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Le concept d’émergence est de plus en plus utilisé. Il repose sur la constatation que dans un ensemble formé de parties différentes, le tout est davantage que la somme des parties. Si nous regardons une montre, la montre est davantage que la somme de ses rouages. Si nous regardons un organisme vivant, celui-ci est plus que la somme de ses organes. Par ailleurs, ce qu’indique la montre, la mesure du temps et ce que l’on fera de cette mesure, ou le comportement qu’adopte l’organisme, ne peuvent être déduit de ce que sont les organes, même additionnés.
Ceci paraîtra une banalité, mais la portée philosophique du concept est bien plus grande qu’on ne l’imagine a priori. Elle confirme ce que la science des systèmes indiquait par ailleurs : un système, même composé d’éléments simples, risque d’évoluer dans le temps de façon imprévisible. L’informaticien et mathématicien américain Stephan Wolfram l’a montré dans le domaine des Automates cellulaires (voir notre dossier http://www.automatesintelligents.com/labo/2002/juin/doswolfram.html). Aujourd’hui, rien ni personne ne peut expliquer pourquoi telle règle simple appliquée à un automate cellulaire génère (ou non) telles formes compliquées. Il y a là quelque chose de très troublant.
Mais c’est en biologie et en physique que le phénomène de l’émergence est de plus en plus évoqué. En biologie, cela n’a rien d’inattendu. En physique, il oblige à admettre qu’il n’est pas possible d’expliquer l’apparition des structures complexes en recherchant des lois simples régissant les composants premiers de la matière. C’est tout récemment le prix Nobel américain Robert Laughlin qui l’a montré le mieux [ A different Universe, Robert B. Laughlin
Basic Books 2005 ]. Robert Laughlin est un physicien quantique. Il connaît donc bien le non-réalisme de la mécanique quantique. Il considère que celui-ci, grâce à la prise en considération du phénomène de l’émergence, devrait être importé dans la physique des objets de notre monde, dits macroscopiques. Il en donne des exemples à propos des états de la matière super-fluides ou de la supraconductivité. Bien que ces états soient couramment utilisés, nul physicien ne peut expliquer à ce jour d’où ils proviennent.
Pour Laughlin, l'émergence remet en cause le primat du réductionnisme. Celui-ci inspire au contraire les grandes théories de la physique cosmologique, notamment
L'émergence ne remplace pas une explication par une autre puisque précisément elle se borne à constater l’inexplicable. Elle ne permet pas en général de comprendre pourquoi tel phénomène complexe apparaît. A fortiori elle ne permet pas de prévoir comment évoluera ce phénomène. Elle permet seulement d'affirmer que cette apparition n'est pas due à un miracle mais qu'elle relève d'un processus physique. Elle est un peu comparable en cela à la théorie de la sélection darwinienne en biologie. La diversification des espèces s'explique en général par la sélection darwinienne, mais le détail de celle-ci comme la façon dont l'évolution se poursuivra à l'avenir ne peuvent être explicités par ce principe général. Ils ne peuvent qu'être constatés a posteriori.
Au plan d'une vision générale sur l'Univers, le concept de l'émergence ne permet pas de comprendre immédiatement pourquoi le monde est ce qu'il est et moins encore ce qu'il deviendra. Il permet juste de comprendre qu'aucune théorie réductionniste, comme la théorie du Tout évoquée ci-dessous, ne permettra jamais d'analyser et reproduire la complexité du monde. Mais en vérité il fait beaucoup plus. Il oblige à ouvrir les yeux sur des problèmes non résolus, voire insolubles en l'état, ce qui aura le grand avantage d'éviter que leurs soient données de fausses solutions. Parmi ces problèmes non résolus se trouvent les mécanismes eux-mêmes qui permettent l'émergence. Rien ne dit qu'ils seront un jour explicités par la science. Sont-ils généraux ou propres à tel ou tel domaine de la matière et de la vie ? On ne peut le dire encore. Mais il n'est pas interdit qu'à force de travail et en évitant les fausses bonnes solutions, on puisse en faire progressivement apparaître quelques-uns.
La « théorie » (qui n’est pas une théorie au sens traditionnel du terme) de l'émergence relève en effet du domaine scientifique. Elle ne se borne pas à constater l'hétérogénéité ou la non-prédictabilité de certains phénomènes, ce qui n'aurait aucun intérêt pratique. Lorsque le scientifique constate l'apparition d'un phénomène émergent, il a tout à fait le droit de l'étudier, en faire la typologie, l'intégrer au corpus des connaissances du moment. Il ne dira pas que le phénomène émergent révèle la réalité en soi du monde, il dira seulement qu'il s'intègre à l'ensemble des relations établies ici et maintenant entre un réel inconnaissable en essence, des instruments permettant de générer des phénomènes nouveaux et des esprits humains générateurs de systèmes de représentation symbolique. Dans cette perspective, le scientifique se doit d'être d'abord un expérimentateur instrumentaliste, aux yeux grands ouverts, comme le demande Robert Laughlin. C'est en effet en observant les phénomènes inattendus générés par le fonctionnement des appareils traditionnels ou nouveaux qu'il peut identifier des émergences pouvant expliquer ces phénomènes. Il ne prétend pas en faisant cela qu'il accède à une quelconque réalité en soi, à un quelconque univers fondamental. Il se borne à dire qu'il construit une réalité relative à lui et à ses observations, s'inscrivant momentanément et parfois localement dans le devenir de la société scientifique humaine, qui constitue elle-même une émergence plus globale.
Mais on peut penser que, même en ce cas, on ne pourra pas utiliser les mécanismes de l'émergence, à supposer qu'ils aient été compris, à générer tel univers plutôt que tel autre, sauf peut-être sur un plan très local. Les résultats obtenus auraient en effet de grandes chances d'être différents de ceux attendus, ce qui ne permet pas de grandes ambitions. Il faut se résoudre à vivre avec l'incertitude. Mais c'est peut-être ainsi que notre univers est devenu ce qu'il est.
La théorie de l'émergence ressemble ainsi un peu, au plan épistémologique, à la physique quantique. Celle-ci se refuse à postuler l'existence d'un réel en soi. Elle se borne à rassembler les interprétations relativisées des phénomènes que les observateurs voient émerger au travers de leurs instruments. A nouveaux instruments, à nouveaux observateurs, nouveaux phénomènes. Néanmoins, l'émergence de ces nouveaux phénomènes permet de construire un monde qui bien que reposant sur des fondements inexpliqués, existe cependant en termes de réalité relativisée, dans le monde macroscopique qui est le nôtre. La physique quantique est typiquement constructiviste. Elle construit un monde relatif à l'homme. On retrouvera là Protagoras: "L’homme est la mesure de toute chose". Mais l'homme n'est pas la seule mesure des choses. Comme il n'est pas le seul organisme complexe existant sur Terre, et dans la mesure où le processus de qualification des émergences provenant de l'univers quantique sous-jacent est accompli en permanence par d'innombrables organisations physiques ou matérielles en prise avec cet univers quantique, chacune de ces organisation construit sa propre réalité relative. On aura la réalité relativisée du termite ou celle de la bactérie, qui coexistera et éventuellement interagira avec la réalité relativisée construite par l'Homme. Autrement dit, on aboutira au monde complexe tel que la science humaine peut l'observer, résultant de l'activité émergente d'une infinité d'acteurs matériels et biologiques, sur fond d'indétermination quantique.