de pétrole. Or, pour trancher entre ces deux thèses, il n'existe pas beaucoup de faits bruts objectifs. La plupart des arguments échangés découle d'interprétations plus ou moins subjectives d'observations elles-mêmes rares et souvent orientées. Faut-il pour éclairer le débat rechercher les positions politiques ou les intérêts de carrière des plus éminents de ceux qui commniquent sur ce sujet ? Beaucoup de commentateurs extérieurs à la climatologie le font. Mais la voie est dangereuse. Elle pourrait entraîner des procès d'intention sans fins.

Dans un tel cas, on pourrait convenir que la façon la plus scientifique de trancher consisterait à retenir la position de la majorité des chercheurs ayant participé aux recherches. On ferait le pari qu'ils sont – jusqu'à preuve du contraire – mieux informés ou plus honnêtes que les minoritaires. Dans le cas du réchauffement, la majorité des scientifiques participant à l'étude du climat ayant dénoncé la responsabilité des activités humaines dans la hausse rapide et récente des températures, la prudence consisterait à retenir cette hypothèse et à concevoir sur cette base les mesures politiques préventives ou curatives destinées à faire face aux catastrophes prévisibles.

1.4. Les bases neurales de la croyance

Nous ne pouvons pas tout dire dans cette courte introduction relativement aux relations entre les croyances et les sciences. Un point cependant mérite d'être ajouté. Il concerne la façon dont s'active le cerveau d'une personne qui réagit à une information à laquelle de son propre aveu, elle croît ou ajoute foi. Les neurosciences observationnelles ont montré que des aires spécifiques du cerveau s'allument à cette occasion, pouvant provoquer le cas échéant la sécrétion d'hormones spécifiques diminuant l'attention ou le sens critique à l'égard d'autres évènements. Ces études ont d'abord été menées chez des personnes volontaires fortement empreintes de religiosité, à l'occasion de sermons, prières en groupe voire d'extase. Les aires réagissantes sont toujours les mêmes, indépendamment du type de foi religieuse qui les rassemble. On a pu parler à cette occasion du cerveau religieux, (God part of the brain, selon l'expression de Matthew Alper http://www.godpart.com/).

Mais comme il fallait s'y attendre, les mêmes aires ou des zones très voisines s'activent lorsque le sujet manifeste une forte croyance en quelque chose n'ayant rien à voir avec la religion, par exemple dans le domaine de l'adhésion politique. Il en est de même lorsque sont évoquées chez d'autres sujets des questions relevant non de la croyance intuitive, mais de la rationalité, auxquelles ils adhérent fortement. C'est ce que l'on peut observer chez certains scientifiques.

Les évolutionnistes expliquent cette propriété très facilement. Lorsque les premiers hominiens ou leurs prédécesseurs acquéraient une information vitale pour leur survie, par exemple le caractère dangereux d'un aliment, il fallait que cette compétence soit transmise rapidement et automatiquement aux autres adultes et aux jeunes. Des rituels de croyance collective relatives à la façon d'éviter les risques et d'adopter des comportements protecteurs ont donc émergé très vite, inscrits dans les gènes responsables de l'organisation neurale dans les zones du cerveau capables de les prendre en charge. On a tout lieu de supposer que, s'agissant de la façon de se comporter vis-à-vis des connaissances scientifiques se révélant à l'usage très importantes pour la survie du groupe, les aires cérébrales responsables de la croyance continuent aujourd'hui encore à être recrutées par l'organisme. D'où la vanité des efforts pour séparer la science de la croyance, croyance évidemment non pas en Dieu, mais en la science, quelque peu personnifiée dans l'inconscient à cette occasion.

Si cette observation se révélait fondée, comme on peut le croire, et si vous lecteur y ajoutiez foi, on verrait apparaître un curieux fonctionnement en boucle. Ce serait la croyance en l'impossibilité de séparer la croyance et la science qui à son tour ferait l'objet de croyance, donc qui risquerait d'échapper à une éventuelle remise en cause rationnelle.

 

(Deuxième partie à suivre)


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5 août 2010 4 05 /08 /août /2010 16:24

De Darwin à Lamarck et retour
.par Jean-Paul Baquiast 05/08/2010

La grande transformation des sciences sociales et politiques.Jusqu'où l'évolution du milieu social influence-t-elle l'évolution biologique des humains ?


Cette question se pose en permanence lorsque l'on étudie les applications possibles de la théorie de l'ontophylogenèse, due au biologiste Jean-Jacques Kupiec, que nous avons plusieurs fois présentée sur ce site 1). Rappelons que, très sommairement résumée, cette théorie décrit un phénomène continu s'appliquant à l'évolution des organismes soumis à la compétition darwinienne. Avant la théorie de l'ontophylogenèse, on considérait que l'évolution résultait de deux phénomènes distincts. D'une part le génome évoluait en conséquence de la sélection, sous l'influence des contraintes du milieu, de mutations génétiques favorables survenues aléatoirement. D'autre part l'évolution des formes adoptées par les animaux adultes résultait de l'expression différente des gènes inclus dans leur ADN, en fonction des contraintes sélectives différentes imposées par le milieu. Pour l'ontophylogenèse au contraire, les individus soumis aux contraintes du milieu évoluent par mutation/sélection à tous les niveaux de leur organisation biologique: le génome (phylogenèse) et la formation des individus adultes après la création de l'embryon (embryogenèse ou ontogenèse).

Si nous appliquons ce principe général à la compréhension de l'influence que peuvent avoir les transformation du milieu social sur les individus et sur leurs comportements, on en déduira que ces transformations pourront se répercuter aussi bien sur les génomes, transmis lors de la reproduction, que sur les individus eux-mêmes modifiés tout au long de leur vie. Une technologie telle que celle associée au développement des ordinateurs et de l'Internet entraînera d'abord, sous l'influence de la compétition darwinienne entre individus au sein d'un milieu ainsi transformé par cette technologie, des modifications sur les comportements des utilisateurs. Ceux-ci pourront acquérir une expertise mentale et comportementale qu'ils se transmettront sur le mode culturel (par imitation). Mais il ne serait pas exclu que cette évolution du milieu culturel puisse générer des pressions sélectives s'appliquant aux mutations du capital génétique des parents. Ceux-ci transmettront alors à leurs enfants, via des modifications plus ou moins étendues de leur génome, de nouveaux caractères biologique héréditaires, concernant par exemple l'acquisition de bases neurales favorables à l'utilisation de l'Internet.

Les transformations du génome ainsi acquises ne seront pas en principe telles qu'elles rendraient impossible l'interfécondité entre utilisateurs et non utilisateurs de l'Internet. Autrement dit, puisque c'est l'interfécondité qui caractérise l'appartenance à ce que l'on nomme une espèce, elles ne feront pas apparaître une nouvelle espèce humaine, de type mutant sur le mode dit post-humain, qui se distinguerait radicalement de l'espèce actuelle. Mais il ne serait pas exclu, en principe, que les descendants des utilisateurs d'Internet présentent à la naissance des caractères les rendant plus aptes à maîtriser cette technique que les descendants des non-utilisateurs. Certes, ces derniers pourraient par l'éducation récupérer leur handicap, mais au départ, il y aurait bien handicap.

C'est ainsi que sont apparus d'innombrables variants dans les caractères des humains au long de l'histoire de l'homo sapiens, en fonction des pressions sélectives imposées par les différents milieux que les migrations de leurs ancêtres les avaient obligés à affronter. Il n'y a pas de raison de penser que ce même mécanisme ne puisse aujourd'hui s'appliquer, en conséquence des transformations profondes imposées aux sociétés humaines par le développement de ce que nous avons nommé les systèmes anthropotechniques.

Mais il est d'autres modifications tout aussi importantes susceptibles d'affecter de façon différenciée les humains qui les subissent. Elles résultent des influences s'exerçant sur les sociétés humaines, en fonction notamment de la compétition darwinienne entre groupes pour la conquête des pouvoirs économiques, sociaux et politiques. Un exemple à juste titre souligné aujourd'hui concerne les conséquences en termes d'ontogenèse, mais peut-être aussi de phylogenèse, des inégalités sociales. Il n'est pas contesté que les populations vivant à la limite du seuil de pauvreté subissent des handicaps importants, en terme d'espérance de vie et de capacités physiologiques voire mentales. Il n'est pas exclu que ceux-ci soient si important qu'ils puissent se transmettre aux descendants des individus touchés, c'est-à-dire par l'intermédiaire de transformations génétiques héréditaires.

Le phénomène n'affecte pas seulement les populations dites défavorisées des pays pauvres. Il est constaté dans les sociétés riches elles-mêmes. C'est ainsi que, selon l'OMS 2) , un enfant né dans un quartier pauvre de Glasgow aura une espérance de vie inférieure de 28 ans à celui né dans le quartier riche de la ville. Il pourra également présenter des handicaps physiques et mentaux bien supérieurs. La question, comme nous allons en discuter, se pose de savoir si ces handicaps seraient ou non transmis, au moins en partie, par la voie héréditaire....c'est-à-dire s'ils ne résulteraient pas finalement d'un processus d'adaptation darwinienne tout à fait normal.

Des différences qui deviendraient héréditaires

Concernant les différences que généreraient, au sein de l'espèce humaine, les diverses façons dont les technologies émergentes affectent les différentes sociétés, beaucoup de choses ont été dites. Peu d'études cependant se sont posé la question de savoir si les humains impliqués dans la production ou l'usage de ces technologies différeraient sur le plan génétique de ceux qui ne le seraient pas. Nous avons pour notre part, dans Le paradoxe du sapiens 3), fait l'hypothèse que cela pourrait être souvent le cas. Jean-Jacques Kupiec pour sa part reconnaît la validité d'une telle hypothèse. Resterait cependant à démontrer de façon précise qu'au sein de ce que nous avons nommé des systèmes anthropotechniques, les humains étroitement associés à telle ou telle technologie présenteraient des traits biologiques transmissibles par la voie héréditaire, et pas seulement sur le mode de l'imprégnation culturelle.

Concernant l'influence de l'extension de l'internet sur non seulement les psychismes mais aussi l'organisation cérébrale en profondeur des habitués, les données manquent. De plus en plus d'observateurs s'interrogent cependant sur l'effet que peut avoir, notamment chez les jeunes, le développement des réseaux dits sociaux. Quel temps peut-il rester pour des formes de pensées ou de travail traditionnelles à des personnes se connectant plusieurs heures par jour à des cercles d'amis rassemblant une moyenne de 150 à 200 correspondants? Il est certain que la vie intellectuelle et affective non seulement des individus impliqués mais de groupes sociaux de plus en plus étendus en sera transformée, d'une façon qui n'apparaît pas encore clairement. Pour le savoir, des analyses en profondeur commencent à être entreprises.

C'est ce qu'évoque par exemple Marc Buchanan dans un article très récent du NewScientist « The greatest experiment of all time » 4). L'objectif de cette « grande expérimentation » serait d'utiliser les multiples traces et informations que produisent les millions d'utilisateurs des réseaux et systèmes de communication en ligne pour faire apparaître des comportements individuels et sociaux qu'il est encore impossible d'étudier autrement, compte-tenu du coût des enquêtes traditionnelles. Une véritable révolution pourrait en résulter au profit des sciences sociales et humaines. Des chercheurs comme A.L. Barabàsi de la Northeastern University de Boston espèrent pouvoir, en traitant scientifiquement ces nuages de données, faire apparaître des lois mathématiques décrivant et permettant même de prédire les comportements sociaux.

Ces recherches s'intéressent encore à des phénomènes relativement généraux, tel que la raison du succès de tel ou tel produit musical. Mais en se perfectionnant, il n'est pas exclu qu'elle permettent de mieux comprendre la façon dont les individus eux-mêmes s'interfacent à l'intérieur de ces réseaux. De la même façon, dans les neurosciences, l'observation de l'activité manifestée par les grands faisceaux neuronaux permet aujourd'hui d'envisager une meilleure compréhension du fonctionnement de petits groupes de neurones, voire de neurones individuels. On craindra évidemment que de telles études soient principalement menées à des fins commerciales et politiques: mieux encadrer les individus et mieux déterminer leurs choix. C'est bien d'ailleurs ce qui se passe puisque ces recherches semblent intéresser prioritairement les Business Schools et certains chercheurs travaillant pour des partis politiques. Les Textos et Twitter ont déjà été utilisés lors des campagnes politiques, pour évaluer sinon influencer l'état de l'opinion. Mais de l'avis des spécialistes, les travaux sont encore dans l'enfance et devraient pouvoir progresser considérablement.

On peut penser cependant que nonobstant les risques inhérents à toute nouvelle forme de science, les études conduites sur ce que l'on pourrait appeler les traces manifestes laissées par le fonctionnement du cerveau global de l'humanité devront être poursuivies, si possible sous la responsabilité de chercheurs universitaires de service public. Elles permettront, entre autres, de donner des bases solides aux conjectures de la mémétique, qui pour le moment encore relèvent plus de la littérature que de l'observation scientifique. Il n'est pas exclu non plus que, conjuguées avec les observations menées en IRM et in vivo sur les aires cérébrales activées lors de tel ou tel type d'échange, elles fassent apparaître de nouvelles organisations cérébrales, éventuellement susceptibles de transmission génétique, qui caractériseraient les humains associés dans les vastes systèmes anthropotechniques résultant du développement exponentiel des réseaux de communication.

Des « humains diminués »

Bien différentes sont les études portant sur les acquisitions ou à l'inverse les pertes de compétences résultant de la façon dont les populations se situent au regard des Pouvoirs. Nul observateur objectif ne nie aujourd'hui que, sous l'influence de la destruction délibérée par les puissances financières des structures de l'Etat providence destinées à établir un minimum d'égalité entre citoyens, de nouvelles couches de dominants se soient installées sous des formes très voisines dans les diverses parties du monde. Il s'agit d'ultra-riches, d'élus politiques amis et de personnalités d'influence liées dans des cercles de partage de pouvoir de moins en moins discrets. Ils s'arrangent pour capter la plus grande partie des valeurs produites par les activités économiques et intellectuelles.

En contrepartie se développent des populations de plus en plus nombreuses d'ultra-pauvres, de moins en moins aptes à partager les bénéfices des diverses formes de croissance, matérielles ou immatérielles, que pouvaient faire espérer les progrès technologiques. Nous avons cité le cas de Glasgow et de sa banlieue, mais il est inutile de préciser que ce cas se retrouve à l'identique dans des milliers d'autres zones géographiques, évidemment aussi en France même.

Or des chercheurs évolutionnistes se posent actuellement la question de savoir si des populations où l'espérance de vie ne dépasse pas 50 ans, où les déficiences à la naissance sont multiples, où les invalidités accablent dès la trentaine la plupart des personnes des deux sexes, ne sont pas en train d'acquérir des transformations génétiques qui les mettraient à même de supporter ces handicaps sans disparaître. De telles évolutions apparaissent dans la plupart des espèces dont l'environnement et les ressources se raréfient: diminution de la taille, natalité modifiée, perte de certaines fonctions, acquisitions de nouveaux réflexes éventuellement prédateurs ou auto-prédateurs de survie, etc.. N'en serait-il pas de même chez les humains supportant ce qu'il faudra bien appeler une entreprise de sous-humanisation provenant de ceux qui veulent dorénavant s'attribuer toutes les ressources et tous les pouvoirs.

Pour des chercheur tel Daniel Nettle de l'Université de Newcastle ou Sarah Jones de l'Université du Kent 4), les traits généralement considérés comme négatifs voire asociaux sinon criminels que l'on reproche aux résidents en difficulté, jeunes ou moins jeunes, des banlieues urbaines, se bornent à traduire un processus inconscient d'adaptation globale à des situations de plus en plus dures, autrement dit de plus en plus sélectives. C'est ainsi que les femmes se reproduiraient de plus en plus tôt et avec un nombre croissant d'enfants, car il s'agit d'un mécanisme propre à tous les mammifères dont l'environnement se rétrécit et la durée de vie diminue. De même, si les jeunes sont de plus en plus agressifs, en fait à la recherche par n'importe quel moyen des ressources qui ne leur sont plus apportées par la société, ce ne serait pas en premier lieu sous l'influence de gangs mais de la nécessité de satisfaire des besoins de moins en moins bien servis par une organisation sociale de plus en plus inégalitaire. Les mêmes études sont en cours, avec les mêmes conclusions, sur les populations d'afro-américains et de latino-américains en difficulté outre Atlantique.

Les chercheurs n'ont pas pour le moment essayé de rechercher si ces modifications adaptatives se traduisent ou non par des dispositions biologiques émergentes ou ré-émergentes chez les individus concernés. On devine que le sujet pourrait donner lieu à des exploitations sulfureuses, visant à traquer pour les éliminer les individus éventuellement porteurs de modifications génétiques associées à des comportements déviants sinon criminels. Mais en bonne logique, il n'y a aucune raison de penser que des modifications adaptatives génétiquement transmissibles visant à mieux tirer parti d'un environnement dont les ressources se transforment ne s'exerceraient qu'à sens unique, c'est-à-dire dans le « bon » sens moral de l'insertion sociale des individus dont l'environnement s'enrichit.

Les recherches que nous évoquons dans cet article, aussi embryonnaires qu'elles puissent être encore, conduisent en tous cas à donner une base scientifique améliorée aux programmes politiques de ceux qui ne voudraient pas se limiter à des actions purement répressives. Les mouvements politiques d'inspiration socialiste savent depuis déjà deux siècles, comme l'avait bien exprimé Victor Hugo, que le crime prend le plus souvent naissance dans la pauvreté et l'ignorance. Les Etats européens dits Providence ou protecteurs mis en place après la 2e guerre mondiale l'avaient compris, comme nous l'avons souligné ci-dessus. Ils avaient obtenu des résultats non négligeables, par comparaison avec ce qui se faisait dans d'autres parties du monde. Ils avaient notamment réussi jusqu'au début des années 1980 à diminuer les facteurs de coûts relevant de ce que l'on nomme les « externalités négatives », coûts non comptabilisés mais écrasants à terme et provenant des misères non soulagées.

L'avidité pour le profit immédiat et personnel marquant les nouvelles élites européennes est en train de défaire tout ce travail. Une seule chose reste à espérer: que les « humains diminués » qui en résulteront ne se révolteront pas jusqu'à tout détruire.

Notes
1) voir notamment http://www.automatesintelligents.com/interviews/2009/kupiec.html
2) voir http://www.keewu.com/article2115.html
3) J.P. Baquiast. Le paradoxe du Sapiens, Jean Paul Bayol, 2010
4) Marc Buchanan. The greatest experiment of all time, NewScientist, 24 juillet 2010, p. 30
5) Mairi Macleod, Die young, live fast , NewScientist, 17 juillet 2010, p. 40.


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29 mai 2010 6 29 /05 /mai /2010 13:27



The Brain and the Meaning of Life
par Paul Thagard

Princeton University Press, 2010

Présentation et commentaires par Jean-Paul Baquiast
25/04/2010

 

Pour en savoir plus
sur l'auteur et ses précédents ouvrages
http://cogsci.uwaterloo.ca/Biographies/pault.html


Préambule sur l'athéisme: une espèce en voie de disparition?

On définira ici un athée comme une personne rejetant le dualisme (lequel postule l'autonomie de l'âme ou de l'esprit par rapport au corps) et plus généralement refusant de croire à l'existence d'esprits immatériels pouvant agir sur le monde matériel. En 1950, le nombre d'humains qui pouvaient se dire en pleine connaissance de cause athées ou matérialistes (naturalist selon le terme anglais plus répandu) n'avait pas fait l'objet d'enquêtes sérieuses. Nous pouvons évaluer très grossièrement leur nombre à une centaine de millions sur une population globale, à l'époque, de 4 milliards et quelques. Autant dire que les athées étaient déjà une faible minorité, persécutée ou au moins mal vue dans certains pays. Aujourd'hui, soixante ans après, bien que toujours sans statistiques sérieuses, nous pouvons penser que leur nombre ne s'est pas beaucoup accru, alors que la population mondiale dépasse les 6 milliards. Le passage attendu de cette population à 9 milliards vers 2050 ne se traduira sans doute pas par une augmentation en proportion du nombre des athées. Le poids relatif de ceux-ci ne cessera donc de diminuer.

Le mouvement ne fera que s'accentuer puisque les nouvelles naissances surviennent en majorité dans des populations profondément empreintes de religiosité ou de croyances et superstitions traditionnelles. De plus, ces populations se montrent de plus en plus fanatisées dans leurs convictions et intolérantes à l'égard des athées, voyant en eux des représentants du Diable qu'il conviendrait d'éliminer par la force. On objectera que beaucoup des croyants d'aujourd'hui, notamment dans les pays pauvres qui découvrent le confort matériel, sont en fait moins fanatiques que ne le voudraient leurs leaders religieux. Mais l'expérience prouve qu'ils peuvent très bien être matérialistes dans leurs aspirations (au sens qu'ils recherchent le confort matériel lors de leur passage sur Terre) et être féroces à l'égard de ceux qui ne partagent pas leurs idéologies.

Nous pouvons donc retenir de ce qui précède que les athées seront de plus en plus rares proportionnellement au reste de la population et sans doute aussi de plus en plus menacés. La science elle-même, qui était jusqu'au siècle dernier (le 20e) grande pourvoyeuse de rationalité matérialiste dans la tradition des Lumières, est fréquemment considérée aujourd'hui comme une simple recette pour produire des armements plus mortifères ou de nouveaux produits marchands plus aliénateurs. Elle contribue donc de moins en moins à élever les esprits.

Une telle constatation, qui n'a rien de réjouissant pour l'athéisme, devrait conduire les représentants de cette vision philosophique plurimillénaire à tenter de montrer aux hésitants que le matérialisme athée conserve toute sa pertinence. Malheureusement, une sorte de timidité semble frapper les matérialistes lorsqu'il s'agit d'affirmer leurs opinions. La peur de paraître « vieux jeu », voire « laïcard » comme le disent leurs adversaires, les conduit souvent à refuser les affrontements intellectuels. Ceci est particulièrement dommageable dans les sciences. Ne pas oser affirmer que le message de la science, sans évidemment pouvoir apporter la preuve de la non-existence de Dieu, est cependant fondamentalement matérialiste, conduit à laisser la parole aux idéologues qui veulent par des artifices de présentation, démontrer que les découvertes scientifiques, anciennes ou récentes, sont compatibles avec ou confirment les Ecritures et textes prétendument révélés. Que ce soit face aux créationnistes ou aux défenseurs d'une pseudo-science islamique, les scientifiques refusant d'affirmer leurs convictions et leurs valeurs matérialistes préparent des démissions intellectuelles en chaine dont un jour leur propre liberté de penser subira les conséquences.

Paul Thagard champion des Lumières

C'est pourquoi, pour ce qui concerne notre activité de chroniqueur scientifique, nous nous faisons un devoir de signaler les travaux des scientifiques qui rejettent explicitement les croyances spiritualistes quand celles-ci pourraient contaminer la portée de leurs recherches. Nous avons ainsi récemment, exemple parmi de nombreux autres, mentionné les recherches du biologiste et biochimiste britannique Nick Lane portant sur les premières formes de vie, dont les résultats remarquables ridiculisent les prétentions des religions à donner à la vie une origine divine.

Aujourd'hui, nous voudrions faire de même concernant le travail du professeur de philosophie, de psychologie et de neurosciences cognitives Paul Thagard, de l'Université de Waterloo, Canada. Son dernier livre, The Brain and the Meaning of Life, nous paraît offrir une démonstration éclatante du fait que la connaissance du fonctionnement du cerveau permet déjà et permettra de plus en plus d'expliquer les comportements les plus complexes de l'homme, incluant la conscience mais aussi les valeurs de spiritualité élevée dont les croyants voudraient s'attribuer le monopole, au prétexte qu'elles leurs viendraient de Dieu. Son mérite est d'autant plus grand que le Canada n'est pas réputé comme une pépinière pour les penseurs matérialistes. Or comprendre la nature et le rôle du cerveau suffit pour Paul Thagard à expliquer tous les phénomènes, sentiments et valeurs morales dans lesquels les croyants, comme beaucoup d'athées d'ailleurs, voient la manifestation d' agents non matériels, dieux ou plus simplement forces obscures menant le monde.

Paul Thagard, bien qu'affirmant tranquillement ce qui, pour lui (et pour nous) représente une évidence, ne se dissimule pas que ce faisant il se heurtera à la très grande majorité de ses lecteurs. Ceux-ci, pour des raisons qui sont d'ailleurs explicables en termes évolutionnistes, disposent encore de cerveaux qui sont formatés pour, à la moindre difficulté de compréhension, évoquer des causes cachées. Le plus matérialiste d'entre nous doit lui-même combattre le retour en lui de superstitions ancestrales dès que l'incertain et l'aléatoire propres au monde matériel se manifestent. Paul Thagard semble convaincu cependant que les sciences modernes, en multipliant les analyses et les expérimentations, en faisant notamment appel aux techniques en plein développement des neurosciences, permettront l'augmentation du nombre des personnes adoptant, fut-ce sur un plan seulement philosophique, les méthodes de la rationalité scientifique.

Il ne dit là rien de très différent de ce qu'affirment depuis longtemps en France les grands neuroscientifiques matérialistes que sont Jean-Pierre Changeux et ses élèves. Mais les thèses de ceux-ci, que nous avons plusieurs fois présentées sur ce site, soulèvent encore dans la France très chrétienne de vives oppositions, y compris chez des chercheurs ou des philosophes se disant matérialistes. On leur reproche sur tous les tons le péché de « réductionnisme », comme s'ils voulaient réduire toutes les valeurs des civilisations humaines (dans la mesure où ces valeurs sont effectivement vécues et non pas seulement brandies comme des alibis) au fonctionnement des neurones. Nous avons pour notre part tenté de réfuter ces critiques, en rappelant que l'esprit ne peut pas se comprendre si l'on ne prend pas en compte la façon dont le cerveau produit les manifestations qui le caractérise. Sinon d'où viendraient celles-ci? Paul Thagard présente à cet égard une vision très rafraichissante et sans complexe des relations entre l'esprit (mind) et le cerveau (brain). Il ne s'agit en fait pour lui que d'une seule et même propriété dont l'évolution a doté les organismes vivants disposant d'un minimum de complexité cérébrale.

Le " neural naturalism "

Il ne craint aucunement le reproche de réductionnisme, face au besoin d'analyser les fonctions les plus élaborées de l'esprit humain. Ceci parce que ce reproche, à ses yeux, émanerait de gens n'ayant rien compris à la complexité du cerveau et aux milliers de traitements et d'inférences que provoquent en parallèle la moindre activité, qu'elle soit cognitive ou plus simplement affective. Les analogies informatiques, tels les réseaux de neurones formels, ne peuvent en aucun cas permettre de se représenter la nature du fonctionnement collectif de millions ou même de milliards de neurones biologiques. Le livre multiplie les analyses montrant comment les différentes aires cérébrales réagissent en parallèle pour répondre aux sollicitations les plus complexes du milieu extérieur. L'auteur présente ainsi un modèle qu'il a nommé EMOCON (p. 101) montrant comment l'interaction d'une quinzaine d'aires cérébrales et de systèmes médiateurs produit des émotions en réponse aux perceptions sensorielles internes et externes ainsi qu'au rappel des souvenirs correspondants. Interviennent notamment, dans ce cas et selon ce modèle, les cortex préfrontaux dorsolatéral, orbitofrontal et ventromédial.

Aussi bien, pour exprimer sa vision matérialiste du monde et de l'esprit, Paul Thagard n'hésite pas à employer le terme de « neural naturalism » que l'on pourrait traduire par « matérialisme neural ». Autrement dit, il affirme que c'est dans l'organisation neurale (ou neuronale) du cerveau que l'on doit rechercher les raisons de refuser le recours au dualisme et au spiritualisme. Les prétentions des croyances religieuses à trouver des sources divines à la spiritualité sont inutiles puisque l'étude du cerveau suffit à montrer que les formes les plus élevées de cette spiritualité trouvent leurs origines dans le fonctionnement de ce même cerveau. On peut s'interroger sur le nombre des matérialistes athées qui en Europe accepteraient de se proclamer haut et fort des neuro-matérialistes, même après avoir lu le livre.

Ceci dit, il ne suffit évidemment pas d'affirmer, il faut démontrer. Pour cela, l'ouvrage commence par le début, c'est-à-dire la façon dont le cerveau se construit des représentations du monde fondées sur les données sensorielles qu'il en reçoit, elles-mêmes organisées sur la base de l'expérience. Paul Thagard n'est pas un « réaliste » au sens kantien, postulant l'existence d'un « réel en soi » s'imposant aux observateurs. Il admet cependant, comme pratiquement tous les scientifiques, que la science, comme à sa suite la philosophie, doivent postuler l'existence de ce qu'il nomme un « réel construit » découlant de sa propre activité.

Il se place ainsi dans la perspective de ce qu'il appelle un « constructive realism ». Il existe sans doute une réalité en soi indépendante des observateurs, mais notre connaissance n'en est obtenue qu'à la suite d'un certain nombre de processus mentaux, liés notamment au fonctionnement du cerveau inclu dans un corps individuel lui-même situé en société. Pour élaborer la construction de ce réel bien particulier, il faut faire appel aux méthodes de la science expérimentale – ce qu'il nomme « inference to the best explanation », terme que nous pourrions traduire par « sélection de la cause la plus probable ». Il s'agit d'accepter une hypothèse parmi de nombreuses autres dans la mesure où celle-ci donne la meilleure explication possible de faits constatés.

Le scientifique procède ainsi « volontairement », mais c'est en fait son cerveau qui recherche inconsciemment les causes les plus probables ou, si l'on préfère, les plus explicatives, aux évènements qu'il enregistre là encore le plus souvent inconsciemment. Tous les animaux dotés d'un système nerveux central font de même. L'hypothèse n'est pas nouvelle. Nous avons mentionné ici les travaux de neuroscientifiques tells que Christopher Frith qui explique de la même façon la construction de modèles du réel par les cerveaux. Mais Paul Thagard propose d'étendre à tous les processus cérébraux la méthode de l' « inférence to the best explanation ».

C'est ainsi que pour lui, les décisions prises par le cerveau, y compris celles attribuées par le sens commun à une prétendue conscience volontaire, laquelle serait dotée de libre arbitre, relèvent de choix inconscients analogues, qu'il nomme « inference to the best plan » ou choix du plan supposé être sur le moment le plus pertinent. Evidemment, les hypothèses ainsi formulées par les cerveaux, tant en ce qui concerne les causes les plus probables que les décisions les meilleures, sont soumises immédiatement à l'expérience et corrigées en conséquences. Dans nos sociétés scientifiques en réseau, ces processus ont pris une telle efficacité que le « réel neural construit » est devenu omniprésent.

Nous ne commenterons pas davantage The Brain and the Meaning of Life. Ses quelques 250 pages, complétées par des milliers de notes et références, sont très denses et méritent évidemment une approche directe. L'ouvrage ne répond pas à toutes les questions que nous pouvons nous poser sur la science et le modèle du monde qu'elle nous présente, tant sur le plan purement scientifique, que plus généralement philosophique et politique. Nous n'y voyons bien sûr pas évoquée la question qui nous est chère, celle des rapports associant au sein de ce que nous avons nommé les systèmes anthropotechniques les cerveaux humains et les technologies émergentes.

Par ailleurs, l'auteur, à la fin de l'ouvrage, ne résiste pas à l'envie de donner à ses lecteurs de bons conseils pour conduire leur vie, comme si ceux-ci étaient dotés d'un libre-arbitre capable de s'affranchir subitement des déterminismes dont il a fait le recensement tout au long du livre. Mais il ne s'agit là que d'un péché véniel, celui dans lequel tombe chacun d'entre nous quand il s'adresse aux autres pour leur communiquer les produits de ses réflexions.

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8 avril 2010 4 08 /04 /avril /2010 17:21

Philosophie et méthodologies des sciences
Dialogue avec Howard Bloom
A quelles sortes de réalité se réfèrent nos connaissances?
par Jean-Paul Baquiast 08/04/2010

Texte en discussion

 

Introduction

Howard Bloom vient de m’écrire ce qui suit, ce dont je le remercie vivement:

Dear Jean-Paul, can you give me a bit of advice?

I’m working on my next book, The God Problem: The Five Heresies  OR The Big Bang Tango: Quarking in the Social Cosmos–Notes Toward a Post-Newtonian Science.

This calls for the massive, multi-disciplinary leaps that are your specialty.  The God Problem’s big question is this: How does the cosmos create?  In other words, how can we understand—and even learn to predict—emergent properties?

How does a potentia go from a nothing to a Big Bang?  How does a Big Bang produce space, time and speed?  How do space, time, and speed precipitate gazillions of quarks?  Why do quarks come complete with the rules that bunch them in groups of three?  When you put three quarks together, why do you get the emergent properties we call a neutron and a proton?

What are emergent properties, anyway?  How can we predict them just from knowing their constituents? And what determines the nature of each new shock that comes along—from atoms and gravity to stars and galaxies.  Not to mention molecules, mega-molecules, and life?  Where do all these shapes, forms, and processes come from?  What brings them to the realm of the real when by conventional scientific means they are shockingly unpredictable?

In other words it’s time to take metaphysics and ontogeny out of the closet of incomprehensibility, out of the fuzzy realm of philosophy, and into the realm of science.

My only tools of understanding are
·         The way that mathematical systems emerge from postulates or axioms—as in Peano’s Postulates or in Euclidean geometry.
·         The way that complex forms emerge from the simple rules of fractals.
·         And the way that complex “universes” emerge from the simple rules of cellular automata.

But these tools are all 35 years old.  They are antiques.   Surely there must be more current tools with which to unfold the mysteries of emergence. Do you know of any?

____________
Howard Bloom
On Amazon.com and in a bookstore near you–The Genius of the Beast: A Radical Re-Vision of Capitalism (”an extraordinary book, exhilaratingly-written and masterfully-researched. I couldn’t put it down.” James Burke)
http://www.howardbloom.net
Author of: The Lucifer Principle: A Scientific Expedition Into the Forces of History (”mesmerizing”-The Washington Post), Global Brain: The Evolution of Mass Mind From The Big Bang to the 21st Century (”reassuring and sobering”-The New Yorker), and How I Accidentally Started The Sixties (”a monumental, epic, glorious literary achievement.” Timothy Leary).
www.psychologytoday.com/blog/the-genius-the-beast
http://www.scientificblogging.com/howard_bloom
Former Core Faculty Member, The Graduate Institute; Former Visiting Scholar-Graduate Psychology Department, New York University
Founder: International Paleopsychology Project; Founder, Space Development Steering Committee; Founder: The Group Selection Squad; Founding Board Member: Epic of Evolution Society; Founding Board Member, The Darwin Project; Member Of Board Of Governors, National Space Society; Founder: The Big Bang Tango Media Lab; member: New York Academy of Sciences, American Association for the Advancement of Science, American Psychological Society, Academy of Political Science, Human Behavior and Evolution Society, International Society for Human Ethology, Scientific Advisory Board Member, Lifeboat Foundation; Advisory Board Member: The Buffalo Film Festival.
Special Advisor to the Board of the Retirement Income Industry Association


 

Ci dessous ma réponse à Howard, bien insuffisante je n’en doute pas. :

 

Cher Howard, vous vous posez la question (je cite en traduisant) de savoir comment le cosmos s’est créé? En d’autres termes, pouvons nous comprendre voire prédire les propriétés émergentes.
Comment le « rien » du monde quantique a donné naissance au Big Bang? Comment celui-ci a donné naissance à l’espace, au temps et à la vitesse? Comment ces propriétés ont fait apparaître les multitudes de quarks? Comment ceux-ci se sont-il regroupés par trois? Pourquoi quand on regroupe trois quarks voit on apparaître des neutrons et des protons?

Plus généralement, que sont les propriétés émergentes? Comment prédire leur apparition en ne connaissant que leurs composantes de départ? Qu’est-ce qui détermine la nature des nouvelles émergences qui apparaissent, des atomes à la gravité, aux étoiles et à la galaxie? Pour ne pas mentionner les molécules, les super-molécules et la vie? D’où viennent les structures, formes et processus en découlant, qui sont devenus des réalités solides alors que, au regard des théories scientifiques, ils étaient imprévisibles?

En d’autres termes, il est temps de sortir la métaphysique et l’ontologie de leurs sphères d’incompréhensibilité pour les faire entrer dans la sphère de la science.Pour répondre à ces questions, je ne dispose que de trois outils:

* les mathématiques montrant comment des constructions mathématiques émergent des postulats ou axiomes.
* Les fractales montrant comment des formes complexes émergent à partir des règles simples qu’elles se fixent au départ.
* Les automates cellulaires générant, là encore, des univers « complexes » à partir de leurs règles simples.

Mais ces outils sont des « antiquités », datant de plus de 35 ans. Il doit bien exister des outils plus récents permettant d’éclairer les mystères de l’émergence. Mais lesquels?

 

Résumé: Vous évoquez dans votre question l’espace, le temps, la vie…comme si derrière ces termes se trouvaient des réalités objectives émergentes dont il serait possible de découvrir les processus de création. Je propose au contraire de considérer ces termes comme des « contenus cognitifs émergents » dont nous nous bornons à constater la présence dans notre langage et par conséquent dans notre cerveau. Il serait pratiquement impossible d’aller au delà et d’inférer derrière ces contenus l’existence d’un univers en soi que nos cerveaux pourraient décrire. Le premier travail à faire consiste alors à s’ interroger sur la façon dont de tels contenus sont apparus et s’ imposent à nous.

 

L’étude des modalités selon lesquelles les cerveaux animaux ou humains acquièrent des représentations du monde (y compris en détectant des nouveautés qu’ils ne peuvent dans un premier temps expliquer et qu’ils devront faute de mieux nommer des émergences) a beaucoup appris de la robotique. Les roboticiens sont obligés de comprendre comment des robots évolutionnaires se construisent des représentations (ou cartographies) des milieux eux-mêmes évolutionnaires avec lesquels ils co-évoluent. Le neuroscientifique britannique Chris Frith, dans son ouvrage remarquable 1) Making up the mind - How Brain Creates our Mental World (Blackwell Publishing 2007) a proposé un modèle pertinent de la façon dont le cerveau construit ses contenus cognitifs, autrement dit le contenu de son esprit (mind). Il n’a pas particulièrement fait appel aux hypothèses de l’intelligence artificielle (IA) et de la robotique concernant la construction des systèmes cognitifs artificiels, mais aux yeux des roboticiens (et en tous cas à mes yeux), les deux types de processus sont extrêmement comparables – aux différences tenant à la longue histoire des cerveaux dans les systèmes biologiques comparée à la courte histoire de l’IA et de la robotique.


Ce type d’approche (réfléchir à la façon dont fonctionne l’outil de cognition qui nous procure des représentations du monde extérieur) me paraît préférable à l’approche beaucoup plus répandue, consistant à rechercher ce qu’il y aurait derrière les représentations du monde se construisant en permanence dans nos cerveaux. Ainsi, avant de se demander en quoi consistait le Big Bang ou comment s’est formé le Cosmos, il faut se demander pourquoi et comment dans notre cerveau ont été élaborés (ont émergé) ces deux concepts.

Faire des hypothèses sur ce qu’il y aurait derrière un hypothétique Big Bang oblige à postuler l’existence réelle de ce phénomène, autrement dit à postuler l’existence d’une « réalité objective extérieure à nous » que nous pourrions décrire en observateurs neutres. Or ceci est illusoire parce que cette description paraît scientifiquement impossible. L’observateur neutre que nous voudrions être est en effet partie inséparable de l’objet observé et de l’instrument d’observation. Il n’est donc pas neutre. C’est lui-même qu’il observe d’une certaine façon, malheureusement sans pouvoir s’en rendre compte. Même lorsqu’ils utilisent toutes les précautions de la méthode scientifique expérimentale, la plupart des scientifiques ont renoncé à la croyance en la possibilité de décrire, fut-ce de façon approchée, une réalité en soi ou objective. Ils ont rejoints en cela les physiciens quantiques s’adressant aux « objets » du monde quantique.


La façon dont procèdent nos cerveaux quand ils acquièrent des contenus cognitifs a été souvent décrite. Elle est de même nature que celle utilisée, à un niveau différent de complexité, par les cerveaux animaux et les cerveaux artificiels. Ces différents cerveaux sont incorporés à des corps dotés d’organes sensoriels et moteurs (ou organes d’entrée-sortie) qui les mettent en relation avec le monde extérieur. Le cerveau recevant de nouvelles données sensorielles les interprète à partir des références ou représentations déjà acquises, soit au niveau de l’espèce, soit au niveau de l’individu. Il les utilise pour élaborer de nouvelles hypothèses sur le monde qu’il expérimente en utilisant ses organes sensoriels et moteurs. Il tient compte du résultat de ces expériences pour modifier ses représentations. Le cycle se renouvelle en permanence: nouvelles entrées, nouvelles hypothèses, nouvelles vérifications, nouvelles représentations.


Nous nommerons ici systèmes cognitifs, biologiques ou artificiels, les systèmes fonctionnant de cette façon. Nous devons indiquer à ce stade de notre raisonnement qu’une question fondamentale se pose: qu’est-ce qui permet de dire que nos cerveaux fonctionnent de la façon ici décrite. Nous y reviendrons à la fin de cet article. Répondons dans l’immédiat que rien ne permet de l’affirmer. Il s’agit seulement, là encore, d’un contenu cognitif dont nous pouvons constater la présence dans nos cerveaux. Il présente l’avantage par rapport à


La mémorisation des expériences vécues par le sujet


A quoi correspondent les représentations du monde acquises par les systèmes cognitifs? Elles correspondent non pas, répétons le, à de prétendues réalités en soi que l’observateur découvrirait peu à peu, mais à la mémorisation des expériences acquises par le sujet ou ses ancêtres et s’étant révélées utiles à leur survie dans la compétition darwinienne qui les oppose aux autres au sein d’un monde lui-même en évolution permanente. Si mon cerveau range le lion dans la catégorie des entités « méchantes », ce n’est pas parce qu’il serait méchant en soi, ni même parce qu’il existerait en soi. C’est parce que le fait d’associer le qualificatif de méchant à l’image d’un lion a permis à mes ancêtres de ne pas se faire dévorer quand une telle image se construisait dans leur cortex visuel.


Il est essentiel d’ajouter que les systèmes cognitifs dont nous parlons ici ne fonctionnent généralement pas de façon isolée mais en groupe. Les représentations du groupe, prenant une forme sociale communicable par le langage, entrent dans les processus d’élaboration d’hypothèses et de vérifications auxquels font appel les membres du groupe. On considère souvent et à juste titre les cerveaux individuels des membres d’un groupe comme les unités de traitement distribuées d’un cerveau global, correspondant lui- même à un système cognitif global. L’existence d’un cerveau global permet d’évaluer la pertinence des représentations se formant dans les cerveaux individuels au regard du capital d’informations représenté par la synthèse, dans l’espace et dans le temps, des représentations individuelles précédemment acquises et mémorisées par le groupe.


Les processus permettant l’acquisition de compétences collectives à partir de l’activité des individus d’un groupe sont aussi anciens que l’histoire de la vie. Aujourd’hui, on considère qu’ils prennent une forme optimisée dans la démarche scientifique expérimentale elle-même mondialisée. On nomme donc connaissances scientifiques les connaissances ainsi acquises par le groupe au terme de procédures aussi rigoureuses que possible de formulation et de vérification d’hypothèses (procédure hypothético-déductive). Ces connaissances se révèlent en général plus efficaces pour comprendre le monde que celles obtenues par des procédures empiriques. On peut donc considérer qu’elles sont plus « vraies » que ces dernières, sans pour autant attribuer à ce qualificatif de vrai la moindre portée ontologique. Disons plutôt qu’elles semblent donner aux groupes et aux individus dont les cerveaux en sont pénétrés plus de chances de survie que n’en ont ceux échappant à leur influence. C’est cette efficacité qui a permis le développement récent de ce que l’on appellera pour simplifier « la science » au sein des populations de systèmes cognitifs.


Ajoutons que les descriptions du monde produites par les systèmes cognitifs, qu’ils soient biologiques ou artificiels, sont probabilistes. Non seulement il faudra renoncer à décrire grâce à elles des entités réelles, mais il faudra introduire les probabilités dans tous les modèles du monde produits par le cerveau, fussent-ils scientifiques. Ainsi, si je veux évoquer le concept de Big Bang, je devrai me rendre compte non seulement que le Big bang en soi n’existe pas mais que les modèles que j’en donne doivent introduire les calculs de probabilité. On notera d’ailleurs qu’une forme moderne d’IA fait elle-aussi appel aux inférences probabilistes, renonçant à décrire le monde en terme hypothético-déductifs rigoureux 2). On peut parler à ce propos de « cerveau artificiel bayésien », bayésien comme est notre propre cerveau.


Ceci, répétons-le, ne veut pas dire que les connaissances dites scientifiques décrivent un univers objectif que l’on pourrait supposer existant en soi indépendamment des observateurs. Elles donnent seulement de cet univers des descriptions qui, tant qu’elles ne sont pas contredites par de nouvelles entrées sensorielles, de nouvelles hypothèses et de nouvelles expérimentations, sont celles qui assurent au mieux la survie des systèmes cognitifs qui les produisent. Prenons l’exemple de ce que l’on nomme les Lois fondamentales de l’univers physique. On ne devrait pas les qualifier de lois fondamentales puisque pour parler ainsi, il faudrait se référer à quelque chose d’encore plus fondamental permettant d’apprécier la fondamentalité de ces lois. La prudence nous impose de ne parler, à propos de telles supposées Lois, que de constantes observationnelles (et encore, faudrait-il ajouter, “toutes choses égales par ailleurs”). Celles-ci, dans les conditions où sont menées les observations et les expériences, donnent des résultats probabilistes qui, interprétés en tant que tels, correspondent « jusqu’à nouvel ordre » aux observations instrumentales.


Les systèmes cognitifs peuvent-ils prévoir l’avenir, c’est-à-dire la façon dont le monde avec lequel ils interagissent, ainsi qu’eux-mêmes vont évoluer? Bien évidemment. Ils ne font même que cela, puisque l’essentiel de leurs activités consiste nous l’avons vu à formuler des hypothèses sur le monde, à partir des expérimentations précédemment mémorisées. Mais ces prédictions renseignent moins sur l’avenir du monde ou des objets de connaissance que sur l’état des systèmes qui procèdent à ces prédictions. Elles contribuent d’ailleurs à leur évolution d’une façon généralement non perçues. Quant à la pertinence de ces prédictions ce n’est qu’a posteriori qu’il est possible d’en juger. Nous allons revenir sur ce point important plus loin.


La question du Je


Une question essentielle concerne le statut que les systèmes cognitifs confèrent à la représentation d’eux-mêmes qu’ils se donnent – ce que dans le langage humain on appelle le Je ou le Moi. Dans le modèle retenu ici, le Je n’est pas autre chose qu’une émergence produite par les cerveaux humains capables d’une forme de conscience dite supérieure. Le Je fédère toutes les représentations du monde capables d’émerger au niveau de la conscience supérieure (l’espace de travail conscient). Cependant les animaux et les robots génèrent des consciences primaires d’eux-mêmes qui les aident comme la conscience supérieure chez l’homme, à fédérer leur représentation du monde autour d’un centre actif. 3)


Que serait le mécanisme à l’origine de ce Je, dans cette hypothèse? Les systèmes cognitifs un tant soit peu complexes disposent d’organes sensoriels et moteurs tournés vers eux-mêmes (endocentrés) et générant des représentations d’eux mêmes analogues à celles générées par leurs organes tournés vers l’extérieur (exocenrés). Leur activité produit des représentations de soi inconscientes pour la plus grande part et conscientes pour une minorité d’entre elles (le Je). Elles rassemblant les informations se référant au système, mémorisées ou obtenues en temps réel. Ces représentations de soi ne sont pas plus vraies et objectives que celles obtenues par le système cognitif quand il interagit avec le monde extérieur. Elles sont de même nature. Elles sont sélectionnées par les systèmes cognitifs en fonction des avantages compétitifs pour la survie qu’elles procurent aux systèmes qui en sont porteurs. Il en est de même des jugements que chacun d’entre nous, s’exprimant au nom de son Je, porte sur le monde.


Il convient dans ces conditions de ne pas attacher plus de créance aux représentations et images de notre propre Je générées par notre cerveau qu’aux représentations du monde prétendument objectives que ce cerveau nous propose par ailleurs. L’ensemble fait finalement partie de systèmes cognitifs en train de se construire en se complexifiant. Les robots capables de générer des consciences de soi de plus en plus performantes seront à cet égard comparables aux systèmes cognitifs biologiques.


Ces considérations donnent une nouvelle justification au Cogito ergo sum de Descartes, à laquelle celui-ci n’avait sans doute pas réfléchi. C’est parce que je pense (cogito) que je suis (sum). Le propos repris à l’éclairage du présent article n’a rien à voir avec le dualisme par lequel prétend-on Descartes opposait l’esprit et la matière. Il signifie seulement qu’un système cognitif n’émerge à l’existence que grâce aux représentations du monde construites par son cerveau. Il se résume en fait à celles-ci et ne survit parmi ses homologues que si ces représentations sont plus à même que celles des autres à garantir son adaptation dans la compétition évolutionnaire. Dès lors qu’un robot peut penser, quels que soient les contenus cognitifs générés par son cerveau, il pourrait lui aussi proclamer «  Je pense donc je suis ». On objectera que les populations de bactéries ne pensent pas, ce qui ne les empêche pas « d’être ». En fait les biologistes peuvent montrer qu’elles s’organisent en réseaux complexes parfois peu différents des réseaux neuronaux. D’une certaine façon donc, elles « pensent », ne fut-ce que sommairement, ce qui explique leurs succès dans la lutte pour la vie.


J’ajouterai un point important à mes yeux découlant de l’hypothèse suggérée dans mon dernier essai: « Le paradoxe du sapiens ». Selon cette hypothèses, ce ne sont pas des humains seuls qui agissent dans le monde et le modifient. Ce sont des superorganismes associant des composantes biologiques et anthropologiques avec des composantes technologiques. J’ai proposé de les nommer des systèmes anthropotechniques. Ainsi les questions posées par Howard concernant par exemple l’émergence du cosmos ou de la vie au sein de celui-ci ne sont pas posées par un cerveau humain isolé mais par un ensemble de cerveaux interconnectés avec les instruments de plus en plus puissants de la science moderne. Il s’agit donc de questions sur leurs propres contenus cognitifs formulées en partie par ces instruments eux-mêmes, s’exprimant par la bouche des humains auxquels ils sont associés de façon symbiotique.


Les systèmes anthropotechniques, selon le modèle que j’en ai donné, sont donc des systèmes cognitifs. Leurs aptitudes à la cognition ne sont pas d’essence différente de celles dont jouissent les autres systèmes. Elles rencontrent les mêmes limites. Elles ne permettent pas plus que les autres d’accéder à un monde descriptible en termes de « réalité en soi ». Dans la mesure cependant où les technologies associés à ces systèmes sont capables de générer des univers interconnectés, en partie informationnels, de plus en plus puissants, elles créent de véritables « réalités anthropotechniques », de type scientifique ou imaginaire. Les descriptions en résultant renvoient non à un monde extérieur existant en soi, mais, si l’on peut dire, à un monde spécifique aux systèmes anthropotechniques. On pourra parler d’un monde « pour soi » en train de se construire 4) Ce monde est celui où évoluent les systèmes cognitifs anthropotechniques individuels. Il est évidemment soumis aux processus darwiniens.


Processus évolutifs et générateurs de diversité


Les systèmes cognitifs se reproduisent et mutent en permanence. Leur compétition entraînent la sélection des mieux adaptés et la disparition des autres. Il en est de même, nous l’avons vu, des contenus cognitifs générés par les cerveaux de ces systèmes. Les contenus cognitifs ou représentations du monde générées par ces cerveaux sont sélectionnées en fonction de leur capacité à assurer au mieux non seulement leur propre survie, mais la survie des systèmes cognitifs qui leur servent de support. Reprenons le cas déjà évoqué, faisant intervenir l’image d’un lion. Si mon cerveau construit à partir des informations reçues par mes sens, au lieu de celle d’un lion, l’image d’un animal s’étant montré précédemment inoffensif, telle que celle d’un mouton, je cours le risque d’être dévoré et de disparaître, ainsi d’ailleurs que l’image construite par mon cerveau. Si je survis à l’épreuve, mon cerveau ne confondra plus jamais l’image d’un lion avec celle d’un mouton.


Mais que se passera-t-il si mes sens collectent des formes qui ne renvoient à rien dont mon cerveau aurait conservé la mémoire? Il sera vital pour moi que celui-ci lève le doute. Il élaborera donc des suppositioins ou hypothèses, conformément à une logique de fonctionnement acquise au cours de millénaires d’évolution, permettant de catégoriser l’objet inconnu au regard notamment de sa dangerosité potentielle. Ce processus d’identification suppose l’intervention d’un générateur de diversité. Mon cerveau, sous l’influence de ce générateur, émettra une série de suppositions que mes sens mettront immédiatement à l’épreuve, afin de retenir l’hypothèse la plus conforme aux résultats de l’expérience. Le générateur de diversité permet d’échapper au déterminisme résultant des expériences précédentes et d’ouvrir le champ des hypothèses. Si face à l’image d’un éléphant, par exemple, jusque là jamais vue, mon cerveau était obligé de choisir entre les deux seules références qu’il aurait conservées en mémoire, celle d’un lion et celle d’un mouton, il courrait le risque d’erreurs d’identification aux conséquences graves.


Le générateur de diversité ne va pas évidemment suggérer à mon cerveau que l’objet non identifié est un éléphant, puisque ce concept lui est inconnu . Il va se borner à produire diverses hypothèses, relative à la catégorie d’animal observé et à sa dangerosité. En tant que système cognitif, je les mettrai à l’épreuve de l’expérience. Plus tard, après plusieurs cycles d’hypothèses et d’expérimentation (et à supposer que je n’aie pas fait d’erreur d’identification ayant entraîné ma mort par écrasement du fait d’un contact trop rapproché avec le pachyderme), mon cerveau pourra créer une nouvelle catégorie, celle des éléphants dont la dangerosité sera évaluée selon l’échelle s’appliquant aux autres animaux. Inutile de préciser que ces processus n’ont aucun besoin de la conscience supérieure pour entrer en fonction. On les retrouve chez les humains, chez les animaux et chez les robots, ainsi bien entendu que chez les systèmes anthropotechniques de toutes natures,


Je développe cet exemple que certains trouveront naïf pour répondre à la question posée in fine par Howard: peut-on prévoir l’émergence du nouveau en s’appuyant sur des méthodes telles que les mathématiques ou les automates cellulaires. Ma réponse sera globalement négative, dans la mesure où ces méthodes ne génèrent de nouveautés que par la recombinaison de prémisses déjà connues. Si le cerveau se bornait, pour tenter de prévoir l’avenir, à recycler ce qu’il avait déjà mémorisé, il risquerait de tourner très vite en cercle. Pour comprendre le présent et, éventuellement, se donner quelques chances de prévoir l’avenir, le cerveau doit produire sans cesse des hypothèses originales, grâce au générateur de diversité auquel nous venons de faire allusion. Il doit, autrement dit, faire tourner en permanence une sorte de moulin à inventer fonctionnant sur un mode aussi aléatoire que possible. C’est ce que le regretté Paul Feyerabend avait bien montré en matière de découverte scientifique. Celle-ci ne survient qu’au terme de ce qu’il avait nommé un anarchisme méthodologique systématique.


Notes
1) Sur « Making up the Mind » voir notre présentation: http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2007/juil/frith.html
2)Voir A grand unified theory of AI http://web.mit.edu/newsoffice/2010/ai-unification.html
3) Voir notre article « Conscience et libre-arbitre » http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/105/conscience.htm
4) On connaît la distinction entre l’en soi et le pour soi qu’avait proposée Jean-Paul Sartre.

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