Commentaire par Jean Paul Baquiast
23/02/2012
Sur
Lawrence Krauss
http://en.wikipedia.org/wiki/Lawrence_M._Krauss
Conférence http://www.youtube.com/watch?v=7ImvlS8PLIo
Débat http://scienceblogs.com/pharyngula/2011/04/
lawrence_krauss_vs_william_lan.php
Vers une nouvelle révolution paradigmatique
Dans un ouvrage souvent cité, mais de moins en moins lu 1) Thomas Kuhn expliquait que les connaissances scientifiques
s'organisent autour de vastes constructions conceptuelles, qu'il nommait des paradigmes. Ces constructions s'élaborent à partir du travail quotidien des sciences et confèrent aux nouvelles
découvertes un sens général qui dans l'ensemble s'impose à tous. Ils n'intéressent pas en effet les seuls chercheurs mais aussi les épistémologues (ou philosophes des sciences) et plus
généralement la société toute entière. La caractéristique, selon lui, des paradigmes scientifiques est qu'ils n'évoluent pas par petites touches, au fur et à mesure de l'acquisition de nouvelles
expériences. Ils le font d'une façon discontinue, par ruptures. Kuhn défend contre Popper l’idée que les théories scientifiques ne sont pas rejetées dès qu’elles ont été réfutées par de nouvelles
expériences mais seulement quand elles ont été remplacées par de nouvelles théories ayant la même ambition totalisante. Ce remplacement est pour partie un phénomène social dans le sens où il
engage une communauté de scientifiques et de philosophes en accord avec une explication globale de certains phénomènes ou de certaines expériences.
On a souvent dit ces dernières années que la physique était à la recherche de nouveaux paradigmes globaux, dans la mesure
où ses deux grands domaines de recherches, l'astronomie (étendue à l'ensemble du cosmos sous le nom de cosmologie) et la mécanique quantique, reposent sur des bases non encore compatibles.
Cependant elles ont été toutes été validées autant qu'il est possible aujourd'hui en l'état de l'expérimentation. Or ces deux domaines n'ont pas encore été rapprochés. Les efforts de synthèse
entrepris par les théoriciens de la gravitation quantique n'ont toujours pas abouti. L'objectif est d'obtenir une synthèse mathématiquement cohérente entre la théorie einsténienne de la gravité,
qui est au coeur de l'astronomie moderne et la physique quantique qui depuis les années 1929-1930 étudie en termes nouveaux les atomes et des particules. Or malgré les efforts déployés depuis
maintenant une trentaine d'années, la gravitation quantique ne propose que des modèles théoriques non testables expérimentalement et n'offrant pas de sens commun explicite.
Ceci s'est traduit, dans le domaine de la cosmologie, par le fait étonnant que pour comprendre divers phénomènes encore
inexpliqués, cette science a fait appel à des Singularités, c'est-à-dire à des évènements où les lois de la physique einstenienne cessent d'être applicables. Il s'agit notamment des Trous noirs
et du Big Bang, désormais indispensables aux descriptions actuelles de l'univers. En principe seule la physique quantique devrait permettre de donner des descriptions satisfaisantes de ces
évènements. Mais ce n'est pas encore le
On aurait donc pu espérer que l'ensemble des physiciens s'intéressant à la cosmologie aurait conjugué leurs efforts pour éliminer de tels vastes ilots d'incertitude. Même si les recherches
consacrées à la gravitation quantique n'ont pas encore abouti, on aurait peut-être pu faire plus systématiquement appel à la physique quantique, par exemple pour étudier ce que celle-ci qualifie
de vide (le vide quantique) et rechercher si le type de particules et d'interactions, dites virtuelles, qui se manifestent dans ce dernier ne pourraient pas permettre de mieux comprendre les
phénomènes, non seulement du vide cosmologique (espaces quasiment dépourvus de particules) mais des Singularités auxquelles nous venons de faire allusion, là où l'espace et le temps ne se
manifestant plus, les déterminismes de la physique ordinaire ne peuvent intervenir.
Ceci aurait été d'autant plus légitime que la physique contemporaine fait de plus en plus appel à des expériences, telles
celles intéressant l'effet dit Casimir, où l'étude des particules virtuelles apparaissant et disparaissant au rythme des fluctuations du vide quantique est en train de se banaliser 2). Or
assez curieusement, la plupart des cosmologistes, jusqu'au début des années 2000, ne semblaient pas prêter intérêt aux questions étudiées par la physique quantique. C'est ainsi que pour expliquer
des observations relatives à des anomalies dans la gravitation (matière noire) ou dans la vitesse d'expansion de l'univers (énergie noire), beaucoup préféraient mettre en cause la qualité de ces
observations plutôt que l'intervention de facteurs en cours d'élucidation par la physique quantique, comme les particules quantiques et les fluctuations du vide évoquées plus haute 3). Peut-être faut-il faire porter ce manque d'ouverture au cloisonnement disciplinaire particulièrement marqué en France, entre
astronomes et leurs collègues physiciens de laboratoire s'intéressant au monde quantique.
Ce cloisonnement s'est aussi traduit dans le domaine des paradigmes. La cosmologie inspirée par la tradition de
l'astronomie s'est longtemps limitée au paradigme dominant dans les sciences dites macroscopiques, celles s'intéressant aux objets de la vie quotidienne. Il est que tout phénomène peut être
rattaché à une cause. Il est aussi que ces causes s'organisent en lois de plus en plus générales à partir desquelles on peut déduire les phénomènes de détail. La physique quantique, au contraire,
a popularisé depuis maintenant plus d'un demi-siècle les concepts d'indéterminisme, de superposition d'état, d'intrication. Pour elle, la science ne peut envisager de phénomènes ayant une réalité
en soi. Elle ne peut décrire que des résultats probabilistes découlant des relations entre un monde inobservable directement, des expérimentateurs et des instruments.
On conçoit bien les résistances qu'a longtemps suscité la tentation d'étendre ces « conceptions du monde » à l'astronomie. L'astronome classique ne comprenait pas l'intérêt de faire
appel pour, par exemple, l'observation de la lune et du soleil au « relativisme » s'imposant en mécanique quantique. Il reste que, pour interpréter les situations limites que fait
apparaître aujourd'hui l'observation de l'univers, évoquer le vieux déterminisme de la physique macroscopique se révèle inopérant 4)
Malgré cela, jusqu'à une époque très récente, s'est conservée la conviction que le monde de la cosmologie restait gouverné par des causes premières définissant plus ou moins rigidement
l'enchainement des phénomènes et l'interaction des forces en présence. Même si les spécialistes ne pouvaient pas encore expliquer, selon la formule célèbre, pourquoi il se trouvait quelque chose
plutôt que rien, ils pouvaient au moins se persuader que ce quelque chose – c'est-à-dire l'univers avec tous ses contenus - découlaient de causes dont certaines leur paraissaient pouvoir être
étudiées théoriquement et expérimentalement.
Les esprits évoluent
L'état des esprits paraît cependant changer rapidement chez les physiciens et ceux qui s'intéressent à leurs recherches, comme en
témoigne le livre de Lawrence M. Krauss que nous évoquons ici, A universe for nothing. Gràce en particulier aux travaux de l'auteur et des cosmologistes ayant adopté sa démarche, la
prise en compte des postulats et des méthodes de la physique quantique est en train de se généraliser en cosmologie. C'est ainsi que des observations niées ou non comprises par l'astronomie
traditionnelle, telles celles relatives à la masse des astres (matière noire) ou à la vitesse d'expansion de l'univers (énergie noire) commencent à être mieux interprétées en faisant notamment
appel aux fluctuations du vide et aux particules virtuelles étudiées par ailleurs en laboratoire par les physiciens quantiques.
Mais il existe à cela une contrepartie épistémologique. La physique quantique considérée dorénavant en astronomie comme
incontournable apporte avec elle ses propres postulats épistémologiques. Nous les avons résumés ci-dessus. Il en résulte que les paradigmes anciens inspirés par la physique macroscopique perdent
de leur influence, y compris par contagion dans les sciences traditionnelles. Une véritable révolution paradigmatique, une de plus, paraît en train de s'accomplir sous nos yeux. C'est à elle que
fait référence le titre du présent article.
Si ce nouveau paradigme réussissait à s'imposer en découlerait un changement dans la façon de se représenter le monde ayant inspiré plusieurs générations de philosophies des sciences dominées par
le déterminisme –sans mentionner chez d’autres auteurs un finalisme d’inspiration religieuse également très présent. Nous ne prétendons pas ici définir avec précision ce changement. Essayons
pourtant de le résumer.
La grande majorité des humains ne sont pas concernés par la science. Ils se représentent le monde à partir des images et
sentiments diffusés par les diverses religions. Nous n'évoquerons pas ici les polémiques et agressions que suscite dans les milieux croyants américains l'ouvrage de Lawrence Krauss. Le Web en
témoigne. Mais ce ne sont pas les croyants qui nous intéressent. Nous mentionnons ici la petite minorité des humains qui, même s'ils ne se disent pas ouvertement athées, font cependant
exclusivement confiance à la science pour décrire le monde. Lorsque celle-ci laisse des questions sans réponse, ils préfèrent attendre de nouvelles avancées, tant dans l'expérimentation que dans
la théorisation, plutôt que faire appel à des explications par la divinité qui en fait n'expliquent rien (Dieu par défaut ou God of the Gaps, selon la formule reprise par l'auteur).
Or quel est le paradigme dominant dans les sciences dites macroscopiques, celles s'intéressant aux objets de la vie quotidienne. Il est nous l'avons dit que tout phénomène doit pouvoir être
rattaché à une cause. Il est aussi que ces causes s'organisent en lois de plus en plus générales à partir desquelles on peut déduire les phénomènes de détail. Il en résulte qu'aucun scientifique
conséquent, comme aucun philosophe des sciences responsable, ne se serait avisé jusqu'à ces temps-ci de postuler que l'univers et tout ce que l'on observe en son sein pourraient ne provenir de
Rien.
C'est pourtant ce que suggèrent les cosmologistes tels que Krauss. Poussée à l'extrême, ce postulat signifierait que par Rien, il ne faudrait pas se limiter aux vides usuels, vide instrumental obtenu dans une machine à vide, vide cosmologique de l'espace inter-galactique ou même vide quantique de l'effet Casimir, supposé empli de particules virtuelles et de fluctuations, tous vides auxquels on peut rattacher des phénomènes observables. Il s'agirait d'un Rien absolu, antérieur ou en arrière-plan de l'univers, excluant évidemment tout temps, tout espace, tout observateur et toute matière à observer. Il exclurait même, à l'extrème, toute référence au monde quantique ou à son énergie, et par définition toute référence à des lois fondamentales de la nature, s'imposant a priori.
De plus, selon ce postulat, de ce Rien pourrait à tout moment provenir n'importe quoi. Par n'importe quoi, il faudrait là
encore effectivement entendre N'importe quoi, apparaissant sur un mode totalement aléatoire, comme le font les émergences de couples de particules-antiparticules virtuelles. Ceci inclurait
l'univers cosmologique que nous connaissons, avec ses lois fondamentales et tout ce qu'il comporte, y compris des observateurs intelligents tels que nous, mais aussi d'autres entités
indescriptibles par nous et notamment d'autres univers, obéissant probablement, pour certains d'entre eux, à des lois fondamentales différentes et comportant des observateurs
différents.
Un postulat en science n'a d'intérêt que si peuvent en être déduites des hypothèses vérifiables expérimentalement. C'est bien nous l'avons dit ce qui est en train de se passer en cosmologie, puisque depuis quelques années un certain nombre de faits nouveaux susceptibles d'entrainer des changements conceptuels importants, mais non encore organisés en une véritable révolution paradigmatique, sont en train de se produire. A Universe From Nothing en donne de nombreux exemples. Il n'est pas encore possible d'observer d'autres univers au sein d'un multivers hypothétique, mais le nouveau paradigme se refuse à exclure cette perspective.
Nous encourageons donc nos lecteurs à se reporter au livre. Il s'agit d'un ouvrage relativement difficile, bien que
l'auteur vise un large public. Les concepts et les observations auxquels il se réfère sont récents et peu connus des non spécialistes. Ils évoluent tous les jours, comme le montre l'actualité
scientifique. Laurence Krauss est particulièrement bien placé pour en traiter puisque comme nous l'avons dit, il a personnellement participé à beaucoup des recherches mentionnées. Il continue à
le faire. Inutile dans ce premier article de faire d'autres commentaires. Nous y reviendrons ultérieurement à l'occasion.
Les limites du cerveau humain
Auparavant, nous voudrions évoquer une question que l'auteur aborde à peine, contrairement à d'autres scientifiques, tels
notamment l'astronome Christian Magnan, précédemment commenté sur ce site. Il s'agit d'un fait, bien connu des cogniticiens évolutionnaire. Le cerveau humain s'est adapté tout au long de
l'évolution à la compréhension de l'environnement dans lequel étaient plongés les animaux et les humains apparus ensuite. Il comporte donc des limites obligées. Il ne peut pas comprendre, ni même
observer n'importe quoi. L'ajout de puissants moyens instrumentaux d'observation et de traitement des données n'y change rien. Les limites demeurent, dès que les questions à comprendre
s'approfondissent.
Bien quei les techniques modernes permettent aux homo sapiens (ou pour reprendre notre terminologie, aux systèmes anthropotechniques ) de percevoir et d'interpréter de plus en plus de choses, y
compris concernant le cosmos, il paraît inévitable que face aux questions véritablement dures (les hard problems de Chalmers) les humains doivent déclarer forfait. Mieux vaudrait en
convenir. Beaucoup de ce que nous observons de l'univers nous demeurera sans doute à jamais incompréhensible. Par ailleurs, à très long terme, nous observerons de moins en moins de choses, si
comme le pronostique Lawrence Krauss, l'expansion se poursuivait.
Il serait cependant raisonnable, avant que les cerveaux humains ne déclarent forfait, qu'ils s'appliquent davantage à mieux comprendre leur propre fonctionnement, assisté de celui de leurs prothèses artificielles. Beaucoup de domaines devant lesquels aujourd'hui la science capitule pourraient sans doute alors s'éclaircir. Cette perspective nous permettra de faire un lien entre le cosmos et les automates intelligents, qui donnent leur nom à notre site.
Notes
1)Thomas Kuhn La Structure des révolutions scientifiques,
1962
2)Cf NewScientist Something for nothing. How to harness the power of the vacuum 18 février 2012, p. 34
3)Voir par exemple Christian Magnan, dans Le théorème du jardin, que nous avons présenté sur ce site
4) Ce « relativisme » très sain, pouvant relever selon les termes de notre collègue Mioara Mugur Schaechter de la Méthode de Description Relativisée (MCR)
qu'elle a proposée, ne s'est d'ailleurs pas encore étendu à l'ensemble des connaissances intéressant la vie quotidienne, alors qu'il y aurait, comme nous l'avons montré par ailleurs, tout-à-fait
sa place.