s par Jean-Paul Baquiast 16/08/2016
Thomas Buchert est:
* Professeur de Cosmologie à l'Université Claude Bernard Lyon 1
* Membre du CRAL (CNRS UMR 5574) à l'École Normale Supérieure de Lyon
* Membre du Consortium Euclid
* Professeur Adjoint de la Faculté ICRA-Net
Ses travaux originaux en cosmologie:
a. Théorie de perturbations lagrangiennes
b. Introduction des Fonctionnelles de Minkowski comme statistique pour les données astronomiques
c. Cosmologies inhomogènes (buchert equations)
Pour en savoir plus sur Thomas Buchert
http://www.galpac.net/members/buchert_fr.html
Voir aussi
http://www.galpac.net/projects/arthus/arthus_fr.html
Introduction à l'entretien
En cosmologie, les concepts de matière noire et d'énergie noire sont bien commodes. Tels les recours au mystère dans les philosophies de la nature, ils permettent de se dispenser de recherche scientifique plus approfondie. Ils prétendent expliquer les mystères en décourageant toute tentative pour mieux comprendre ce qu'ils cachent. L'oeuvre du cosmologiste Thomas Buchert propose de nouvelles perspectives très intéressantes pour aborder cette question.
Voir notre article du 23/06/2016, L'effet des inhomogénéités sur l'univers global, avec des commentaires de Thomas Buchert http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2016/170/buchert.htm
Voir aussi Rovelli http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2015/154/rovelli.htm
Jean-Paul Baquiast, ci-dessous JPB 16/08/2016
JPB: Cher Thomas Buchert, vous êtes un cosmologiste des plus innovants, mais aussi encore un peu hérétique. Vous refusez de recourir aux concepts de matière noire et d'énergie noire pour apporter des réponses à certaines des questions les plus ardues de l'astronomie, de la la cosmologie moderne et de la physique en générale. Pouvez vous nous dire comment vous en êtes arrivé là ?
TB pour Thomas Buchert Déjà tôt au cours de mes études, ma façon d'aborder la physique était d'examiner les changements paradigmatiques, autrement dit comment les paradigmes évoluent. Ceci en particulier concernant l'évolution des hypothèses sur lesquelles ils sont basés. Cette derniere approche conduit naturellement à la critique de l'hypothèse: apparaît elle non-réaliste ou trop idéalisé. Si vous regardez le modèle standard de la cosmologie, vous constatez qu'il est basé sur des hypothèses qui ne correspondent pas nécessairement à ce qu'on voit dans l'Univers.
Ainsi, si vous pensez que le modèle standard devrait décrire l'Univers dans le cadre de la théorie de la relativité générale d'Einstein, il saute aux yeux que les récents développements forts en astronomie concernant notre connaissance des structures dans l'Univers ne se reflètent pas dans les hypothèses sous-jacentes du modèle standard. En bref: la théorie d'Einstein exige pour les structures non-homogènes une géométrie non-homogène, tandis que le modèle standard repose sur une géométrie homogène.
Je ne pense pas que cette approche soit hérétique car elle cherche à comprendre sans être influencée par le paradigme courant. Elle nécessite cependant d'accepter que pour améliorer les idées actuelles il faille affronter des difficultés, difficultés techniques mais aussi difficultés à convaincre une majorité de scientifiques qui suit une autre voie. Par exemple, pour remettre en question le modèle standard homogène, il faut regarder la généralité des équations d'Einstein décrivant une géométrie inhomogène. La question à se poser était de savoir si un modèle homogène peut faire du sens. La réponse est qu'il n'a de sens que pour donner une description moyenne à grande échelle.
Il est donc conséquent de regarder les équations générales d'Einstein et leurs propriétés moyennes sur de grandes échelles et je suis arrivé à un modèle cosmologique “en moyen“ . Ceci veut dire qu'il comporte des termes supplémentaires agissant comme énergie noire (ou sombre) sur de grandes échelles, mais aussi agissant comme de la matière noire sur de petites échelles. Ces effets existent. La seule question ouverte – c'est le sujet de la recherche actuelle - est de quantifier ces effets. Il se peut que ces effets ne sont pas suffisants pour expliquer les sources sombres, mais il est nécessaire cependant de les quantifier. Tout cela n'est que de la physique, et ne fait pas appel à des éléments mystérieux.
JPB. Vous considérez vous conforté par les informations actuellement publiées selon laquelle les recherches sur les supposées particules de matière noire (WIMPs, Weakly Interactive Massive Particles) seraient en cours d'abandon, faute de résultats?
TB. Le paradigme de l'existence de la matière noire est toujours en train de se modifier. Il y a beaucoup de candidats plausibles pour l'expliquer. Je considère les mini trous noirs comme des candidats raisonnables, mais le paradigme reste le même. En fait, il se peut que nous trouvions de la matière noire, car des évidences indirectes existent, bien plus d'ailleurs que pour l'énergie sombre. Cependant, étant donné que les effets des inhomogénéités peuvent également agir comme la matière noire, il est évident que l'on doive tenir compte de ces effets dans les modèles censés expliquer ces évidences. Par exemple, les modèles actuels négligent la courbure de l'espace. Ils sont newtoniens. Le halo d'une galaxie ne peut être modélisé de manière réaliste qu'avec la prise en compte de la courbure. La question se pose donc de savoir si cette propriété physique - négligée dans le modèle standard - peut en modifier les conclusions.
JPB. Mais vous estimez, sauf erreur, qu'une explication alternative, celle de la gravité modifiée (MOND, TeVeS) ou bien d'autres théories comme la théorie bimétrique édudiée par Luc Blanchet seraient inutilement compliquées. Il ne serait donc pas nécessaire d'abandonner la théorie de la gravitation universelle proposée par Einstein.
TB. J'ai récemment apprécié un exposé donné par Luc Blanchet au cours de la dernière conférence SF2A à Lyon. J'ai aimé la présentation. Les sources sombres sont souvent recherchées en termes de champs fondamentaux existants - ou en termes de généralisations du lois de la gravitation. Pour la dernière possibilité, les approches comme MOND et TeVeS sont utiles car elles donnent une idée phénoménologique sur ce qui change par rapport aux modèles simplistes.
Néanmoins, elles semblent viser à « réparer » les théories universelles, bien testées comme la théorie d'Einstein, or cette réparation dépend de l'échelle ou du système astronomique que vous regardez. Le plus souvent, l'un des postulat parait confirmé, c'est-à-dire soit postuler l'existence de la matière noire soit changer la loi gravitationnelle. Mais les deux simultanément parait difficile. Le rasoir d'Occam suggère qu'une telle approche peut difficilement être concluante. Plus précisément, je pense que les sources sombres sont le produit d'une modélisation trop simpliste. Elles ne sont pas nécessairement liées aux fondements de la théorie de la gravitation. Il n'empèche que les études concernant une modification de la gravité évoquées par vous sont intéressantes et importantes.
JPB. Pour en revenir à vos hypothèses, elles ne paraissent pas pour le moment vérifiables expérimentalement. Pourront-elle l'être prochainement?
TB. La possibilité de prédictions observationnelles dépend en grande partie de la possibilité de mesurer indirectement l'évolution de la courbure. Le modèle standard suppose une courbure nulle à travers le temps et à toutes les échelles spatiales. Puisque la géométrie change, il en est de même de l'interprétation des observations. Elles sont tirées de propriétés de la géométrie du modèle sous-jacent.
Nous avons développé dans mon laboratoire des modèles sans énergie sombre qui décrivent la courbure émergente à la suite de la formation des structures. Ils sont compatibles avec les propriétés moyennes des équations d'Einstein et les données observationnelles. Nous pouvons construire des observables à partir de ces modèles et les comparer avec l'évolution du modèle standard.
Les différences ne peuvent pas être mesurées avec les données actuelles, car en particulier nous avons besoin de dérivés des observables en fonction du décalage vers le rouge qui sont difficiles à mesurer. Cependant, nous avons pu montrer que ces différences seront mesurables dans les futures missions astronomiques telles qu'Euclid.
Je tiens à ajouter que ce n'est pas tant la question de la vérification qui se pose que la question de savoir si une théorie est falsifiable. L'approche de la cosmologie inhomogène est fortement falsifiable comme Karl Popper l'avait demandé. Contrairement aux approches phénoménologiques contenant des paramètres, ici il n'y a aucun paramètre libre et toutes les variables sont étroitement verrouillées au sein de la théorie d'Einstein.
Sur les idées de Karl Popper, vous pouvez voir le dialogue philosophie / cosmologie:
http://mc.univ-paris-diderot.fr/publicmedia?task=show_media_public&mediaRef=MEDIA131216162805657&Presid=2901
JPB Vos hypothèses vous paraissent-elles compatibles avec celles discutées actuellement, de la gravitation quantique à boucle promues aujourd'hui par Carlo Rovelli. Elles obligent à admettre qu'à un certain niveau d'approche, et conformément aux concepts de la mécanique quantique, il ne serait plus possible de parler de temps ou d'espace. Que devient alors l'utilité de vos recherches sur l'évolution de l'univers après le Big Bang?
TB. La question à se poser est de savoir sur quelle échelle la théorie d'Einstein est valide. Elle l'est certainement sur une échelle macroscopique or en cosmologie nous sommes à une échelle où l'approximation d'un fluide est valable. Le concept à prendre en compte et à examiner est celui du « coarse-graining » (fait de grains plus grossiers).
En supposant que les équations d'Einstein soient valides sur une échelle macroscopique, notre approche considère les moyennes sur des échelles différentes qui, en fait, conduisent à des équations différentes de celles d' Einstein. Dans ce sens faire la moyenne modifie la théorie d'Einstein, mais il s'agit d'une modification contrôlée qui dépend de la façon dont nous effectuons les moyennes. A l'échelle microscopique (quantique) le même processus de « coarse-graining » devrait être appliquée pour retrouver la théorie d'Einstein concernant les échelles macroscopiques.
Il existe un lien important entre notre approche et la gravitation quantique à boucles qui doit être vue comme une « renormalisation » de la géométrie de l'espace-temps. Bien sûr, à un niveau microscopique, les notions macroscopiques d'espace et de temps apparaissent comme des propriétés intégrales des structures discrètes ou à partir de procédures plus complexes, comme l'émergence de l'espace-temps à partir des « spin foams » 2).
JPB. Dans l'immédiat, comment envisagez vous la suite de vos travaux?
TB. Je travaille essentiellement sur trois fronts. Tout d'abord, je cherche à améliorer avec mes étudiants le formalisme de la moyenne, ce qui est une tâche passionnante où l'on prend des éléments de théorèmes mathématiques de la géométrie de Riemann et de la topologie.
Deuxièmement, nous améliorons dans plusieurs collaborations nos modèles et les prévisions qui peuvent être mesurées dans les futurs catalogues de galaxies en utilisant des statistiques de la géométrie intégrale qui sont liées aux moyennes.
Troisièmement, nous concevons des éléments de base pour améliorer les techniques de simulation numérique où l'on a commencé à passer de la simulation newtonienne traditionnelle aux simulations au sein de la relativité générale.
Sur ce sujet voyez le commentaire:
http://physics.aps.org/synopsis-for/10.1103/PhysRevLett.116.251301
JPB. Je vous remercie
Notes ajoutées par JPB.
1. La revue Newscientist datée du 30 juillet 2016, p. 19, explique ainsi que faute de résultats, les expériences visant à identifier ne fut-ce que quelques unes de ces WIMPs devraient être prochainement abandonnées. D'autres hypothèses, évoquant des particules exotiques dites axions, ou même l'effet de mini-trous noirs, ne devraient pas davantage être poursuivies faute d'expériences probantes permettant de les mettre en évidence.
2) Sur les spin foams voyez https://en.wikipedia.org/wiki/Spin_foam ).
Articles précédents
* L'effet des inhomogénéités sur l'univers global
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2016/170/buchert.htm
* Carlo Rovelli
http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2015/154/rovelli.htm