D'hypothétiques particules surnommées Caméléons à l'origine de l'énergie
noire?
Jean-Paul Baquiast 09/09/2010
On appelle énergie noire une force d'expansion découverte il y a quelques années et qui à très grande échelle éloignerait les galaxies les unes des autres, alors que selon la loi de la gravité, elles devraient progressivement se rapprocher. D'après le modèle cosmologique standard, notre univers serait né il y a environ 13,6 milliards d'années, émergeant d'une fluctuation de l'hypothétique vide quantique (un électron se matérialisant et « pompant » l'énergie alentour) au cours d'un événement dit Big Bang, suivi immédiatement d'une phase d'inflation l'ayant fait passé de la taille d'un atome à celle d'environ une orange.
Tous les corps et particules aujourd'hui connus auraient été formés à cette occasion, en même temps que se mettait en place l'espace-temps. L'expansion se serait poursuivie sur un mode plus modérée. Elle devrait en principe ralentir et s'arrêter, du fait de l'épuisement de l'impulsion initiale. La force de gravité devrait alors prendre le dessus en rapprochant les corps les uns des autres. L'univers pourrait alors se contracter de plus en plus vite, retrouvant son état ponctuel initial (Big Shrink).
Or deux types d'observations ont conduit depuis quelques années à remettre en cause ce modèle. Le premier ne concerne pas directement le thème de cet article, mais il peut y être lié. Il s'agit de la répartition et la nature des masses générant une force de gravité. Des systèmes d'astres comme les galaxies et les amas de galaxies ne pourraient conserver leur cohésion interne et leurs orbites respectives s'ils étaient composés de matière ordinaire, celle que les observations astronomiques permettent d'observer. Elle est loin d'être en quantité suffisante pour empêcher la dispersion dans l'espace de ces systèmes galactiques. On en déduit qu'il devrait exister une matière non observable, dite pour cette raison matière noire. Elle composerait la masse manquante, soit quelques 90% du total.
La recherche et l'identification de cette matière noire fait aujourd'hui l'objet de nombreux programmes. Mais cette matière noire, quelle qu'elle soit, ne devrait pas remettre en cause la "constante cosmologique" résultant d'un équilibre évoluant lentement entre forces d'expansion et forces de contraction. La vitesse d'expansion des galaxies avait été calculée à la suite des observations de Hubble relatives au décalage vers le rouge de la lumière nous en parvenant. Ces observations montraient qu'avec le temps, c'est-à-dire avec l'âge des galaxies, cette vitesse diminuait régulièrement.
L'énergie noire
Plus exactement, on pensait qu'elles le montraient...mais il s'avère aujourd'hui que ce n'est plus tout à fait le cas. C'est là qu'intervient l'énergie noire. Des observations complexes portant sur les témoins de l'expansion que sont les supernovae lointaines paraissent prouver qu'il y a 5 milliards d'années environ, l'expansion de l'univers, loin de ralentir, a repris de la force. On emploie le terme d'énergie noire car, comme en ce qui concerne la matière noire, si les effets de cette énergie paraissent aujourd'hui indiscutables, il n'a pas été possible à ce jour de l'observer ou de la produire en laboratoire. Elle n'interagirait directement ni avec la matière ni avec la lumière, que ce soit sur Terre ou dans l'univers visible.
Ceci ne voudrait pas dire (comme d'ailleurs en ce qui concerne la matière noire) qu'elle ne serait pas déjà là, présente et active. On parle d'une 5e force qui
s'ajouterait aux 4 forces du modèle standard de la physique: gravité, électromagnétisme (lumière), force nucléaire forte (cohésion interne des noyaux atomiques et force nucléaire faible (cohésion
des électrons autour des noyaux). Mais pour que cette 5e force soit crédible, il faudrait admettre qu'elle change en fonction de son environnement. Elle serait quasi imperceptible dans les
milieux très denses comme sur Terre. Elle serait au contraire très énergique dans les milieux presque vides de matière caractérisant l'espace cosmologique. D'où le nom de force Caméléon, ou celui de particules Caméléons pour désigner les systèmes
d'onde-particule par lesquels cette 5e force se manifesterait. A l'échelle cosmologique, la 5e force, force d'expansion, ajouterait son influence à celle de l'expansion initiale en voie
d'épuisement. L'univers subirait donc une inflation qui risquerait de devenir à terme exponentielle.
On se demandera sans doute pourquoi postuler d''emblée que cette 5e force serait une force d'expansion, et non par exemple une force de contraction? On peut répondre d'abord qu'il ne s'agit pas d'un postulat mais d'une constatation: les observations sur les supernovae précitées laissent penser que l'univers a repris son expansion il y a 5 milliards d'années environ. Il faut donc comprendre pourquoi. Par ailleurs, l'apparition de particules énergétiques s'organisant en champ génère de la tension et non de l'effondrement.
Il existe évidemment d'autres hypothèses concernant d'éventuelles variations à l'échelle cosmologique de la force de gravité modifiant la vitesse d'expansion relative des corps célestes – à supposer que les observations relatives à la vitesse d'expansion des supernovae soient fondées. On cite en particulier le modèle de l'univers inhomogène en gruyère. L'accélération ne serait qu'une illusion optique, due à une distribution non homogène de matière dans l'univers. Mais parmi ces diverses hypothèses, l'hypothèse Caméléon présenterait l'avantage, comme l'expose Eugénie Samuel Reich, l'auteur de l'article du NewScientist référencé ci-dessous, d'être testable, le cas échéant dans le milieu terrestre. C'est là qu'interviennent deux physiciens ayant précédemment collaboré avec le spécialiste bien connu de la théorie des cordes, Brian Greene. Il s'agit de Justin Khoury et Amanda Weltman, qui ont émis dès 2004 l'hypothèse de cette force Caméléon.
L'équipe a suggéré que la 5e force éventuelle pourrait être associée à des particules dont la masse serait variable, d'où son surnom. Elle dépendrait de la densité de matière les entourant. Cette masse serait faible sur Terre où la densité de matière ordinaire est très élevée, ce qui les rendrait non inobservables, du moins difficilement observables, mais elle serait forte dans l'espace cosmologique. On objectera que l'agent proposé pour la 5e force semble un peu ad hoc, c'est-à-dire avoir été défini pour répondre à la question posée. Ainsi, pour trouver l'auteur introuvable d'un crime commis dans l'obscurité, la police ferait l'hypothèse que ce crime aurait été commis par une personne habillée de noir.
Mais l'hypothèse de la force Caméléon ne surgit pas que de l'imagination des chercheurs. Elle s'appuie sur une loi de la mécanique quantique. Pour celle-ci, la portée d'une force dépend de la masse des particules créant le champ associée. Plus légère est la particule, plus grande est la portée de la force. Les champs électromagnétiques produisent des photons dépourvus de masse, la portée de la force électromagnétique est donc quasi infinie. Au contraire les particules transmettant les forces nucléaires sont très lourdes. La portée de la force ne dépasse pas les frontières de l'atome.
Vérifications expérimentales?
Il n'est donc pas aberrant d'imaginer une particule dont la masse serait inversement proportionnelle à la densité de matière l'environnant. Il en serait de même du champ de force en découlant. Dans l'espace, en l'absence d'autres masses, la masse de la particule Caméléon, quasi inobservable sur Terre, serait multipliée par quelques 10 puissance 20. Ces particules pourraient alors produire, sous forme d'énergie, des forces très puissantes s'exerçant sur des millions d'années-lumière de distance. Encore faudrait-il pouvoir observer les phénomènes en résultant. Or l'avantage de l'hypothèse serait que la force Caméléon ainsi définie pourrait produire à l'échelle cosmologique une action répulsive s'exerçant à l'encontre de la gravité. Il y a 5 milliards d'années, la densité du cosmos aurait avec l'expansion suffisamment décru pour que la force Caméléon puisse apparaître. Il suffirait alors d'observer l'augmentation de la vitesse comparée d'éloignement des galaxies depuis cette date pour en déduire l'effet accélérateur de la force sur leur vitesse d'expansion.
Il se trouve que la force d'interaction entre la
lumière et la matière a été observée depuis longtemps. Elle est associée à une constante dénommée alpha. Si l'hypothèse de la particule Caméléon était consistante, selon Khoury et Weltman, cette
particule devrait interagir avec la lumière et la matière d'une façon spécifique. Des photons pourraient se transformer (decay) en Caméléons et réciproquement, si bien que ces mouvements de
balance entre particules modifieraient la constante alpha de la force électromagnétique.
Observe-t-on de telles modifications s'exerçant sur les mouvements des galaxies? Comme ces modifications seraient de toutes façons très faibles, pour certains cosmologistes, la réponse est négative. Pour d'autres, utilisant divers observatoires notamment le télescope Keck de Hawaï, ces modifications ne seraient pas à exclure. Les observations sont étendues aujourd'hui à la lumière provenant d'étoiles situées à l'intérieur de notre galaxie, dont la polarisation serait différente selon la densité des espaces traversées, révélant ainsi la présence de l'hypothétique Caméléon.
Les physiciens intéressés par cette hypothèse cherchent actuellement, de leur côté , à répéter l'expérience en laboratoire. Il s'agirait de mesurer des changements de la gravité s'exerçant sur de petites masses testées au sein de densités de matière différentes, par exemple entre la haute altitude et la surface. Ce sera un des objets de l'expérience Microscope que le CNES français espère réaliser en 2012 en étudiant l'accélération de corps en chute libre lancés d'un ballon. Largués en haute altitude, ils devraient accélérer (légèrement) davantage qu'à basse altitude, toutes choses égales par ailleurs. D'autres expériences cette fois-ci en laboratoire sont également à l'étude.
Alpha
Notons que des observations relatives à la force alpha, définissant, rappelons-le, la force d'interaction entre la matière et la lumière, observations conduites par d'autres cosmologistes ne se référant pas nécessairement à l'hypothèse Caméléon, sont venues tout récemment compliquer le tableau. Dans un article que vient de publier, là encore, le NewScientist à la signature de Michaël Brooks, selon l'astrophysicien John Webb, opérant lui aussi à partir de l'observatoire Keck, puis du Very Large Telescope (VLT) au Chili, la lumière émanant des très lointains quasars suggère des valeurs d'alpha légèrement différentes de celles observées sur Terre. Elles dépendraient non plus du temps mais du lieu. La valeur d'alpha serait partout ailleurs que dans notre environnement, très légèrement supérieure à celle régnant dans notre partie de l'espace.
De plus les variations d'alpha ne seraient pas uniformes. Elles dessineraient une sorte de dipôle magnétique pouvant correspondre à un mystérieux alignement géant de galaxies semblant se diriger vers les confins de l'univers. La raison de ce phénomène, s'il se révèle exact, restera à trouver. Caméléon y joue-t-il un rôle? Quoiqu'il en soit, l'article rappelle que si alpha n'avait pas sur Terre la valeur constante que nous lui attribuons, la nucléosynthèse stellaire n'aurait pas pu produire d'atomes de carbone, rendant ainsi impossible la chimie organique carbonée indispensable à la vie telle que nous la connaissons.
Il restera à préciser les conséquences de ces observations récentes sur le travail des chasseurs de Caméléons évoqués plus haut.
Références
Article: Cameleon Cosmos, par Eugenie Samuel Reich. Voir aussi les discussions des lecteurs
http://www.newscientist.com/article/mg20727711.100-is-a-cosmic-chameleon-driving-galaxies-apart.html?full=true
Justin Khoury http://www.physics.upenn.edu/people/j.khoury.html
Amanda Weltman http://www.fairlady.com/afro-optimist/dr-amanda-weltman-cosmologist
MICROSCOPE (MICRO-Satellite à traînée Compensée pour l'Observation du Principe d'Equivalence) http://smsc.cnes.fr/MICROSCOPE/Fr/
Article: Laws of physics may change across the universe par Michaël Brooks
http://www.newscientist.com/article/dn19429-laws-of-physics-may-change-across-the-universe.html
Article J.K. Webb et al. Evidence for spatial variation of the fine structure constant http://arxiv.org/abs/1008.3907