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Cet ensemble de textes a été conçu à la demande de lecteurs de la revue en ligne Automates-Intelligents souhaitant disposer de quelques repères pour mieux appréhender le domaine de ce que l’on nomme de plus en plus souvent les "sciences de la complexité"... lire la suite

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15 mai 2009 5 15 /05 /mai /2009 17:13




L'origine des individus

Par Jean-Jacques Kupiec

Fayard. Le temps des sciences 2008

La version anglaise de l'ouvrage a paru sous le titre The Origin of Individuals chez World Scientific, en mars 2009.

 

Présentation et commentaires par Jean-Paul Baquiast - 12 mai 2009

 


Jean-Jacques Kupiec est chercheur en biologie et en épistémologie au centre Cavaillès de l’Ecole Normale Supérieure de Paris. Il s’était fait connaître du public cultivé en publiant avec Pierre Sonigo ce qui fut une sorte de coup de tonnerre dans le ciel encore serein de la biologie moléculaire et du déterminisme génétique : Ni Dieu ni gène. Pour une autre théorie de l’hérédité (Seuil, 2000, réédité en 2003).
Voir notre présentation sur ce site:
http://www.automatesintelligents.com/biblionet/2000/dec/jj_kupiec_p_sonigo.html

Depuis Jean-Jacques Kupiec a poursuivi ses recherches, afin de préciser la théorie, ou si l’on préfère, le paradigme de l’ontophylogénèse, présenté dans ce premier livre.

« Ni Dieu ni gène » avait déjà suscité de nombreuses réactions. Il en est de même de « L’origine des individus ». On les trouve facilement sur le web. Mais généralement, il s’agit de courtes présentations du livre et de l’auteur, d’ailleurs toutes laudatives. Notons cependant un effort d’approfondissement, sous forme d’un entretien avec l’auteur, du à notre consoeur Véronique Anger de Friberg, dans Les Di@logues Stratégiques,
Le site Agoravox a republié cet article. On y lira les commentaires, souvent naïfs, parfois inutilement agressifs d’internautes ayant lu (ou n’ayant pas lu) Jean-Jacques Kupiec. Celui-ci a pris la peine de répondre de façon éclairante aux principales objections.
:
En ce qui concerne l’édition papier, rappelons que Jean-Jacques Kupiec a publié, seul ou en collaboration, de nombreux articles scientifiques recensés dans la bibliographie du livre.

Récemment, la revue Pour la science a fait paraître deux articles de Jean-Jacques Kupiec, dont le dernier « Le darwinisme cellulaire » (in le Dossier « L’évolution », Avril-Juin 2009), reprend l’essentiel de sa thèse (accès payant). le dossier dans son ensemble éclaire bien les points de vue actuels sur l'évolution. On notera un article sur la sélection de groupe: "Pour le bien du groupe" de D.Wilson et E. Wilson. p.78.

Enfin, un ouvrage collectif tout récent, « Le hasard au cœur de la cellule, probabilités, déterminisme, génétique » Collection Matérialogiques, Editions Syllepse, février 2009, dont Jean-Jacques Kupiec a coordonné la rédaction, commente ou développe les thèses de « L’origine des individus », en tenant compte de sensibilités différentes.. Nous en conseillons vivement la lecture (voir http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_63_iprod_415-Le-hasard-au-c-ur-de-la-cellule.html )


Il n’est pas facile de faire un commentaire original à propos d’un livre qui a déjà reçu un accueil très favorable, et qui a fait l’objet de nombreuses présentations pertinentes. Ou bien le chroniqueur se borne à reprendre ces présentations en les réécrivant un peu, ou bien il veut innover mais pour cela il doit prendre le risque d’écrire des inexactitudes, ceci dans les deux domaines où l’auteur excelle, la biologie et l’épistémologie.

C’est pourtant ce risque que nous allons prendre, en livrant ici notre interprétation de l’œuvre d'ensemble de Jean-Jacques Kupiec. Il s’agit d’une interprétation dans la forme et non dans le fond – sauf in fine. En ce qui concerne le fond en effet, nous nous sommes efforcés de rester fidèle à la pensée de l’auteur, même si nous n’avons pas ici repris tous ses développements. Ceci pour dire que la lecture approfondie d’un livre qui n’est pas très facile (sans être difficile) s’impose à tous ceux s’intéressant à l’évolution contemporaine des recherches en biologie.

Pourquoi l’ontophylogenèse


Selon Wikipedia, « L’ontogenèse (ou ontogénie) décrit le développement progressif d'un organisme depuis sa conception jusqu'à sa forme mature, voire jusqu'à sa mort. En biologie de l'évolution, on oppose souvent l'ontogenèse, l'histoire d'un individu particulier, et la phylogenèse, l'histoire évolutive de l'espèce à laquelle appartient cet individu ». Notons d’emblée que pour le rédacteur de cet article, le phylum auquel fait allusion le terme de phylogenèse se confond avec celui d’espèce. Dans un autre article de Wikipedia, consacré à la phylogénie, la définition du phylum est plus large: « La phylogénie est l'étude de la formation et de l'évolution des organismes vivants en vue d'établir leur parenté. La phylogenèse est le terme le plus utilisé pour décrire la généalogie d'une espèce, d'un groupe d'espèces mais également, à un niveau intraspécifique, la généalogie entre populations ou entre individus ». Dans cette définition, l’espèce cesse alors d’être présentée comme une entité en soi, qui se retrouverait sous des formes différentes dans l’ensemble des êtres vivants, mais comme une façon de regrouper des individus présentant globalement un ensemble de caractères communs, les différenciant d’autres populations. L’intérêt se porte alors non plus seulement sur une lignée particulière, mais sur le processus de formation des lignées évolutives sous l’effet de divers mécanismes de différenciation.


La très grande majorité des biologistes évolutionnaires d’inspiration naturaliste (ou matérialiste) admet aujourd’hui que la formation des espèces, c’est-à-dire l’ontogenèse, nécessite pour être comprise de faire appel au darwinisme. Celui-ci peut être résumé au principe de l’évolution sur le mode variation au hasard/sélection/amplification, que Daniel Dennett avait appelé « l’idée dangereuse de Darwin ». Ne s’y opposent plus que les créationnistes de toutes obédiences. Pour la biologie darwinienne, ce sont des phénomènes aléatoires qui provoquent les variations – ou mutations - du génome caractéristique de chaque espèce. La plupart sont létales. Certaines peuvent induire, par la modification de certains gènes, des individus puis des espèces mieux adapté(e)s à l’environnement et à ses modifications que ne l’étaient les organismes antérieurs. Rappelons que pour les spiritualistes, il s’agit d’une « idée dangereuse », en ce sens que par application de ce principe, on peut déduire que l’homme, loin d’être en quelque sorte une image de Dieu sur terre, placée de ce fait au sommet de l’évolution, ne constitue qu’une branche (non terminale) d’un immense buisson où les bactéries comme les primates et les humains ne sont que les produits d’un mécanisme sans finalités.


Par contre, en ce qui concerne la formation des individus à l’intérieur des espèces, la très grande majorité des biologistes estimait jusqu’à ces dernières années que c’était le programme génétique transmis par l’intermédiaire de l’ADN reproductif qui déterminait la séquence d’apparition des différents organes de l’embryon. Son influence se prolongeait tout au long de la vie. Les gènes, dans l'acception qu'en donnaient les défenseurs du « tout génétique », définissaient donc dès avant la naissance les propriétés et aptitudes de l’individu. La biologie moléculaire s’était efforcée de montrer qu’il s’agissait de processus rigoureux, déterministes, excluant donc, sauf accidents, le hasard. Le terme même de programme génétique, faisant penser à un programme informatique et à des informations numériques, faisait illusion. En aucun cas pourtant, il ne s'agit d'algorithmes s'appliquant par oui ou par non. Mais l'on n'y pensait pas. Si bien que certains s'étonnaient naîvement du fait que les individus issus d'un même génome (tels les jumeaux vrais) puissent être différents.


Comme l’on sait, le déterminisme génétique, notamment dans son extension à l’homme, sous la forme dite de la sociobiologie, a conjugué contre lui de nombreux opposants. On a retrouvé dans leurs rangs les spiritualistes, qui ne pouvaient admettre que l’esprit, même s’il est le produit de l’activité du corps, soit figé à l’avance par l’hérédité et inaccessible aux considérations morales. Mais la quasi-totalité des psychologues matérialistes, évolutionnaires ou non, ont protesté contre le fait que les faits de culture, résultant de l’interaction des individus au sein des sociétés, ne soient pas pris en compte par la biologie moléculaire, alors qu’ils joueraient un rôle essentiel dans la détermination des comportements individuels et collectifs.


Une contradiction d'abord bien acceptée puis intenable


Ainsi, le hasard (ou ce que l’on définit comme tel en évolution) intervenait systématiquement dans la production des génomes, mais il se trouvait radicalement exclu dans l’expression de ces génomes lors de la formation des individus. Il y avait là une contradiction qui, curieusement, dans la 2e moitié du 20e siècle, n’avait pas suscité de commentaires. L’ouvrage fondateur de Jacques Monod, « Le Hasard et la Nécessité » (1970) n’avait pas attiré l’attention sur cette contradiction. La raison de ce manque de curiosité tenait à ce que les biologistes pensaient avoir apporté des preuves expérimentales indiscutables tant de la « réalité » des mécanismes darwiniens régissant l’évolution des espèces, c’est-à-dire l’ontogenèse, que de la « réalité » des mécanismes génétiques commandant la production des individus, c’est-à-dire la phylogenèse.

Cependant, les preuves de la « réalité » du déterminisme génétique avaient été bien plus difficiles à apporter que celles intéressant le rôle du darwinisme dans l’évolution des espèces. Elles avaient résulté des travaux menés par la biologie moléculaire à partir de l’identification de la double hélice, dont précisément l’Institut Pasteur avec Jacques Monod avait été l’un des acteurs. On cru alors pouvoir comprendre le rôle des gènes dans la phylogenèse. Il était vite apparu que ceux-ci n’intervenaient pas directement dans la fabrication de l’embryon. Des médiateurs protéiques spécifiques faisaient le relais entre le gène ou les gènes supposés contribuer à la formation de l’organisme et les cellules directement concernées par l’ordre d’apparition et l’architecture des organes. Mais le mécanisme, totalement déterministe, excluait toute variation aléatoire. Il ne permettait, selon ces approches, aucune liberté ni plasticité, sinon par accidents. Une propriété qui avait été nommée la stéréospécificité permettait d’expliquer comment les protéines synthétisées (et repliées) sous l’influence des gènes ne pouvaient correspondre qu’à un et à un seul type d’organite infracellulaire ou de cellule. L’image popularisée alors fut celle de la clef qui ne peut ouvrir qu’une seule serrure.


Précisons cependant que si, pour les biologistes matérialistes, la programmation génétique et la variabilité des génomes introduite par des mutations aléatoires constituaient des conquêtes de la pensée scientifique déterministe qu’il ne fallait pas remettre en cause, l’on devait cependant tenir compte des observations multiples nouvelles qui s’accumulaient. En ce qui concerne l’ontogenèse, l’étude plus précise du rôle des gènes avait montré que l’intervention des gènes et des protéines dont ils provoquaient la synthèse était bien plus complexe que celle résumée par le concept « un gène, un caractère ». Des gènes dits régulateurs avaient été identifiées. Le protéome ou catalogue des protéines impliquées dans la reproduction s'est révélé par ailleurs infiniment plus riche que le catalogue des gènes propres à chaque espèce. La stéréospécificité apparut alors comme loin d’être systématique, le même morceau d’ADN pouvant diriger l’assemblage de protéines différentes, dont l’une seulement intervenait dans la suite de l’embryogenèse.
Par ailleurs, il n’était plus niable que dès sa formation, l’embryon était soumis aux contraintes du milieu, notamment du milieu social dit aussi milieu culturel. Le milieu influe de façon plus ou moins importante sur le développement de l’individu, selon des modalités étudiées dans le cadre d’une approche devenue depuis systématique, l’épigénétique.


En ce qui concerne l’évolution des génomes, c’est-à-dire la phylogenèse, il était apparu parallèlement que des phénomènes difficiles à considérer comme de simples mutations aléatoires pouvaient contribuer efficacement à la formation de nouvelles espèces ou à des modifications du génome à l’intérieur d’espèces existantes. Citons par exemple le transfert horizontal de gènes (très répandu, et pas seulement chez les bactéries) ou, à une autre échelle, la sélection de groupe présentée comme agissant sur l’ADN non d’un individu isolé mais de nombreux individus au sein d’un groupe soumis à une pression sélective. Il s’agissait en quelque sorte de mutations orientées par l’interaction avec le milieu.


Une révolution conceptuelle : l’extension du domaine du darwinisme.


Tout ceci faisaient supposer, vers les années 1990, que la biologie se trouvait à la veille d’une révolution conceptuelle, voire philosophique, importante. Seul manquait le ou les chefs d’orchestre de cette révolution, susceptibles de proposer les nouveaux concepts nécessaires à la cristallisation d’un nouveau paradigme. Nous n’offenserons pas la modestie de Jean-Jacques Kupiec en affirmant qu’il fut en France et sans doute aussi dans le monde entier, avec quelques collègues tels que Pierre Sonigo, le plus efficace de ces chefs d’orchestre. L’ouvrage dont dès 2000 nous avions signalé l’importance, « Ni Dieu ni gène », co-écrit avec Pierre Sonigo, en donna le signal. Il fut reçu avec effroi par la communauté des biologistes traditionnels et avec beaucoup d’excitation par de jeunes chercheurs à la recherche de nouvelles problématiques intéressant le développement des formes vitales. L’empire d’une biologie moléculaire déterministe toute puissante en parut ébranlé, ce qui ne manqua pas d’entraîner des résistances de la part des généticiens.

Dix ans après, « L’origine des individus » précise la révolution ainsi amorcée. Le livre apporte de nouvelles preuves expérimentales démontrant le fonctionnement probabiliste des gènes et le caractère également probabiliste des interactions entre protéines synthétisées par ces gènes au cours de l’ontogenèse. Ces découvertes récentes, dont on ne fait qu’entrevoir les conséquences, sont en contradiction totale avec l’idée d’un programme génétique déterministe par définition. Le livre relate également des simulations informatiques très convaincantes permettant de mieux comprendre les mécanismes de sélection darwinienne proposés pour analyser la production des cellules, des tissus, des organes et des organismes entiers. Au-delà de cela, il propose une relecture fructueuse des concepts devenus de véritables lieux communs des sciences de la complexité, l’émergence provenant du passage des parties au tout, l’auto-organisation et plus généralement l’essentialisme consistant à ériger en réalité objective ce qui n’est que le produit d’un certain nombre d’observations dont les résultats paraissent réguliers. Nous allons revenir sur ce dernier point ci-dessous. Disons seulement ici qu'il est un peu sévère à propos des théoriciens de l'auto-organisation. Il ne nous semble pas qu'aucun d'entre eux ne tienne pas compte d'un système dit auto-organisateur puisse l'être indépenamment d'un arrière-plan sélectif. C'est le cas des eusociétés ou sociétés d'insestes.


Mais comment et à quels niveaux fonctionnent les mécanismes de la sélection darwinienne dont Jean-Jacques Kupiec avait proposé d’étendre le domaine d’action à pratiquement toute la biologie du développement? Jean-Jacques Kupiec a comme on le sait forgé le concept d’ontophylogenèse. Ce terme tout à fait heureux au point de vue linguistique signifie que pour lui l’ontogenèse et la phylogenèse constituent deux phases inséparables du processus de construction du vivant. Les espèces se forment de la même façon que les individus, dans le cadre de ce qu’il a nommé l’hétéro-organisation. Ce dernier terme signifie que les structures vitales ne se forment pas par appel à des procédures d’auto-organisation totalement coupées du milieu dont il n’existe aucune preuve expérimentale dans la nature. Elles se forment par interaction avec le milieu extérieur, en application systématique de la logique darwinienne.


En simplifiant beaucoup, nous dirons qu’il s’agit de réintroduire l’évolution au hasard elle-même contrainte par l’interaction avec le milieu au coeur de la formation de tous les organismes vivants, depuis le virus et la cellule jusqu’aux organismes multicellulaires, aussi complexes soient-ils. Autrement dit, il s’agit de généraliser « l’idée dangereuse de Darwin », en montrant que le principe: variation au hasard/sélection/ampliation se retrouve à tous les niveaux du vivant (comme ajouterions nous, à tous les niveaux de la formation des systèmes naturels fussent-ils non biologiques…mais nous y reviendrons). Il faut préciser d’emblée que cette généralisation du darwinisme ne découle pas du triomphe d’un nouveau dogme dans l’esprit de quelques matérialistes acharnés. Elle résulte seulement d’expérimentations instrumentales nouvelles et du fait que le darwinisme est le seul facteur permettant à ce jour d’interpréter des observations apparemment incompatibles. Ceci étant, si les personnes étrangères à la biologie conçoivent bien le processus des mutations au hasard et de la sélection quand il s’applique aux génomes, elles se représentent moins bien comment ce même processus peut se retrouver à l’intérieur d’un organisme en cours de développement et à plus forte raison au sein d’une cellule. De quelles mutations s’agit-il en ce cas et quel est le milieu intérieur jouant le rôle d’apporteur de contraintes sélectives ? Des explications s’imposaient, que le livre fournit. Il s’agit d’un des passages un peu difficiles de l’ouvrage, mais avec un minimum d’attention, les choses s’éclairent.


La description de différentes observations fines des processus intracellulaires, complétées par la modélisation informatique présentée dans le livre et dans l’article cité de Pour la Science, montrent bien ce dont il s’agit. On trouve le hasard ou plutôt l’absence d’organisation préalable dès le niveau le plus fin de l’organisation atomique. On peut dire d’une façon imagée qu'à la base les molécules sont agitées d’un mouvement brownien, qui se retrouve à tous les autres niveaux. Du fait du caractère intrinsèquement probabiliste du réel, on est d’emblée dans l’hétérogène, donc d’emblée il y a un intérieur et un environnement. De manière plus explicite : il n’y a pas d’origine. L''origine et la sélection se retrouvent à tous les niveaux du vivant.


Jean-Jacques Kupiec ne le dit pas explicitement, mais l’on peut penser que ces mécanismes sont véritablement universels. On les retrouve sans doute, à des échelles différentes, dans ce que l’on appelle les fluctuations de l’énergie du vide au niveau quantique, la constitution des premiers minéraux à partir des substrats chimiques initiaux et aussi la création des premières molécules réplicatives développées sur argile ou autres composés physico-chimiques à l’origine de la vie. Nous pensons par ailleurs que, dès maintenant, il serait possible d’utiliser une méthodologie analogue pour comprendre comment, par exemple, se forment dans le cerveau les contenus cognitifs complexes ou, au sein des réseaux informatiques, les assemblages de données et d’images formant des ensembles signifiants (dits aussi mèmes par la mémétique). Enfin la façon dont les populations de robots acquièrent des connaissances sur le monde et des langages permettant de communiquer à leur propos relève certainement de processus comparables, fondamentalement darwiniens.


Réponse aux objections


La nouvelle définition du vivant découlant de l’approche ontophylogénétique a suscité de nombreuses objections. Les unes, mais nous allons y revenir, sont de nature quasi philosophique. Mais les autres sont plus pratiques. A quoi bon réintroduire le hasard et la sélection à tous les niveaux de création de la complexité biologique si les produits finaux découlant des microprocessus darwiniens décrits par l’ontophylogenèse ne peuvent s’interpréter que sur le mode statistique, ce qui entraîne la conséquence qu’ils ne diffèrent guère ou pas du tout de ce que seraient les produits de processus reproductifs strictement déterministes. En moyenne, objecte-t-on ainsi, au sein d’un processus reproductif déterminé, un gène ne « crée » pas plusieurs types de protéines, ou de cellules, ou d’organismes. Une grande permanence se constate dans la reproduction de l’existant. C’est même pour cette raison que les anciens naturalistes avaient pu identifier au sein de la diversité biologique des individus semblables pouvant être regroupés en espèces homogènes.


Pour répondre à cette objection on peut faire la comparaison avec la physique. Les lois de Newton sont parfaitement valables, bien qu'approximatives, pour comprendre les phénomènes qui se déroulent à notre échelle. Alors à quoi bon s'obliger à prendre en compte la théorie de la relativité ? On connaît la réponse. L’approche relativiste a permis des développements impossibles dans le cadre de la physique newtonienne. En biologie c’est la même chose. L’approche déterministe possède un domaine de validité mais c’est une approximation. La connaissance de la réalité probabiliste sous-jacente permet d’aller plus. C’est le cours normal de la recherche. Pourquoi devrait-on s’arrêter à la description offerte par le déterminisme génétique ?

Ce n’est pas parce que plusieurs processus différents donnent naissance à des produits globalement comparables qu’il faut en inférer que ces processus sont identiques. On risque en effet, d’une part d’inventer des mécanismes qui n’existent pas ou de refuser de voir des différences entre mécanismes existants pouvant prendre ultérieurement une grande importance. Mais l’on risque aussi de se priver de voir des résultats évolutifs qui bien qu’exceptionnels au regard de la loi des grands nombres, pourraient prendre une grande importance dans le cadre d’une évolution extérieure contrainte par de nouvelles caractéristiques du milieu. Si le milieu naturel changeait et si les cygnes noirs se révélaient mieux adaptés que les cygnes blancs à ces changements, on serait heureux de comprendre comme des cygnes noirs peuvent aléatoirement apparaître au sein de population de cygnes blancs, afin le cas échéant d’encourager leur multiplication.


Cependant, l’opposition suscitée par l’ontophylogenèse est plus de nature philosophique, sinon idéologique, que pratique. Comme le montrent les critiques faites aux publications de Jean-Jacques Kupiec et de ses collègues, le nouveau paradigme impose de repenser une grande partie des études et concepts suscités par l’application sans nuances de l’hypothèse selon laquelle les gènes dictent l’organisation des structures biologiques et celle d’une grande partie des structures culturelles. Il faudra reprendre les hypothèses de départ, réorganiser les protocoles expérimentaux, modifier les certitudes intellectuelles. Beaucoup d’activités et d’intérêts exploitant un certains simplisme biologique devront évoluer pour survivre. Ceci notamment dans les métiers de la santé humaine et vétérinaire, comme de la pharmacie. Au plan intellectuel, la diffusion ainsi légitimée de l’ « idée dangereuse de Darwin », provoquera la sainte alliance des spiritualistes pour qui le darwinisme reste le diable et des matérialistes réductionnistes qui perdent pied dès qu’ils doivent intégrer dans leur modes de pensée le fait que les effets ne découlent pas tous de causes nettes et précises, obligeant à prendre en compte ce qu’à défaut d’autre terme on nomme le hasard.


Elargir le champ de la critique épistémologique


Nous ajoutons une autre cause de rejet de l’hypothèse ontophylogénétique et d’une évolution biologique susceptible d’être décrite en faisant appel à elle. Il s’agit de la croyance au « réalisme des essences ». Jean-Jacques Kupiec y fait allusion, mais nous pensons qu’il devrait insister davantage sur ce point. Nous avons dans cette revue donné plusieurs fois la parole à deux écoles convergentes de chercheurs. Les uns, qui relèvent des neurosciences cognitives, s’intéressent à la façon dont les cerveaux, que ce soit chez les humains ou chez des animaux ne disposant apparemment pas du langage, regroupent de façon empirique des faits d’observations voisins autour de concept susceptibles de leur donner un sens. Il s’agit d’un processus indispensable à la survie, permettant notamment d’identifier et classer des phénomènes s’étant révélés dangereux, afin d’y réagir en temps utile. Les catégories de faits ainsi créées sont considérées comme des éléments du monde extérieur, dotés d’une réalité en soi, et non d’une réalité construite par le cerveau. Souvent, par application de la Théorie de l’esprit (theory of mind), les cerveaux projettent sur ces entités virtuelles des intentions ou des personnalités analogues à celles qui chez l’homme, sont prêtées aux divinités imaginaires. Ce sont de telles constructions mentales qui ont transformé les concepts d’individu, d’espèce, d’humain et d’espèce humaine en essences qu’il ne fallait absolument pas, sous peine d’être accusé de sacrilège, prétendre déconstruire. Or c’est ce que fait quotidiennement Jean-Jacques Kupiec. On comprend qu’il soit mal vu par les idéologues de la connaissance.


La deuxième école à qui nous avons été heureux de donner la parole dans cette revue est représentée par la physicienne Mioara Mugur-Schächter et la Méthode de Conceptualisation Relativisée par laquelle elle propose de représenter la façon dont, à partir d’un substrat quantique à proprement parler indéfinissable, les observateurs et leurs instruments peuvent progressivement construire des entités microscopiques susceptibles d’être mises en œuvre dans des systèmes physiques macroscopiques. Le point important de cette méthode, comme nous l’avons montré, est qu’elle pourrait et devrait être exportée dans toutes les autres sciences du monde macroscopique. Il s’agit d’une application particulièrement puissante d’une approche épistémologique non-réaliste constructiviste susceptible d’être appliquée partout, y compris pour préciser le contenu des entités définies par le langage courant à partir des observations empiriques.

Nous sommes persuadés que le vaste travail de déconstruction et de reconstruction de la connaissance en biologie, entrepris par Jean-Jacques Kupiec et ses collègues, pourrait ainsi être inscrit avec profit dans les domaines illustrant les conquêtes méthodologiques de la méthode proposée par Mioara Mugur-Schächter.

 

 

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