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23 octobre 2008 4 23 /10 /octobre /2008 21:26

Paléoanthropologie de la conscience de soi
par
Jean-Paul Baquiast
23/10/2008

Nous nous sommes appuyés, pour documenter la première partie du présent article, sur Les Dossiers de La Recherche, La nouvelle histoire de l’homme, N° 32, août 2008.

Crâne de Paranthrope. Genre d’hominidés primitifs fossiles d’Afrique (2,6 à 1,3 millions d’années), les Paranthropes étaient autrefois appelés Australopithèques robustes.

 

Pourquoi aux alentours de 2 millions d’années avant notre ère, certains primates du genre Homo (toutes les espèces partageant un ancêtre commun récent sont considérés comme appartenant au même genre) ont-ils commencé à acquérir des capacités cognitives qui leur ont permis de se distinguer des autres primates, australopithèques et ancêtres des grands singes actuels, avec qui ils partageaient des habitats voisins? La réponse qu’apportent à cette question la majorité des paléoanthropologues est sans doute exacte, mais n’est pas suffisante. Elle repose sur l’hypothèse que c’est par l’usage des outils que s’est amorcée l’évolution vers l’hominisation. Il est indéniable que l’usage des outils a tiré vers le haut les espèces qui en bénéficiaient. Mais la vraie question se situe en deçà. Pourquoi certains primates ont-ils découvert l’intérêt de compléter systématiquement leurs outils corporels naturels par des objets matériels, tandis que d’autres espèces en apparence proches se « satisfaisaient » de ce qu’ils avaient acquis au terme d’évolutions remontant à des dizaines de millions d’années ?

I. Les données de la paléoanthropologie

Rappelons d’abord ce que l’on croit savoir aujourd’hui de l’évolution des outils. Aux origines, des espaces de temps extraordinairement longs ont séparé l’apparition des premiers outils indiscutables, dits outils de phase 1 (galets grossièrement taillés ou éclats) et les transformations et perfectionnement de toutes sortes apparus ensuite. Le premier outil identifié serait un nucléus de quartzite avec des traces de taille, mis à jour en Chine près du village de Dongyaositou. Il serait âgé de 3 millions d’années, ce qui en ferait le spécimen le plus ancien connu. On ne mentionne pas dans ce calendrier les simples galets utilisés comme percuteurs pour briser des noix ou des os, dont l’usage est sans doute beaucoup plus ancien, mais qui sont difficiles identifier en tant que tels. Les primates non humains en font aussi usage occasionnellement.

Les outils indiscutables (pierres aménagées, coups de poing dits bifaces, lames tranchantes) sont évidents à partir de – 2,5 MA. Ils sont associés aux populations d’Homo dits erectus et habilis, lesquelles ont coexisté pendant 500.000 ans sans se mélanger. On rapproche de ceux-ci les Paranthropes (robustus et boisei) d’Afrique du Sud et d’Afrique de l’Est, datés de 2 à 1 MA, voire davantage pour le Paranthropus ethiopicus (2,5 MA). Ces diverses espèces sont plus voisines des Homo que des Australopithèques, avec lesquesl elles étaient confondues jadis..



Le tableau suivant permet de classer les types d’outils et leurs dates d’apparition. Il est tiré d’un article de Olivier Keller: QUELQUES DONNEES POUR UNE PREHISTOIRE DE LA GEOMETRIE.

* Paléolithique archaïque. (-2,5 à –1,5 MA) Homo habilis (volume cérébral 500 à 800 cc). Afrique. Industrie oldowayenne. Galets taillés : choppers et chopping tools.

* Paléolithique inférieur. (-1,5 à –0,2 MA) Homo erectus (750 à 1250 cc) Afrique, Asie, Europe. Industrie acheuléenne. Bifaces.

* Paléolithique moyen (-200000 à –40000) Homo sapiens archaïque, homo sapiens neandertalis (1200 à 1700 cc). Industrie moustérienne. Eclats et lames.

* Paléolithique supérieur (-40000 à –9000) Homo sapiens-sapiens Industrie laminaire. Lames retouchées.

* Epipaléolithique africain (à partir de –15000), Mésolithique européen (-9000 à –5000) Microlithes (petites lames et pointes) géométriques.

 



Grâce aux outils de pierre, d’os et de bois (non conservés) ainsi qu’aux « pyrotechniques » associées au feu (d’usage beaucoup plus ancien qu’il n’était supposé il y a quelques décennies), les diverses espèces d’Homo ont pu, très vite après leur apparition, quitter le berceau africain d’origine et s’étendre, par vagues de peuplement successives ou croisées, à l’Afrique entière, puis à l’Europe, à l’Eurasie, à l’Indonésie et même à l’Australie. Les hommes modernes, dits homo sapiens (sapiens néanderthalensis et sapiens sapiens) identifiés vers – 200.000 ans, ont alors hérités de techniques très sophistiquées qui leur ont permis de s’imposer progressivement à toutes les espèces dont ils partageaient le biotope.

Notons que les paléoanthropologues, dans leur majorité, considèrent que les nombreuses espèces rattachées au genre australopithèques, ayant vécu dans toute l’Afrique et au-delà entre - 4 et -1,5 millions d’années, n’ont pas utilisé d’outils de façon systématique, en les transformant comme le faisaient dès l’origine les Homo, habilis et erectus. Ils le faisaient sans doute occasionnellement, à l’instar des grands singes, pour casser des noix ou éloigner des prédateurs. Ils possédaient les capacités manuelles pour fabriquer des outils, mais sans doute n’avaient-ils pas développé les capacités cognitives nécessaires. Les australopithèques ne sont généralement plus considérés aujourd’hui comme les prédécesseurs des espèces d’Homo leur ayant succédé. Il semble qu’ils se soient enfermés progressivement dans des niches sans débouchés, après cependant s’être répandus dans toute l’Afrique pendant 2 MA (un bel exploit), tandis que les Homo apparaissaient et se généralisaient. Australopithecus africanus a vécu en Afrique du Sud jusqu’à au moins – 2,2 millions d’années, tandis que le plus ancien reste d’Homo, dit Homo habilis, est daté de – 2, 4 millions d’années. Il est possible que ce dernier ait évolué à partir d’une autre espèce, par exemple Kenyanthropus platyops, dont on ignore tout des aptitudes cognitives.

Avant les australopithèques, de – 7 MA à – 5 MA, trois espèces d’hominidés sont aujourd’hui connues. Elles ont été classées par leurs découvreurs dans des genres différents. : Orrorin Tugenensis, (5,8 à 5 MA), Kenya – Ardiphithecus Kadabba (5,8 - 5,2 MA) Kenya – Sahelanthropus Tchadensis (Toumaï, - 7 MA) , Tchad. Il s’agissait sans doute déjà de bipèdes plus ou moins systématiques. Aucun outil n’a été retrouvé sur les sites où ils ont été découverts. Mais le contraire aurait été très surprenant, vu la rareté des vestiges.

Notons par ailleurs que de grands efforts sont faits actuellement pour rapprocher les restes d’hominidés de ceux de grands singes archaïques, par exemple le Proconsul (Myocène inférieur, - 20 MA) ou le Pierolapithecus (Myocène moyen, - 20 – 15 MA). Ceux-ci ne pratiquaient pas la bipédie mais seulement, pour certains d’entre eux, le « grimper vertical ».

Si l’on en croit les analyses génétiques, les Homo ont divergé d’avec les ancêtres des chimpanzés vers – 6,6 millions d’années, eux-mêmes d’avec les gorilles vers - 8,6. Ces divers primates, dits hominoïdes, se sont séparés des cercopithécoïdes (babouins, macaques, vervets) que nous allons retrouver ci-dessous, vers – 38 millions d’années. Avec les céboïdes (singe écureuil, marmoset), les hominoïdes et les cercopithécoides forment le genre des anthropoïdes, lequel lui-même, avec les Strepsirrhinines que l’on retrouve en particulier à Madagascar, et dont ils se sont séparés à la fin du crétacé, vers – 77 millions d’années, constituent l’ordre des Primates. Rappelons qu’à cette époque s’éteignaient les derniers grands dinosaures ;

Un puzzle

Il faut mettre le lecteur en garde, quand on associe comme nous le faisons l’histoire des outils à l’histoire des espèces. Les récits simplificateurs ne sont pas de mise. L’évolution reste encore truffée de points d’ombres. Il s’agit comme le rappellent les scientifiques d’un puzzle progressivement construit à partir de vestiges isolés, dispersés dans des espaces et sur des durées de temps immenses. Spontanément, chaque découvreur tend à vouloir identifier une espèce nouvelle à partir d’un fragment souvent difficilement interprétable. Par ailleurs, les outils nouveaux de l’horloge dite moléculaire ne donnent pas tous de résultats convergents. Les uns procèdent à une datation à partir d’éléments d’ADN de conservation difficiles. Les autres exploitent les données fournies par les génomes des populations actuelles (ADN mitochondrial et ADN du chromosome Y, l’un se transmettant de mère en fille et l’autre de père en fils). Il faut recouper les deux et recouper le tout avec l’anthropologie de terrain.

Afin de reconstruire l’histoire des espèces ayant abouti à la généralisation de l’Homo sapiens sapiens, plusieurs grandes hypothèses, utilisant les informations disponibles et donc nécessairement révisables, sont en compétition. La plus ancienne, dite du modèle multirégional, postule que des espèces plus ou moins isolées ont évolué simultanément et indépendamment vers l’Homo sapiens sapiens dans les trois bassins Afrique, Asie et Europe où les premiers vestiges de ce dernier ont été identifiés. Selon la seconde hypothèse, dite Out of Africa, l’homme moderne n’est apparu qu’en Afrique et à remplacé toutes les espèces préexistantes sur les trois continents. Enfin, selon le modèle dit réticulé, le plus en faveur aujourd’hui, des échanges génétiques permanents entre populations migrantes et locales auraient conduit à l’apparition et à la généralisation du Sapiens sapiens, qui s’est révélé le plus compétitif.

Aux échelles de temps prises en considération par ces trois catégories d’hypothèses, l’usage des outils était déjà généralisé. On peut penser qu’une grande partie de la compétitivité entre espèces concernées par ces migrations a résulté de l’aptitude à inventer des outils de plus en plus performants et diversifiés, capables de s’adapter à des milieux et contraintes variés.

Des changements morphologiques apparus dès le miocène supérieur

Mais il faut aller plus avant dans la recherche des causes. Nous avons rappelé dans des articles précédents que faire appel à l’hypothèse de l’outil pour expliquer la divergence entre des primates devenus de ce fait progressivement des hominiens et leurs ex-congénères restés grands singes, n’éclaircissait pas la cause première de cette divergence, qui s’est produite sans doute au miocène supérieur, c’est-à-dire de – 2 à - 10 MA auparavant, sinon plus tôt encore. A ces époques, nous l’avons rappelé, aucun primate, autant que l’on puisse en juger, n’utilisait systématiquement d’outils, tels du moins qu’ils ont été retrouvés, c’est-à-dire sous forme de pierres aménagées. Par contre, tous étaient déjà engagés dans des évolutions morphologiques et sans doute aussi cérébrales qui les ont écartés du modèle des grands singes. Ce ne fut donc pas l’usage de l’outil qui a provoqué ces évolutions.

Il semble bien aujourd’hui, en effet, que les mutations déterminantes se soient produites au miocène, dès – 15 MA, les plus importantes ayant permis la bipédie et ses diverses conséquences (libération de la main, nouveau port de la tête et du bassin, nouveaux organes phonateurs, etc.). Les fossiles de ces époques montrent qu’un nombre important d’espèces manifestent une tendance au redressement. Le schéma dit pronograde (tronc horizontal) a laissé place chez ces espèces au schéma orthograde (tronc redressé puis vertical). Les spécialistes supposent également que les mutations ayant provoqué ces différenciations morphologiques se sont accompagnées, peut-être conointement avec un accroissement du volume crânien chez certaines espèces, de mutations donnant aux bases neurales de la cognition de nouvelles capacités associatives. Celles-ci se sont précisées à partir sans doute de dispositions déjà présentes dans les cerveaux des prédécesseurs des hominiens mais non exploitées. On cite généralement à cet égard les neurones miroirs ou l’organisation des minicolonnes dans les aires cérébrales devenues ultérieurement les aires du langage. Nous reviendrons sur ce point dans la seconde partie de cet article.

Cependant, la recherche d’éventuelles causes premières ne peut pas s’arrêter là. Evoquer des changements morphologiques et cérébraux ne suffit pas. Il faut rechercher les causes naturelles ayant provoqué un ensemble impressionnant de mutations convergentes au sein de certaines espèces, alors que d’autres espèces voisines, apparemment en compétition darwinienne avec les premières, n’en bénéficiaient pas. Pour les darwiniens, seuls des changements environnementaux importants peuvent produire de tels résultats. Ces changements peuvent avoir deux effets opposés mais finalement complémentaires. Les uns obligent les espèces qui les subissent à muter pour s’adapter. Il s’agit d’un renforcement des pressions de sélection. D’autres libèrent, au moins momentanément, les espèces des pressions de sélection s’exerçant jusque là sur elles et laissent par conséquent s’exercer une dérive génétique spontanée rendant actifs des gènes jusque là non exprimés. On parle de « sélection relachée » ou « relaxed selection » 1).

 

Il serait irréaliste de penser qu’une seule et unique cause environnementale ait pu brutalement conduire des primates jusque là forestiers à se redresser. Très probablement, ces changements se sont produits plusieurs fois et en plusieurs lieux, sur plusieurs millions d’années, entraînant des évolutions convergentes. On parle à cet égard d’ « homoplasie » ou acquisition indépendante de traits similaires. D’autres causes très différentes ont peut-être également joué Mais ce n’est pas le lieu de discuter ici ces hypothèses. Il suffit de supposer que des modifications dans les pressions de sélection ont provoqué durant le miocène une divergence évolutive entre des primates devenus hominidés et des primates restés arboricoles.

Mais revenons à l’usage de l’outil. Nous avons dit que les premiers vestiges d’outils de pierre ont été identifiés dans des sites datés de – 2 MA. Les hominiens supposés utilisateurs de ces premiers outils ont peut être été des australopithèques. Mais on considère que leur généralisation a été due à des espèces nouvelles, regroupées sous les noms d’Homo habilis et Homo erectus (que l’on qualifiait aussi jadis d’Homo faber.) Il avait donc fallu que tous les changement anatomiques et neurologiques résumés ci-dessus et nécessaires à l’utilisation systématique d’outils de pierre pour améliorer les modes de survie se soient produits bien auparavant, notamment la station debout et la libération de la main.

De plus, peut-on envisager que des hominiens, qu’ils soient australopithèques ou habilis, aient pu découvrir le rôle utile d’une « association » avec des outils, l’aient transmis et perfectionné de générations en générations, sans qu’ils aient disposé d’un minimum de conscience de soi, conscience que les autres primates n’avaient pas. Pour qu’ils aient pu disposer de cette conscience de soi, il fallait que les bases neurales en soient présentes dans leur organisation cérébrale. Mais alors, pourquoi disposaient-ils de telles bases neurales, alors que les autres primates en étaient apparemment dépourvues ? Nous avons évoqué l’hypothèse de ce que nous appellerions volontiers la mutation providentielle. Subitement, une mutation se serait produite chez certains groupes d’individus, au niveau par exemple de leur cortex pariétal, les rendant plus doués que les autres (un peu de la même façon que des enfants surdoués apparaissent de temps à autres chez les humains modernes).

Nous avons indiqué ailleurs que cette hypothèse de la mutation providentielle parait un peu ad hoc. Nous préférons pour notre part celle, beaucoup plus « passe-partout » si l’on peut dire, selon laquelle l’ensemble des primates disposaient à l’époque et disposent encore, de capacités cognitives suffisantes pour leur permettre de développer l’usage des outils. Ces capacités comprennent l’amorce d’une aptitude à la conscience de soi. Si les primates qui ne sont pas devenus des hominidés n’ont pas développé ces capacités, au miocène comme aujourd’hui, ce fut parce qu’ils n’en avaient pas besoin pour survivre dans leur milieu d’origine. Seuls certains de ces primates ont, sans doute par hasard et du fait qu’ils s’étaient retrouvés entre – 5 et – 2 MA dans des environnements différemment sélectifs, développé ces capacités. Notre thèse est qu’ils l’ont fait à l’occasion d’une interaction avec des objets du monde matériels qui ont progressivement acquis pour eux le rôle de compléments corporels, c’est-à-dire d’outils naturels.

Nous avons nous-mêmes formulé plusieurs fois sur ce site l’hypothèse selon laquelle, dès que des primates soumis à de nouvelles pressions de sélection avaient constaté l’intérêt pour la survie de l’utilisation systématique d’un outil de pierre, par exemple un percuteur afin de briser des noix, un système d’enrichissement croisé à deux pôles s’était mis en place, associant les utilisateurs de l’outil et les formes successivement prises par ce dernier. Au sein de ce système, les deux catégories de « partenaires », le vivant et le matériel, se sont trouvés engagés dans la construction d’un ou plusieurs ensembles évolutionnaires complexes associant des corps, des cerveaux et des esprits de plus en plus façonnés par les usages de l’outil, d’une part, des outils se développant selon des dynamiques spécifiques de nature mécanique guidant d’une certaine façon la main de leurs utilisateurs, d’autre part. Nous avons utilisé pour désigner ce système à deux pôles le terme de superorganisme ou complexe anthropotechnique.

Des outils qui n’en étaient pas encore

Mais dira-t-on, les premières traces d’outils remontent à – 2 MA. Il n’existait rien auparavant. C’est contre cette affirmation que nous voudrions nous inscrire en faux. On sait que les anthropoïdes, appartenant à des ordres différents, hominoïdes ou cercopithécoïdes (macaques ou babouins) utilisent spontanément différents objets prélevés dans le milieu à titre d’outils temporaires, cannes, percuteurs, armes de jet. Bien d’autres mammifères et oiseaux le font aussi. Il est donc légitime de supposer que certains primates s’étant redressés sur leurs membres antérieurs et se retrouvant dotés d’organes leur facilitant la manipulation de ces objets, les aient utilisés de plus en plus systématiquement, dès – 5 MA, à titre d’outils. Ils auraient ainsi donné l’occasion à des capacités cognitives dont les bases neurales étaient jusque là dispersées dans leur cerveau et non utilisées, de s’assembler en boites à outils cognitives. Celles-ci auraient progressivement donné naissance à la conscience de soi, au langage et à l’intelligence. Cette évolution serait restée très lente, sans grands effets aujourd’hui visibles, pendant 3 MA environ. Elle aurait produit les premiers outils de pierre aujourd’hui retrouvés dans des sites datés de – 2 MA et se serait enfin brutalement épanouie avec Homo sapiens vers – 200.000 ans.

Si nous voulons aujourd’hui retracer cette évolution, il faudra prendre garde à ne pas se focaliser seulement sur l’évolution des corps et des cerveaux, en oubliant celle, s’étant produite en parallèle, des niches environnementales et notamment des outils et technologies constituant ces niches. Nous rappelions, dans l’article cité en note 1 qu’ « une espèce, par son activité, se crée une niche formant bouclier à l’intérieur de laquelle se déroule une co-évolution complexifiante résultant des interactions entre les mutations génétiques et l’enrichissement de la niche. On parle aussi d’éco-devo ou d’évolution épigénétique. Celle-ci se produit dans tous les cas où des espèces fabriquent des niches bien définies, comme le font des insectes sociaux tels que les termites et les fourmis. Dans le cas des hominidés, la co-évolution entre l’espèce et sa niche, c’est-à-dire avec le milieu transformé par l’activité de ladite espèce, à pu se faire assez vite. On parle aussi en ce cas d’évolution baldwinienne. C’est ainsi, comme il a été souvent expliqué, que l’acquisition de l’usage des outils de pierre, puis du feu, a libéré les hominidés des contraintes de l’alimentation en racines ou en viande crues. De nombreuses transformations physiques et cérébrales en ont découlé, dont de nouvelles capacités cognitives ayant en retour introduit des innovations technologiques et culturelles. Des cycles d’interactions incessants entre les humains et les « niches » qu’ils se construisaient ont fini par provoquer la sortie du paléolithique récent et l’entrée dans le néolithique ».

Soit, dira notre lecteur, mais quelle preuve peut-on avancer pour justifier l’hypothèse selon laquelle la manipulation, entreprise par hasard, d’objets du monde matériel par des primates obligés de s’adapter à des milieux différents de l’environnement forestier ancestral, ait pu – si cette manipulation avait produit des résultats justifiant son « renforcement » dans les réseaux neuronaux du primate manipulateur, donner naissance aux bases neurales de la cognition supérieure ? Il se trouve qu’un article récent de la journaliste scietifique Laura Spinney vient à point nommé nous apporter le commencement de preuve dont nous avons besoin  2).

 

II. Acquisition de la conscience de soi et du langage chez des macaques et des marmosets.

L’article rapporte les recherches du chercheur japonais Atsushi Iriki, chef du Laboratory for Symbolic Cognitive Development au sein du RIKEN Brain Science Institute de Wako, Japon 3) L’équipe de celui-ci travaille depuis déjà plusieurs années en vue de montrer que des macaques japonais (photo) peuvent acquérir spontanément des capacités cognitives complexes en étant entraînés à l’utilisation d’outils plus ou moins simples, par exemple un petit râteau pour attirer de la nourriture. Les grands singes, chimpanzés et orangs-outangs, sont réputés pour leur capacité à apprendre le langage des signes, à développer des consciences de soi limitées (se reconnaître dans un miroir), à faire montre de théorie de l’esprit en prêtant des intentions à des tiers, congénères ou humains. Mais ce n’est pas le cas du macaque, considéré comme « moins évolué ». On lui attribue l’intelligence d’un enfant de 2 ans alors que les chimpanzés auraient celle d’un enfant de 7 ans. Le macaque dans la nature n’imite pas et ne prête qu’une attention limitée à ses congénères.

Or Atsushi Iriki suppose que les cerveaux des macaques, comme ceux d’autres petits singes tels les marmosets (photo) avec lesquels il se propose maintenant d’expérimenter, disposent de tous les composants nécessaires à l’intelligence de type humain. Mais ces composants ne se sont pas assemblés en « système global », parce que, dans la vie sauvage, les macaques n’en avaient pas besoin. Si l’on place un de ces animaux dans un environnement humanisé très sélectif, il se montre par contre capable, en quelques semaines et non en quelques générations, de faire preuve de pré-capacités cognitives de haut niveau, telles la conscience de soi et le protolangage.

Nous ne décrirons pas ici les situations expérimentales ayant permis de doter les macaques du laboratoire de l’amorce de telles capacités. Leur objectif, comme indiqué ci-dessus, est d’entraîner l’animal à utiliser des outils afin de se procurer de la nourriture. Il ne s’agit pas cependant d’un simple dressage destiné à réaliser des performances pour lesquelles beaucoup d’animaux dits savants se montrent experts. Atsushi Iriki montre que le bras du singe prolongé par l’outil est très rapidement considéré par le sujet comme une prolongement de son corps, qu’il pourra utiliser à de nombreuses tâches non programmées à l’avance. Il l’aura ainsi intégré à la « conscience de soi » qu’il a de lui-même. Cette conscience commence par l’image du corps que, grâce à ses sens, le sujet acquiert de lui-même. Lorsque le sujet perçoit la vue de son bras prolongé d’un râteau, il acquiert une image plus sophistiquée de lui-même que celle résultant des simples perceptions cinoesthésiques (ou kinesthésiques) dont il dispose spontanément. Fait exceptionnel, l’image perçue au travers d’un miroir joue le même rôle.

Dès qu’il a acquis cette conscience renforcée de soi, autrement dit dès qu’il constate qu’il peut en agissant sur le bras armé de l’outil provoquer des modifications de l’environnement qui présentent pour lui des avantages, une pression de sélection s’exerce sur son cerveau pour renforcer les circuits neuronaux contribuant à ce que Atsushi Iriki appelle une « construction intentionnelle de niche », autrement dit une interaction dynamique en allers et retours entre le cerveau et le milieu. C’est cette interaction que nous nommons pour notre part, dans le cas des humains, un complexe anthropotechnique. Pour ce qui concerne les macaques évoqués ici, nous pourrions parler de l’amorce de mise en place d’un “complexe cercopithécoïdotechnique” ! La construction d’une conscience renforcée de soi conduit immédiatement, y compris en ce qui concerne les macaques japonais, à l’apparition d’une conscience de l’existence des autres. Le sujet leur prête des intentions, les imite et cherche à communiquer avec eux, en inventant des langages symboliques ad hoc si de tels langages n’existaient pas déjà.

Toutes ces hypothèses ne restent pas du domaine de la conjecture. Atsushi Iriki et son équipe ont vérifié par imagerie cérébrale que les macaques ainsi entraînés manifestaient une activité électrique nouvelle dans les neurones du cortex pariétal en charge de l’image de soi. Ces neurones conservent après quelques expériences les nouvelles capacités ainsi acquises. On peut supposer que cette situation pourrait favoriser la prise en charge par le génome des mutations provoquant les modifications à long terme des bases neurales intéressées. Après quelques générations, pourquoi pas, les macaques pourraient alors surpasser en intelligence non seulement les chimpanzés mais même un enfant de 9 ans. Ceci d’autant plus que d’autres expériences ont montré que soumis à des contraintes un peu voisines, à partir de l’utilisation d’outils, les cerveaux des macaques ont enregistré une expansion des cortex préfrontal et pariétal, important chez l’homme dans le contrôle des comportements sociaux complexes. Or ces cortex se sont développés rapidement durant les dernières dizaines de milliers d’années de l’évolution humaine, marqués par l’explosion des pratiques ouvrières.

Applications

Nous pourrions pour notre part retenir de la publication de ces résultats une conclusion s’appliquant aux questions posées dans le présent article : pourquoi subitement, avant même de disposer d’outils, certains primates sont-ils devenus plus intelligents que d’autres ? Point ne serait besoin, pour expliquer ce paradoxe, de faire appel à des mutations génétiques développant les aires cognitives du cerveau. En manipulant, un peu par hasard initialement, des objets de l’environnement, et constatant (inconsciemment, évidement) les bons effets de cette manipulation, certains primates bipèdes auraient augmenté les capacités des aires de leur cortex pariétal responsables de l’image de soi. Il en aurait résulté une propension, vite diffusée par imitation au sein du groupe, à utiliser le corps prolongé de ces outils improvisés pour se construire l’amorce d’une niche intentionnelle. De l’outil improvisé à l’outil préparé, il n’y aurait eu qu’un pas – nécessitant pourtant quelques 2 à 3 MA pour être franchi….

Atsushi Iriki reste prudent dans l’interprétation de ses résultats, d’autant plus que certains de ses collègues prétendent que ces résultats ne pourraient pas être rétro-transposés à des cerveaux de primates vivants il y a 5 à 7 MA. Mais selon nous, l’objection ne tient pas. Les travaux de ce chercheur (photo) pourraient lui valoir une renommé méritée. Si les cerveaux des macaques, marmosets et autres petits singes avec lesquels le scientifique japonais travaille disposent des outils dispersés nécessaire à la construction d’une conscience de soi, auxquels ils n’avaient pas eu besoin de recourir dans la nature, cela pourrait montrer que cette boite à outil existait dans avant le miocène. Elle remonterait probablement au crétacé, à l’apparition des primates, tous genres réunis. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas supposer qu’elle existait aussi chez d’autres mammifères de cette époque, voire chez les dinosaures, précités. Dans ce cas, il serait urgent de les rechercher chez les descendants actuels de toutes ces espèces. Il faudrait pour cela faire interagir systématiquement les représentants d’espèces modernes avec des outils modernes, comme le fait Atsushi Iriki avec les macaques et les marmosets. Comme quoi la conscience de soi, dont les humains se plaisent à se croire les seuls détenteurs, serait une propriété très généralement répandue, au moins virtuellement, et ne demandant qu’à s’exprimer.

En ce qui concerne précisément la conscience humaine, les mêmes hypothèses entraîneront les mêmes conclusions. Les cerveaux des primates humains disposent certainement encore (comme d’ailleurs ceux des autres primates) de nombreuses bases neurales non exploitées pour la cognition ou de gènes appropriés non encore exprimés. L’interaction avec les technologies modernes, au sein des systèmes anthropotechniques de demain, pourrait provoquer bien des surprises en matière d’intelligence et de conscience augmentées. C’est le vœu de tous ceux qui encouragent le co-développement des intelligences naturelles et des intelligences artificielles.

 

Notes
1) voir http://www.automatesintelligents.com/echanges/2008/oct/sapiens.html
2) Tools maketh the monkey, NewScientist, 11 octobre 2008, p. 42.
3) Laboratory for Symbolic Cognitive Development (Atsushi Iriki)
http://www.brain.riken.jp/en/a_iriki.html

 


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commentaires

C
<br /> (fermaton.over-blog.com),No-18, THÉORÈME du GUÉPARD. - Objet est-il nécessaire à la Conscience ?<br />
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(
<br /> L'esprit a une histoire, mais il n'y a pas d'histoire de l'esprit.<br /> <br /> <br /> (fermaton.over-blog.com)Les mathématiques.<br />
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C
<br /> <br /> L'esprit a une histoire, mais il n'y a pas d'histoire de l'esprit.<br /> <br /> <br /> (fermaton.over-blog.com)Les mathématiques de la conscience.<br /> <br /> <br /> <br />
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<br /> <br /> Bonjour,<br /> <br /> <br /> Vous êtes cordialement invité à visiter mon blog.<br />       <br /> Description : Mon Blog(fermaton.over-blog.com), présente le développement mathématique de la conscience humaine.<br /> <br /> <br /> La Page No-17: CORDES DE SILOÉ !<br /> <br /> <br /> QUI SERA LE NOUVEAU EINSTEIN EN PHYSIQUE ?<br /> <br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> <br /> Clovis Simard<br /> <br /> <br /> <br />
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